samedi 21 décembre 2013

Le dehors et le dedans - Histoires de Roms 13



Pour que ce blog s'incarne pleinement, il faut que tu oses aussi parler de toi et de ceux qui s'engagent avec toi pour aider les familles roms dont tu fais le portrait. Il faut les deux côtés de l'histoire."
Un ami (presque) parisien, 
que je remercie encore. 


*

Nous sommes quatre, attablés autour d'un pot de vin à l'Impromptu Kafé, place Colbert, en haut des Pentes de la Croix-Rousse.

Deux Québécois, une Germano-Britannique, une Française.

Trois femmes, un homme.

Christian, Mélikah, Nicki, Anaïs.

Lui vient d'arriver en ville, avec sa caméra. Elles ont beaucoup de choses à lui montrer. Il est prêt, il est venu pour ça.

Elles, la Française et la Germano-Britannique, consacrent chacune plusieurs heures par semaine à visiter des squats, campements ou tentes où se sont réfugiées des familles roms. Elles aident à inscrire les enfants à l'école, accompagnent aux rendez-vous médicaux et administratifs. Elles sont toujours à la recherche de cet équilibre (illusoire) entre la vie de famille, le travail, la vie amicale, sociale, et l'engagement sur le(s) terrain(s).

La quatrième, bibi, essaie depuis maintenant un an de conjuguer toutes ces mêmes choses avec l'écriture de ces billets appelés "Histoires de Roms". 

J'ai toujours été convaincue que l'engagement par l'écriture était valable, utile, mais depuis un an, depuis que je suis sortie de la théorie pour plonger les mains dans le cambouis de la pratique (pour ainsi dire), je sais que je ne peux désormais être vraiment (même minimalement) utile que si je nourris l'une par l'autre, l'écriture par l'action.
Ce n'est pas toujours évident. Mais ça se fait.

Nous sommes donc attablés tous les quatre, C. et les drôles de dames. Il est venu pour nous aider à transformer ce blog, et notre expérience, en un livre où les photos viendraient dire ce que les mots restent impuissants à dire. Montrer ce que mes mots ne savent pas dire parce que je suis parfois tellement plongée dans cette expérience que je n'en vois même plus la rudesse, la violence. (Et aussi parce que ses photos, que je commence à connaître un peu, parlent. Elles ont leur propre voix.)

Quoi qu'il en soit, attablées avec lui, nous lui racontons ce qu'il n'a pas eu l'occasion de lire ici, ou dans les courriels que nous échangeons, ou sur Facebook, ou aux infos... Nous devons ressembler à une espèce de pieuvre à trois têtes qui agite ses tentacules dans tous les sens, parle et boit une gorgée de vin et reparle et s'indigne et ricane et appelle à témoin l'une des deux autres têtes qui y va de son anecdote bientôt poursuivie par la troisième tête, levant les tentacules au ciel en racontant la visite dans ce bidonville boueux où des enfants de moins de deux ans dormaient sous des tentes de fortune minuscules fabriquées avec des bâches de plastique, ou encore les quatre mois passés par des familles sous une bretelle de périphérique...

Il écoute, patient. La pieuvre n'en revient pas. Puis ils passent aux choses sérieuses: qui veut-il rencontrer, quand, comment. Qui la pieuvre a envie de lui présenter. Quel endroit il doit absolument voir. Il y a Fabian et Clara (séparés lorsqu'à bout de nerfs, ils ont subi leur énième expulsion de squat cette année, puis heureusement réconciliés), B. et sa famille (que Nicki aide et suit depuis plusieurs mois maintenant), et Cendrilon qui fait partie de cette quarantaine de personnes ayant passé quatre mois sous une bretelle de périphérique avant d'en être expulsés (je me souviens de mon cri au moment où j'ai appris la nouvelle; dans ma rage, j'ai retrouvé mon parler québécois le plus profond: "Tabarnac, ils les ont mis dehors de dehors?! Câlisse!" ). 

Je ne sais si c'est ici ou ailleurs que j'ai écrit que Cendrillon est la plus belle femme que j'aie vue de ma vie, et que la pauvreté, les 10 ans de trop que la misère a dessinés sur son visage, la fatigue et le découragement n'y changent rien.

C'est à elle que nous irons rendre visite en premier. Nous prendrons la caméra mais nous verrons, pour les photos, si le moment est propice. Il est hors de question de heurter qui que ce soit. Et puis, comme je suis partie à Montréal, puis revenue, comme depuis j'ai repris le travail, et aidé Fabian et Clara chacun de son côté pendant leur séparation, comme je n'ai eu le temps de presque rien, je n'ai pas encore pu aller voir Cendrillon and family dans leur nouveau refuge. Heureusement, ils ont enfin trouvé un endroit où construire une cabane. Les jours noirs du périphérique sont (pour l'instant) chose du passé.


*

Nous y allons à deux, quelques jours plus tard. 

Il s'agit d'une sorte de grand entrepôt où ont été construites quelques cabanes, près d'un ancien immeuble à bureaux.

L'odeur du "tout ce que nous trouvons de combustible" dont ils se servent pour alimenter leurs poêles de fortune est subtile aujourd'hui, mais je la reconnais immédiatement... Elle ramène avec elle tous les souvenirs de ce décembre, il y a un an, où j'ai connu un premier bidonville, un premier groupe de familles roms, et Cendrillon et Fabian et Clara. Ce premier bidonville qui, quelques semaines après, avait été détruit par les bulldozers au petit matin, avec tous les effets de ceux qui y avaient vécu et qui se sont trouvés en plein mois de mars sur le trottoir, sous la pluie, sans aucune alternative, sans savoir où aller...

Les cabanes dans l'immense entrepôt ramènent les souvenirs de cet autre vaste espace où Fabian et Clara avaient lui construit et elle méticuleusement décoré une maisonnette, dans ce squat peu après ravagé par un incendie qui a fait trois morts dont Beni, un petit garçon de douze ans. C'était au printemps 2013.

La suie qui couvre les visages des quatre filles de Cendrilon qui m'accueillent et me sautent au cou me rappelle cet autre incendie, celui qui a brûlé en quelques secondes leur cabane et leur chien à l'été 2013, celui qui les a jetés sous une bretelle de périphérique sans eau, sans rien à manger, sans même une bâche en guise de toit, à même le béton et assaillis par les gaz des tuyaux d'échappement des centaines de voitures qui passaient à côté d'eux et au-dessus de leur tête.

La joue de Cendrillon contre la mienne me rappelle tout autre chose, comme le son de sa voix et ses yeux dans les miens. Autre chose que j'ai du mal à nommer mais qui a à voir avec l'amour maternel. Je ne saurais pas mieux le dire. Elle me regarde avec la tendresse d'une mère qui regarde sa fille, même si elle est moins âgée que moi. 

Vite, je reprends mes habitudes pendant que Christian fait connaissance avec tout le monde. Dresser la liste des choses qui manquent aux enfants, puis aux adultes. Parler de l'avancement du dossier des filles à l'école. As-tu encore du shampooing? Et le linge? Tu as besoin que je te fasse une lessive? Tu me mets ça dans ton caddie et je l'emporte. Les enfants ont des poux? Non, ne dis pas ça. Ce n'est pas ta faute. A l'école de mon fils aussi, il y a une épidémie. Ce sont des choses qui arrivent. On va chercher des solutions avec Anaïs. Une tétine pour le bébé. Ok. Ton frère est en prison. Il a fait une connerie et s'est fait prendre. Ok. Soeurs, frère, belle-soeur, réunis pour amasser quelques sous et maintenant il faut les lui faire parvenir, si possible avec quelques vêtements. Ok. On vous aidera.

Pendant que nous parlons, les enfants sont fascinés par l'homme à la caméra qui m'accompagne. Tout le monde veut se faire prendre en photo et surtout voir ensuite sur le petit écran de l'appareil ce que ça donne. Je découvre donc Christian avec une grappe d'enfants accrochés à lui par les mains, et à sa caméra par les yeux. Je me dis que j'aimerais pouvoir prendre cela en photo, ou savoir le raconter.

*

Ce n'est que le début de ce projet mais déjà, les quelques images qu'il a faites (et qui pour l'instant restent entre nous) m'ont fait comprendre une chose. Comme une gifle. Anaïs, Nicki, moi, nous sommes trois drôles de dames avec nos petites cuillers pour vider un océan de merde dont la plupart des gens n'ont rien à foutre parce qu'il reste pour eux un océan théorique, abstrait, sans visage. Nous tentons de ne pas laisser tomber et dans les soirées, les statuts Facebook, sur ce blog, nous essayons de faire voir ce que nous voyons à ceux qui ne connaissent pas, ne veulent pas imaginer ou ne soupçonnent pas. Mais les mots ont leurs limites, comme notre position. Nous ne sommes pas encore de vieilles routières, mais nous sommes assez aguerries pour ne plus éprouver le même choc en voyant ce que, chaque semaine, nous voyons, et qui est pourtant intolérable.

Les photos ont une beauté, une tristesse et une violence que nous ne voyons plus de la même manière, nous qui avons pris l'habitude, pour que notre aide soit vraiment efficace, de ne plus nous attarder ni nous désoler trop longtemps. L'habitude de vite chercher des solutions, de vite s'activer, de donner du réconfort, plutôt que de s'apitoyer comme des spectatrices que nous ne sommes plus tout à fait. (Et peut-être pour être en mesure de supporter ce que nous voyons, de supporter le fossé entre leur vie et la nôtre, tout en sachant que c'est justement parce que notre vie est celle-là que nous pouvons intervenir dans la leur? Eternelle petite spirale, dangereuse et bouffeuse de temps.)

Les photos et surtout le regard de celui qui les a prises m'ont un peu écrabouillé le coeur, elles ont un peu défait mon blindage. Elle m'ont montré un portrait que je ne vois plus de l'extérieur puisque j'y figure désormais avec Nicki, Anaïs, Cendrillon, Fabian, Clara et les autres. Dans ce portrait il y a des enfants couverts de suie qui courent pieds nus en plein hiver; des mères de famille qui ne savent plus quoi inventer pour nourrir leurs petits; des pères tellement écoeurés qu'ils se mettent à faire des bêtises; des bébés qui n'ont ni couches ni lait; des cabanes faites avec application et amour et n'importe quel matériau faisant l'affaire mais qui en moins de cinq minutes peuvent être réduites en fumée; des gens qui ne savent faire autrement que vous mentir pour vous convaincre de les aider; des petits délits et des grandes dépressions; des veilles dames qui toussent depuis six mois; des collections de mégots de cigarettes partagés en famille; des adolescents au regard triste et écoeuré qui dit Sortez-moi de cette vie, je n'en veux pas!... et trois drôles de dames, armées de leur bonne volonté et de pas grand-chose d'autre, assises dans un coin du portrait, qui savent que la plupart des gens les prennent pour de pauvres folles.

Qui savent que ce tableau, dont elles font désormais partie, pour le meilleur et pour le pire, c'est le grand portrait de famille de ceux dont la société n'a rien à foutre et qui peuvent les uns crever, les autres crier dans le désert, comme ils veulent, jusqu'à la fin des temps si ça leur chante, tant qu'ils ne vont pas s'imaginer que les choses peuvent changer.

Qu'à cela ne tienne. Nous continuerons. Les visites, les démarches, le blog, les photos, le projet de livre, et le reste. Et les doutes, les questions, la peur de n'en faire pas assez ou d'en faire trop. Et les appels et les visites médicales. Et les moments de rires dans les cabanes. Et les accolades. Et les vêtements sales. Et les inscriptions scolaires. Et le shampooing pour les poux. Et les colères contre l'indifférence du monde. Et les coups de gueule. Et les crises de larmes. Et les pots dans un café de la Croix-Rousse pour se raconter tout ça, se sachant donquichottesques mais enfin un peu moins seuls, un peu moins fous.