lundi 22 décembre 2014

Le Noël d'un bidonville (Histoires de Roms 29)

Rendre la vie invivable est sans doute la manière la plus économique de faire partir « ces gens-là » ; c’est aussi la plus coûteuse pour eux – par définition. Reste à apprécier le prix, pour notre humanité, de l’inhumanité qu’il nous faut mettre en œuvre pour les exclure. 
Eric Fassin, Roms et riverains, éditions La Fabrique, (avec Carine Fouteau, Aurélie Windels, Serge Guichard), 2014.


*


Nous y allions en espérant répandre un peu de joie et d'amour. Mais leur rendre visite "chez eux" en pleine période de Noël, ce n'est pas si simple. Parce que si c'est bien cela, offrir et recevoir un peu de chaleur, de réconfort, une bonne dose de fraternité entre humains... c'est aussi s'exposer, encore plus que d'habitude, à ce qu'il est difficile, voire insupportable, de regarder en face.

Nous y allions en espérant répandre un peu de joie et d'amour, Anaïs et moi, avec notre petit sapin et nos guirlandes et décorations de Noël, nos sacs de vêtements lavés ou à donner, nos petits cadeaux tout modestes, notre sollicitude... Et c'est bien et bien ce qui s'est passé, mais dire que nous en sommes revenues heureuses et comblées, les gens que nous aidons souriants et repus de notre visite, serait mentir.

Parce que rendre visite chez elles aux familles roms que nous aidons (et qui depuis deux ans vont de bidonville en squat en bretelle de périph en bidonville), pendant cette période où tout nous encourage, tous, à fermer les yeux sur ce qu'ils vivent et ce qu'ils sont, est sans doute encore plus rude que d'habitude.

Rendre visite, à Noël, à Cendrillon et aux enfants, à Clara et Fabian, à Maria et à sa tribu, et à ces autres personnes qui vivent là et que nous ne connaissons pas autant mais que nous respectons, demande, on dirait, encore plus de courage que d'habitude. 

Cela demande de garder les yeux ouverts sur l'indignité de leur situation, de faire face à leurs doléances et à leurs questions. "C'est Noël, vous avez pensé à nous, vous ne nous oubliez pas, merci pour les guirlandes, le sapin, les vêtements, etc... Vous êtes gentilles. Mais il y a tout de même un problème, il y a un terrible problème: nous vivons l'enfer. Pourquoi? Pourquoi nous laisse-t-on vivre ainsi? Pourquoi rien ne peut-il changer, jamais?"

*

Ce samedi d'avant-Noël où nous y passons avec notre petit sapin, nos guirlandes, nos babioles, nos sacs de vêtements et nos sourires plein d'amour, nous nous croyons fortes et aguerries, Anaïs et moi - et je suppose que dans une certaine mesure, nous le sommes. Nous sortons de sa voiture et nous dirigeons vers le bidonville avec détermination et enthousiasme, impatientes de retrouver ces gens à qui nous sommes attachées... confiantes, en quelque sorte. C'est pour cela que ce que nous verrons et que pourtant nous connaissons par coeur nous fera l'effet d'un formidable coup de poing au ventre, d'un uppercut spectaculaire... Pourquoi y a-t-il des jours où c'est plus difficile que d'autres d'avoir sous les yeux ce que nous savons pourtant toujours? 

Parce que c'est Noël, peut-être. Et que l'ironie est trop cruelle.

Parce qu'éviter de faire semblant, se forcer à regarder en face la part sombre de la vie au bidonville - alors qu'on préférerait, sans doute égoïstement, se dire qu'on passera quelques moments de joie et de chaleur avec eux à l'occasion de Noël - est sans doute la chose la plus difficile que je connaisse.

Faire face à leurs questions, à leur colère, au récit de ce que cela leur fait de vivre dans la misère, les écouter sans fuir, leur répondre sans faire semblant d'avoir des moyens et des ressources que nous n'avons pas, assumer devant eux notre propre impuissance et reconnaître que nous ne suffisons pas, que nous ne suffirons jamais. Attendre que la colère retombe et que l'on puisse revenir à la chaleur, parfois même à la joie, comme à ce moment magique où Cendrillon éclate d'un grand rire affectueux quand je lui montre que je sais maintenant dire "janvier", ianuarie (date où la modeste bourse d'études du collège arrivera enfin pour ses deux aînés), "carotte", morcov (à trouver pour le repas du réveillon) et "étendre", întinde (le linge que j'ai lavé mais qui n'est pas encore tout à fait sec, uscat)... Un grand rire franc et beau après nous avoir fait, écoeurée, la liste de tout ce que ses enfants n'auront pas pour Noël : des chaussures fermées, des manteaux, des chaussettes, des couches, de l'eau pour se laver, de quoi manger un vrai repas de Noël, de quoi manger un vrai repas tout court, l'envie de continuer à vivre ainsi...

Apprendre que S., 14 ans, a exposé à Anaïs, les larmes aux yeux, les raisons pour lesquelles elle ne veut pas retourner au collège à la rentrée: "je ne veux plus y aller, tout le monde se moque de moi, parce que je n'ai pas d'habits propres, pas de baskets pour le sport, pas les 80 euros de la bourse que tous les autres ont eu avant les vacances parce que mes parents n'ont pas de compte à la banque... ils ne peuvent pas ouvrir de compte parce que sur la carte d'identité roumaine il n'y a pas la signature... tout est bloqué! Pourquoi c'est comme ça?"

Entendre sa mère me dire, en tremblant de rage, qu'elle n'en peut plus, que si ça continue ils vont tous laisser tomber, qu'elle a fait tout ce qu'on lui a demandé: inscrire les enfants à l'école, les accompagner, rencontrer la maîtresse, s'assurer qu'ils aient tous les matins des vêtements propres sur une personne propre malgré l'absence d'eau courante, le manque de moyens pour acheter du savon et du shampooing... Tout ça pour quoi? Rien. Rien, et c'est bientôt Noël.

Entendre la voix étranglée du musicien D., qui nous supplie de lui trouver des chaussures ou de l'argent pour en acheter, et nous demande avec un sourire timide si nous pouvons lui trouver un sapin, à lui aussi... et lui répondre que c'est compliqué, non, impossible (il faut dire le mot, la vérité, même si on sait que ça lui fera mal), à nous deux, toutes seules, de trouver des chaussures pour tous ceux qui en ont besoin, ou des sapins, ou des boules de Noël... Dire à une voisine de Cendrillon que c'est difficile de trouver des vêtements pour tous les enfants du bidonville, qu'il ne nous en reste plus de la taille du sien, que nous sommes désolées... Lui proposer à elle, mais aussi à Maria et au violoniste, faute de mieux, d'au moins emporter pour eux des vêtements à laver. Rougir jusqu'aux oreilles quand ils arrivent avec les boîtes de savon à lessive qu'ils ont achetées et qu'ils nous forcent à prendre, pour ne pas abuser, parce que ça suffit, que nous dépensons trop de savon déjà, qu'ils y tiennent. Accepter parce que nous comprenons que c'est pour eux une question de dignité, presque d'honneur. 

Constater nous-mêmes, en nous rendant de cabane en cabane, combien en ce jour de décembre froid qui suit plusieurs jours de pluie, évoluer dans les allées du bidonville est devenu impossible. Un calvaire. L'allée centrale est tellement boueuse que les pieds s'y enfoncent jusqu'à la cheville, qu'on ne cesse de se les tordre, justement, les chevilles, qu'on rentrera chez soi maculées de boue jusqu'aux genoux et qu'il faudra se changer, laver les vêtements et nettoyer ses chaussures mais que ce sera fini alors que pour eux, c'est ainsi tout le jours, à tous les déplacements, qu'il n'y a pas d'eau pour laver les chaussures et le pantalon, pas de douche chaude en rentrant après, et le plus souvent, même chez les enfants, pas de chaussures dignes de ce nom, pas de chaussettes. Qu'on marche en babouches ou en sandales ou carrément pieds nus, à quelques degrés au-dessus de zéro, dans cette fange glaciale.

Tenter de rester fortes, pour eux qui vivent tout ça, parce que ce n'est quand même pas nous qui sommes à consoler. Résister à la tentation de nous en vouloir de ne pas faire davantage alors que nous ne pouvons pas faire davantage, et que bordel, il n'est pas normal que nous soyions si peu nombreux à faire ce que nous faisons.

Repartir le ventre noué. Se regarder, dans la voiture, après un long silence. Se dire toute notre indignation, notre colère et notre peine, en un regard ou presque. "C'est dur!" ... "Tu m'étonnes! J'ai mal au ventre!"... "Moi aussi." (Depuis deux ans que nous nous accompagnons dans cette lutte, Anaïs et moi avons besoin de peu de mots pour nous comprendre.)

*

Nous avons poursuivi notre journée et notre week-end, avec la promesse d'y retourner bientôt et de continuer à faire face. De ne pas baisser les bras. De tenir bon. Pour eux. 

Mais nous n'avons qu'une envie: leur demander pardon, pardon au nom des nôtres, de ces gens de notre monde qui vous laissent pourrir dans le vôtre, qui vous laissent dans cet état, sans ciller, sans bouger, sans se troubler, sans s'émouvoir. 

Pardon, amis. Nous sommes minuscules devant votre sort si injuste, nous sommes impuissantes devant vos épreuves, mais nous les reconnaissons. Nous vous reconnaissons, nous vous voyons, nous vous aimons.


vendredi 5 décembre 2014

Choses vues (Histoires de Roms 28)


Le 8 décembre 2012: première fois que j'ai vu de mes yeux un bidonville.
Cela fera donc deux ans, dans trois jours.
C'était en région lyonnaise, et une douzaine de familles roms y vivaient, parmi lesquelles celle de Cendrillon, ainsi que Clara et Fabian, que je vois tous régulièrement depuis, et que j'ai vu, tous, connaître depuis six ou sept différents lieux de vie. (Ou peut-être davantage? Peut-être plutôt huit? Il se peut que ma mémoire me joue des tours.)
Entre ce jour de décembre 2012 où ma vie a bifurqué à tout jamais et aujourd'hui, j'ai beaucoup appris. J'ai agi. J'ai écrit. J'ai vu. Vu des choses de notre monde dont je déplore l’existence. Une part de moi est néanmoins convaincue, désormais, que l’on vit mieux une fois qu’on a cessé de les ignorer ou de fermer les yeux sur elles. Des scènes inimaginables, qui suscitent chez vous des émotions censées être contradictoires. Dans le même temps, dans le même corps. Et l’esprit qui lutte et peine à s’habituer à leur coexistence. Mais qui finira par y arriver.
J’ai vu un jeune homme rom autrefois sans-abri et désormais marié, père d’une petite fille, locataire d’un appartement, parlant parfaitement le français, détenteur d’un emploi, un beau jeune homme roux aux yeux bleus perçants, venir passer ses heures libres à l’église où un prêtre accueillait une cinquantaine de Roms sans-abris après l’évacuation d’un bidonville. Drôle, énergique, faisant l’accolade aux uns lorsqu’ils faisaient mine de baisser les bras, secouant les autres lorsqu’ils faisaient mine de s’impatienter d’être ainsi entassés dans une salle paroissiale, interpellant tout le monde, leur expliquant dans leur langue comment les bénévoles et paroissiens venus là pour donner un coup de main allaient procéder pour servir les repas, ou le café, ou organiser les douches, distribuer des vêtements ou des couvertures, etc., il était infatigable. J’ai discuté avec lui. « Moi je suis comme eux, c’est mon peuple, c’est normal que je vienne là! Je leur souhaite d’avoir la même chance que moi », me disait-il. Nous ne nous sommes croisés que cette unique fois, mais nous nous sommes embrassés chaleureusement au moment de mon départ, avec une affection qui peut paraître bizarre entre deux inconnus. Mais quand on partage des choses comme celles-là, les convenances se retrouvent vite jetées aux orties.
J’ai bu le café et dégusté la bûche de Noël, les cigares au chou farcis, les gâteaux et beignets, le poulet épicé, les choux fleurs frits préparés par la maîtresse de la maison dans ces cabanes faites de bric et de broc, reçue comme une reine par ceux qui n’ont rien. J’ai même un jour célébré un anniversaire, j’avais préparé un gâteau au chocolat pour diabétiques (celle dont c’était l’anniversaire, Clara, en étant malheureusement atteinte) et apporté du mousseux. Nous étions cinq, j'étais accompagnée de mes amis Nicki et Christian. Nous avons trinqué. Ils avaient aussi prévu de quoi préparer ces cocktails qu’ils nous ont fait découvrir, mélange de rosé et de coca. Clara nous avait préparé un repas si gargantuesque que nous sommes repartis avec des Tupperware pleins à craquer pour nous-mêmes mais aussi pour Anaïs, qui n’avait pas pu venir ce jour-là. J’avais apporté un flacon de parfum en cadeau pour Clara mais comme elle trouve difficile de recevoir sans donner en retour, j’étais repartie avec des vêtements qu’elle m’avait trouvés au marché, une jupe longue et une tunique parfaitement à ma taille, que je porte toujours régulièrement, en pensant à elle.
J’ai accompagné aux urgences ophtalmologiques la belle et jeune Blanche, protégée de Nicki, et son petit garçon d’un peu plus d’un an, menacé de strabisme et même de cécité si on ne le prenait pas en charge. C’est Nicki qui s’était occupée de tout : prise de rendez-vous, défraiement des honoraires, organisation, etc., moi je n’avais qu’à être à l’heure au rendez-vous, Nicki ne pouvant y être elle-même parce qu’elle était en déplacement pour son travail. J’ai passé deux heures avec Blanche et le petit, au milieu de ces parents qui, chacun, vivait dans l’angoisse cette épreuve que traversait sa progéniture. Fraternité entre eux tous, Blanche comprise. Là, au milieu de ce groupe de parents courageux et inquiets, elle était comme les autres. À cette différence près qu’on nous a entendues, elle et moi, discuter du fait que si le petit avait en effet urgemment besoin de lunettes, nous allions devoir faire une collecte, Nicki, Anaïs et moi, parmi nos proches, pour les lui payer… Au moment de quitter les lieux, rassurées par le fait que bien pris en charge, le petit irait très bien, que rien n’était perdu, Blanche et moi avons été rattrapées par une dame que j’avais remarquée assise tout à côté de nous, avec son fils dont les problèmes ophtalmologiques semblaient bien plus importants que ceux du fils de Blanche. Elle s’est approchée de nous et nous a dit : « Excusez-moi de vous poursuivre comme ça… c’est juste que… je vous ai entendues, vous disiez que vous alliez devoir faire une collecte pour les lunettes du petit… Alors voilà, j’aimerais être la première à y participer. Je voudrais vous donner 5 euros. » Les joues roses de Blanche acceptant le don, le serrement de mains de ces deux femmes, de ces deux mères, gravés dans ma mémoire.
Dans des cabanes ou des pièces d’immeubles désaffectés transformées en studio de fortune, j’ai écouté le compte rendu des épreuves du moment, les récits des vies de ceux qui m’accueillaient chez eux, les histoires à vous arracher le cœur et des histoires qui feraient des romans, en me disant à moi-même : « Tu rassemblerais toutes les difficultés de tes quarante-deux ans sur cette terre et ça n’équivaudrait pas à une semaine de la leur ». J’ai aussi vécu avec eux de grands moments d’hilarité au milieu de la misère.
Depuis bientôt deux ans, j'ai appris que la vie était faite d’un tas de choses dont les gens comme moi ne soupçonnaient ni l’existence, ni les modalités. J’ai appris à les regarder en face, à en écouter attentivement les échos, et enfin, à cesser de les regarder, pour m’y plonger. On n’accompagne pas une personne en lui donnant la main dans un gant aseptisé par un trou percé dans une paroi de verre. On n’accompagne pas en restant bien en sécurité de son propre côté de la glace. Il faut traverser.
J'ai traversé. 
Je ne le regrette pas.




*ce billet est également disponible sur Mediapart: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/051214/choses-vues-histoires-de-roms-28

jeudi 20 novembre 2014

Chaleur (Histoires de Roms 27)

Il y a ce souvenir qui te revient parfois, par exemple dans ces périodes où les discours d'exclusion  s'appuyant avec leur malhonnêteté habituelle sur telle conjoncture, tel fait divers, ou sur la complaisance de certains de ceux qui tiennent les micros et les caméras, ou encore sur un énième cirque électoral   semblent revenir et revenir et s'enfler, et s'enfler jusqu'à donner l'impression de tout balayer sur leur passage. Ressac nauséabond. 

*

C'est le mois d'août.
Il fait étonnamment chaud pour une journée de fin d’été. L’air est compact et écrasant.
À vélo, tu rentres du squat où Fabian et Clara ont été accueillis, avec deux autres familles roumaines, par une bande de jeunes Français qu'on dit anarchistes, un peu comme si c'était là une insulte. 
Au milieu des bouchons de fin d’après-midi, sur un boulevard commercial aux immeubles dont les façades vitrées semblent refléter et décupler la chaleur, tu as l’impression d’être encaissée dans l’atmosphère. Tu sues. Tu souffles. C’est comme pédaler au fond de l’océan.
Dans le panier de ton vélo, le cadeau que Fabian et Clara ont tenu à t’offrir, et qui t’inquiète, car cela doit rester au frais, voire au froid, et qu’avec cette chaleur, les bouchons sur le boulevard, trop de vélos, trop de piétons, trop de voitures, rentrer chez toi va te prendre deux fois plus de temps que d’habitude.
Aujourd’hui tu as rencontré certains de ces jeunes qui ont organisé l’occupation de l’immeuble désaffecté où Clara et Fabian ont obtenu une chambre il y a quelques semaines. Au moment de l’expulsion qui a suivi l’incendie de la grande usine désaffectée où ils avaient construit leur plus récente petite cabane, incendie qui a causé la mort d’une jeune femme et d’un garçon de 11 ans, des dizaines de personnes se sont encore trouvées à la rue. Se sont de nouveau (les plus chanceuses après une petite semaine à l’hôtel), éparpillées dans la cité, se greffant à des squats ou à des bidonvilles déjà existants, cherchant à en créer d’autres… Tu ne sais pas comment les choses se sont dites entre eux et la grande fille costaude aux cheveux teints en rose qui t’a offert le café aujourd’hui au squat "chez Rita"...  Comment se sont-ils trouvés? Qui a parlé le premier? Fabian, dégourdi et affable, lui a-t-il demandé si, à tout hasard, il y avait dans cet immeuble des places pour eux? Est-ce elle qui leur a dit : "Venez, je suis à un endroit où il y a de la place pour vous, suivez-moi, je vais vous aider"?  
Quoi qu’il en soit ils sont là, et on leur a attribué une chambre dans cet immeuble de plusieurs étages. Au rez-de-chaussée, pour ménager la santé fragile et les jambes souvent enflées de Clara. Et quand on entre dans le hall transformé en salle commune pour leur rendre visite "chez eux", on découvre d'abord une pièce chaleureuse où se trouve une grande table, quelques canapés, deux ou trois lits pour accueillir en urgence ceux qui en ont besoin mais à qui, pour l’instant, on n’a pas pu attribuer de chambre. Clara et Fabian y ont d’ailleurs passé deux ou trois semaines, à leurs débuts "chez Rita". Tout au fond, une cuisine a été aménagée, et on propose aux visiteurs café, coca, jus – ici il y a l’eau courante et l’électricité. 
Le squat est géré par une bande de jeunes sdf qui sont aussi des militants très au fait de leurs droits et des recours qui se présentent aux gens dans leur situation. Parmi ceux qui te saluent ce jour-là pendant que tu bois ton café, tu crois comprendre qu’il y a des jeunes qui ont été mis à la rue parce qu’ils sont homos, ont un problème de dépendance à la drogue, ont des piercing, des cheveux bleus, se sont rebellés d’une manière ou de l’autre, ont fugué. Des jeunes brisés, au sourire triste mais ouvert. Dans leurs regards on devine les épreuves, la blessure de l’exclusion, et le désir de reformer quelque chose comme une famille d’adoption, aussi. Ici.
Tu discutes un peu avec eux. Ils sont timides et accueillants. Tu ne t’attardes pas trop, pour ne pas les déranger et parce que tu es ébranlée. Quand tu as fini ton café, Fabian te guide vers leurs quartiers, à Clara et lui.
Dans la pièce qu’ils occupent, comme à leur habitude, ils ont pris soin de meubler et de décorer. Il y a un lit, bien sûr, mais aussi une petite télé, deux chaises, une table et un frigo muni d’une section congélation.
C’est de là qu’ils extraient, ce jour-là, le cadeau qu’ils vous ont réservé, à toi et à ta famille : un rôti de porc qui leur a été offert, entre autres pièces de viande de qualité, par une bouchère du quartier qui s’est attachée à eux.
Après avoir passé une heure paisible et joyeuse en leur compagnie (comme cela arrive parfois lorsqu’ils trouvent un endroit où ils peuvent être tranquilles plusieurs semaines, voire plusieurs mois), tu repars donc avec ton rôti sous le bras, à la fois reconnaissante, rougissante et éberluée.
Tu le mets dans le panier de ton vélo, amoureusement, comme s’il s’agissait d’un bébé, et tu te mets en route,  dans la chaleur étouffante.
Le squat "chez Rita" sera évacué quelques semaines plus tard. Tu as encore des contacts presque quotidiens avec Clara et Fabian mais tu te demandes souvent ce que ces jeunes qui les ont aidés cet été-là sont devenus. 

*

Tu arriveras chez toi à temps pour remettre le rôti au congélateur. Et comme promis à Fabian et Clara tu le dégusteras un soir d’automne, en famille et avec deux potes à qui tu as souvent parlé d’eux, en buvant un verre de vin à leur santé. Et à la santé de ces jeunes exclus qui n'en ont pas moins décidé de créer un foyer d’accueil ouvert à tous, même à toi.





mardi 11 novembre 2014

Lettre d'une Gadji à une Tsigane (Histoires de Roms 26)

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitié, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié dont je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
Michel de Montaigne, Essais, chapitre 28, livre 1.

*

Ma chère Cendrillon,
Ça y est, tout bientôt, ça fera deux ans que nous nous sommes rencontrées. Deux ans que toi et les tiens êtes entrés dans ma vie pour l'infléchir à tout jamais. Oui, infléchir, le mot est voulu. Dans mon esprit il s’accompagne de l’image d’une flèche, justement, celle qui représente en quelque sorte la ligne de ma vie, le tracé de mon passage ici-bas, une flèche qui a brusquement bifurqué, qui s’est jetée hors du chemin prévu pour aller courir follement et librement ailleurs, tellement ailleurs qu’il m’a fallu du temps pour me rendre compte que je ne marchais plus du tout dans le même paysage, vers le même but, ou du même pas. J’avance désormais dans un monde beaucoup plus laid, mais où brillent comme des diamants fous la beauté de notre lien et de toutes les solidarités qui, autrefois dans l’ombre, n'en finissent plus de se dévoiler à mon regard.
Avant, le monde, mon monde, était un tableau regardable, assimilable, digérable, dans les ombres duquel je soupçonnais en tremblant des monstres, tapis, invisibles, que j'espérais imaginaires, que je tentais d'oublier. Aujourd’hui c’est l’inverse. Ils ne sont plus dans l'ombre, ils sont au grand jour, et le monde est laid, mais je n’ai plus peur d'y vivre, d'y faire ma route, même sous leurs yeux, aux monstres bien réels, cette route où tu as désormais une place inviolable. Tu as chamboulé ma vie, Cendrillon, toi et tes amis, tes voisins, ta famille. Et de cela je ne te remercierai jamais assez.
Mais je parle trop de moi. Ceux qui me connaissent et ceux qui me lisent savent combien notre rencontre a été le début d’une révolution dans mon existence. Et peut-être commences-tu à le savoir, toi aussi?
*

Hier nous sommes passés chez toi avec mon fils et mon mari. Nous étions venus vous porter quelques manteaux et bottes pour les petits, de quoi acheter à manger pour la semaine, et prendre des vêtements à laver chez nous pour que les enfants puissent aller à l’école dans les prochains jours. 
Quand je suis entrée dans la cabane, où l'on était au chaud et comme dans un cocon malgré la pluie torrentielle de novembre qui se déchaînait dehors, trois des petites se sont jetées à mon cou pour m’embrasser. J’ai encore une fois mesuré combien ces baisers de tes filles me sont précieux. Je n’aurai jamais les mots pour décrire ce que ça vient chercher en moi, de sentir leurs petits bras autour de mon cou, de les entendre dire mon prénom, de les voir sourire de leurs petites dents de gamines. 
Tu te tenais debout devant le poêle qui chauffait, ces poêles fabriqués avec un vieux bidon de métal percé sur le dessus d’un trou pour faire passer une cheminée, et d’un autre pour enfourner le matériel à brûler. Ces poêles qu’il y a dans toutes les cabanes de tous les bidonvilles que j’ai connus. Tu étais debout là, au chaud, mais abattue comme je t’avais rarement vue. 
Mon cœur s’est serré et j’ai une fois de plus mesuré mon impuissance à vraiment te sortir de là. Et j’ai eu beau me dire que depuis que nous nous connaissons, je peux au moins penser que tu te sens soutenue, épaulée, que tu sais que même si je ne peux pas faire autant que je le voudrais, tout ce que je peux faire, je le fais, je le ferai. Que je ne te laisserai pas tomber. Qu’en deux ans tant de choses déjà ont changé. Que tu as maintenant la fierté de voir tes enfants aller à l’école, que tu parles tellement mieux le français, tellement que c’est maintenant parfois toi qui sers d’interprète à tes copines dans leurs démarches administratives. Que tu es devenue une autre femme. Que tu prends de plus en plus d’autonomie. Que pour les besoins matériels c’est loin d’être encore ça mais qu’en bidouillant, entre toi, moi, Anaïs et les quelques autres qui nous aident à veiller sur toi, on finit toujours par se démerder. Bref que non, je ne t’ai pas sauvée comme j’aurais aimé pouvoir le faire mais que oui, maintenant, je suis là pour rester, que tu le sais, que peut-être pour toi ça signifie quelque chose… 
J’ai eu beau me dire tout ça, en te voyant si triste, et incapable de retrouver le sourire malgré mes paroles de réconfort, je me suis posé la terrible question, celle qui sourd en moi depuis des mois, lancinante… Lui arrive-t-il de me détester, de m’en vouloir, de se dire non mais qu’elle me lâche, celle-là, elle ne pourra jamais comprendre, après nos rencontres elle rentre chez elle bien au chaud dans sa maison avec sa vie d’abondance et ce n’est pas moi qui l’empêche de dormir? 
Et je me suis dit : bien sûr! Bien sûr, que parfois tu dois en avoir marre de ma tronche de privilégiée, de mon incapacité à faire plus, du fait qu’en deux ans tu as eu beau avancer comme personne ne t’en aurait jamais imaginée capable, tu n’en habites pas moins dans une cabane et le soir, quand tes gamins rentrent de l’école, après avoir été toute la journée des enfants comme les autres, ils retrouvent ça, et ils doivent composer avec ce gouffre entre eux et les autres. Et moi qui vous connais depuis deux ans et qui tente de vous soutenir il m’arrive parfois d’aller jusqu’à oublier ça, parce que pour moi tes enfants sont comme les autres, et je les aime comme s’ils étaient mes neveux et nièces. Les enfants de Cendrillon, ma sœur.
Pouvons-nous espérer être amies malgré tout ça? Accepterais-tu de me faire cet immense honneur?
La question me jette parfois dans des abîmes de doute et de tristesse.
*
Et puis je me ressaisis et je me dis que tu es tout sauf une imbécile, toi, Cendrillon. Que tu sais pertinemment l’écart qui, malgré nous, se trouve entre nos vies. Que si aujourd’hui tu me fais le cadeau de m’accorder ta confiance, c’est que tu ne m’en veux pas. En tout cas pas la plupart du temps. Que tu me fais, à moi, cette charité-là : me pardonner d’appartenir à un monde si différent du tien, d’avoir mon adresse du côté du monde où vivent ceux qui vous refusent, à toi et tes enfants, l’accès à la dignité, à la sécurité, et à la paix. Et que s’il t’arrive parfois de te décourager devant le peu d’effet immédiat de ce que nous tentons d’accomplir, il t’arrive aussi, plus souvent, de savoir que toi et moi, c’est pour de bon, et que nous n’avons vraiment, mais alors vraiment pas fini d’avancer ensemble.
Peut-on parler d’amitié quand on est toi et moi, Cendrillon? Quand tant de choses devraient nous séparer? Quand tout devrait nous amener à nous mépriser l’une l’autre? Et pourtant, oui, c’est bien là, entre nous, la confiance, la tendresse, les rires même quand tout va mal, les confidences et les yeux qui disent, les miens aux tiens et les tiens aux miens, dans les moments légers comme dans les jours cauchemardesques : « Je sais. Je sais que tu es là. » 
Je n’ai pas rêvé tout ça, n'est-ce pas? C’est là. Et l’autre jour sur une photo de nous deux faite par mon ami Christian je l’ai vu. Sur ton visage, collé contre le mien, dans ce sourire que je veux croire à la fois espiègle et protecteur (sur la photo tu rigoles car tu m'a emprunté mes lunettes de soleil, trop grosses pour ton visage si fin et si délicat), au creux de ton bras que en as enroulé autour de moi, j'ai vu que j’ai peut-être bien raison de vouloir croire que l’amitié entre nous est possible. 
Je sais que tu ne liras peut-être jamais ceci. Tu ne lis pas le français. Mais peut-être un jour trouverai-je le courage de demander à quelqu’un de te le traduire. Et de finir la lecture, dans ta langue, par ces mots, non pas en t’appelant Cendrillon mais en disant ton vrai prénom qui est un secret entre nous : mon amie ma soeur, merci de m’accepter telle que je suis. Je t’aime.







mercredi 5 novembre 2014

Appel (Histoires de Roms 25)



« Hommes et femmes de bonne volonté, qu’attendons-nous ? »
Edwy Plenel*


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Au début, il y a avait moi, simple citoyenne dont ce n'était absolument pas (dont ce n'est toujours pas) le métier. Immigrée en France depuis quelques années. Œuvrant plutôt dans le domaine du livre, de l'écrit. Sensible aux inégalités sociales, mais pas à proprement parler engagée. Récemment mère. Exilée heureuse mais aussi parfois déchirée (un classique). Et il y avait ces nouveaux amis que je m'étais faits depuis mon installation, parmi lesquels Anaïs, qui s'impliquait auprès de familles roumaines vivant dans un petit bidonville derrière un restaurant KFC (lieu qui n'existe plus aujourd'hui.) Son engagement était source d'admiration, d'inspiration, il remuait profondément certaines choses en moi. C'était en décembre 2012. Je lui ai dit: "je veux t'y suivre".

*

Il y a donc ensuite eu nous, Anaïs et moi, à partir du moment où elle a bien voulu que je l'accompagne dans ses visites hebdomadaires au "bidonville KFC". Ensemble, nous allions chaque semaine distribuer ce que nous avions pu trouver pour aider la dizaine de familles qui vivait là: couches pour les bébés, bougies pour s'éclairer le soir, vêtements, chaussures, lait, bouteilles d'eau, shampooing, savons, bassine pour laver le nouveau-né d'unetelle, pantalon pour untel, et même, une fois, un violon. Ces choses, nous les trouvions en faisant des collectes parmi nos proches, en fouillant dans nos placards, en investissant quelques euros (nous connaissions les meilleurs prix en matière de shampooing, d'eau minérale, de savons pour le corps)... Nous y arrivions à nous deux parce que le nombre de familles vivant sur ce terrain était très modeste, et parce que nous savions tous, eux comme nous, que sans pouvoir prétendre en faire assez, nous adoucissions quand même un peu leur quotidien. A l'échelle de l'océan, c'était une goutte d'eau, mais dans la vie par exemple de Nina, la petite fille de six ans qui avait maintenant des bottes de pluie et n'avait donc plus à marcher pieds nus en décembre, c'était plus que cela.

Un jour, il y a eu l'évacuation du terrain. Au printemps 2013. Tout ce petit monde s'est trouvé éparpillé. Nous savions où trouver certains d'entre eux, mais pas tous. Cendrillon, notamment, s'était embarquée avec son mari et leurs six enfants pour la Roumanie, deux jours avant le démantèlement du bidonville. Devançant le rejet, en quelque sorte. Fabian et Clara m'ont contactée par téléphone, et Anaïs et moi avons pu les suivre et les soutenir pendant les semaines suivantes. Cendrillon et les siens ont fini par revenir. Elle et Anaïs se sont retrouvées par hasard un jour dans un centre commercial, se sont jetées dans les bras l'une de l'autre, c'était en juin 2013. 

Cet été-là, dont j'ai passé une bonne partie en terre natale, au Québec, j'ai gardé contact par texto avec Clara et Fabian depuis Montréal, et Anaïs continuait son oeuvre auprès d'eux et de Cendrillon retrouvée, des enfants, de certains de leurs voisins, etc. Il faisait très chaud. Elle prenait chaque jour quelques enfants dans sa voiture et les emmenait à la piscine.

Cendrillon vivait alors dans un bidonville où se trouvaient près de 400 personnes. La moitié a été rasée par un incendie pendant qu'à Montréal, j'apprenais horrifiée le terrible accident ferroviaire de la petite ville de Lac-Mégantic, au cours duquel le déraillement d'un train bourré de pétrole brut léger a provoqué des explosions, rasant le centre-ville et tuant 47 personnes.

A Lyon, Cendrillon, son mari et les enfants ont échappé de justesse aux flammes. Leur petit chien, qui se collait la nuit contre les gamins et les tenait au chaud, a eu moins de chance.

*

Quand je suis rentrée, je les ai tous retrouvés. Fabian et Clara avaient déniché une chambre dans un squat où un groupe de jeunes Français sans-abris avait décidé d'accueillir deux ou trois familles roumaines. Quant à Cendrillon et ses enfants, ils s'étaient réfugiés, avec quelques autres familles, sous une bretelle de périphérique, à même le béton, dans la suie et la fumée des pots d'échappement des centaines de voitures qui leur passaient pratiquement sur la tête chaque jour...

A cette époque-là, nous étions devenues trois. Notre amie Nicki, à qui nous racontions ce dont nous étions témoins, avait décidé de s'embarquer avec nous. Je n'oublierai jamais son émotion lorsqu'elle m'a raconté sa première visite sous le périph'. Parce qu'elle faisait écho à la mienne, bien sûr. Nous y allions, toutes les trois, pour distribuer des bouteilles d'eau et quelques denrées, pour récupérer des vêtements à laver pour eux, etc. Nicki s'était aussi rapprochée d'une autre famille, dont elle aidait à inscrire la fille aînée à l'école et qu'elle soutenait en tout, ou à peu près.

Non, nous étions trois qui étions six, car il y avait, soutiens de l'ombre, alliés indéfectibles, nos trois compagnons, prêts à faire chauffeurs, déménageurs, babysitters, confidents, psys, secrétaires...

Pire: en vérité, depuis Montréal et l'été 2013, nous étions trois qui étions six qui étions sept, car il y avait désormais aussi Christian, critique littéraire et chroniqueur québécois, qui avait découvert mon blog et dont j'avais découvert qu'il était également photographe. Nous avons lancé l'idée qu'il vienne en France rencontrer ces gens, les photographier dans le but d'illustrer ce blog, ou même, pourquoi pas, un livre que je leur consacrerais?

*

A l'hiver 2013, Cendrillon et les siens avaient trouvé à se construire une petite cabane dans une usine désaffectée, tandis que Clara, Fabian et la famille aidée par Nicki s'étaient tous installés sur un nouveau petit terrain (qui n'existe plus aujourd'hui). Nous continuions à les suivre et à les soutenir autant que nos moyens, nos énergies et le temps nous le permettaient, mais en tentant d'aller un peu plus loin, c'est-à-dire 1. en aidant les parents à inscrire leurs enfants à l'école avec l'aide de l'association CLASSES, et 2. pour Clara par exemple, qui a des problèmes de santé chroniques, en trouvant, avec l'aide de personnes engagées chez Médecins du Monde, des débuts de solutions.

C'est ainsi que notre chemin a croisé celui de Gilberte, Geneviève, Elisabeth, Isabelle, Edmond, Henri, Blandine, Emilienne et les autres. Tous oeuvrant (et certains de métier), dans le domaine de la santé ou de l'éducation, pour les personnes que nous avions décidé d'aider.

Par le biais de ce blog, j'ai fait la connaissance d'autres personnes encore, voisines ou lointaines, qui m'ont offert de l'aide, donné des outils, fait parvenir des mots de soutien, des bonnes adresses, envoyé des téléphones portables, invitée à prendre l'apéro pour discuter des questions que je me posais, de mes doutes, de mes moments d'abattement. Ces personnes qui m'ont donné des armes pour ne pas me laisser décourager. Ces personnes qui, comme Roxanna ou Camille dont c'est le métier, sont aujourd'hui celles vers qui je n'hésite pas à me tourner lorsque je suis rongée par le doute, que je me perds dans des questionnements abyssaux, ou que j'ai simplement envie de passer des heures à discuter difficultés, projets, espoirs, limites et possibles.

*

Notre petit réseau ne suffira certes pas à changer le monde, à éradiquer les inégalités, ou même, plus modestement, à sortir ces familles de la misère. Même à nous tous et même en concentrant toutes nos énergies sur un tout petit nombre de personnes, nous n'y arrivons pas. Mais quand même, nous avons vu, par exemple, la famille de Cendrillon passer de la vie à six enfants et deux adultes dans une tente de fortune sous une bretelle de périphérique, à devenir une famille qui, oui, est toujours dans la misère et qui, non, n'a pas encore une situation même minimalement acceptable, mais dont la mère maîtrise de mieux en mieux le français et dont cinq des enfants sur six sont devenus des écoliers depuis maintenant plusieurs mois. Evidemment qu'ils vivent toujours dans un bidonville. Evidemment qu'ils ratent parfois l'école parce qu'il a plu toute la nuit et que tout a été trempé dans leur cabane qui fuit, qu'ils ont attrapé froid, qu'ils se sont enrhumés... ou qu'ils n'ont pas, comme en ce moment, assez de vêtements chauds... Ou que je n'ai pas eu le temps de faire assez de lessive, ou qu'il manquait de shampooing, ou d'eau, ou de savon, pour que Cendrillon puisse les emmener à l'école comme elle tient à les y emmener: propres comme un sou neuf, beaux comme des princes et princesses. Bien sûr qu'elle manque encore de tout, et qu'il reste tant de démarches à faire, d'épreuves à traverser, avant que se réalise ce rêve si normal: vivre quelque part sous un vrai toit, donner à ses enfants un avenir auquel elle, qui appartient à une génération sacrifiée, n'a pas pu oser prétendre...

Bien sûr, parfois, nous sommes fatigués, nous avons du mal à jongler avec tout ça, et nos propres limites. Mais nous continuons, comme nous le pouvons. Et ce que nous en retirons, nous, est si extraordinaire qu'il faudrait tout un livre pour le décrire, pour en faire le tour.

Alors voilà, j'ai décidé de témoigner de cela, ici dans ces billets, ailleurs dans un livre, et de demander à Christian de dire, avec ses photos, ce que les mots sont impuissants à rendre. 

Pour vous donner envie, vous contaminer. Vous appeler. 

*

Au début il y avait moi, devant la clôture entourant le petit bidonville KFC, aux côtés de mon amie Anaïs, ne sachant pas qu'une partie de mon avenir se tenait là-derrière. Moi qui ai voulu passer de l'autre côté. Moi, simple citoyenne, dont ce n'est ni le métier ni la formation. Moi qui apprends à mesure qu'on avance, moi dont la vie est devenue incroyablement plus complexe, et plus riche. Car, comment le dire pour bien en rendre la mesure... Il suffit qu'un premier pas vous emmène de l'autre côté de la clôture, puis de quelques instants, yeux grands ouverts, à regarder ce qui s'y trouve, ceux qui s'y trouvent, pour le savoir, pour se le dire: ça y est, j'ai traversé. Rien ne sera plus jamais pareil. Et c'est tant mieux.

Vous me suivez?






*tiré du magnifique Pour les musulmans, Editions La Découverte, 2014.
**ce billet est dédié à tous ceux qui m'ont offert leur aide, morale et/ou matérielle, depuis le début de cette histoire. Mille fois merci! 



jeudi 9 octobre 2014

Colibri en colère (Histoires de Roms 24)

Photo: Christian Desmeules
*

D’une fatigue l’autre, la haine de l’homme finit toujours 
en rejet de la démocratie.



Edwy Plenel, Pour les musulmans 
(Editions la Découverte, 2014)


 *
Ces personnes que  j'aide et aime...
On dit qu’il n’est pas possible de faire autrement que de les encourager à quitter ces bidonvilles, et carrément à rentrer dans leur pays. Après tout, ils n’ont pas les moyens de vivre ici une vie digne de ce nom. On dit cela en omettant soigneusement de préciser que ces moyens, ils ne les auraient nulle part, et pas davantage chez eux, et qu’il s’agit plutôt, assumons-le au moins, de refuser de les aider malgré cela.
On dit notre société n’a pas les moyens d’accueillir toute la misère du monde.
Se rend-on bien compte de ce qu’on affirme quand on dit cela, « notre pays n’est pas prêt à accueillir toute la misère du monde »?  Prend-on bien la mesure de l’absence choquante de nuances, de sens des proportions et des chiffres, mesure-t-on bien à quel point on se tient obstinément et bêtement accroché à ses œillères de petit privilégié à la noix, lorsqu’on compare la portion de gens qui, chaque année, voudrait trouver sa place dans un de nos pays de privilégiés et l’ensemble – c’est-à-dire toutes les personnes sur la planète, de tous les pays– , de ceux qui vivent dans la misère? On s’en tire à bon compte pour tétaniser son interlocuteur devant cet apparent bon sens… « Mais oui », se dit-il, comme tenu de se rendre à une évidence qui n’en est pas une, « c’est vrai que toute la misère du monde, ça fait beaucoup! »
Sauf que, pour donner l’exemple du nombre de personnes roms sans abri en France, on parle plutôt de 17 ou 18 mille. Bien loin, on en conviendra, de toute la misère du monde. On nous demande bien moins que cela. On nous demande de faire notre part, mais la vérité, regardons-la en face, c’est qu’on veut en faire le moins possible.
Je revendique le droit de penser en d’autres termes que ceux du moins possible.
Je revendique le droit de remettre en cause ces pseudo-évidences qui ont pour but de me maintenir impuissante et inactive, indifférente et capitulée.
Je revendique le droit, même sans thèse en économie, de me demander si une société telle que la nôtre ne pourrait pas faire le choix de prendre en charge ses démunis, qu’ils soient des « natifs » ou non, surtout lorsque ces derniers ont des enfants qui n’ont rien connu d’autre que la vie ici, des enfants qui sont entrés dans un processus de scolarisation, ou lorsque la vie dans leur pays est beaucoup plus périlleuse que la vie ici, même si la vie ici se vit dans un bidonville sans eau et sans électricité. Je pense être en droit de me demander si les choix économiques de société qu’on nous présente comme une absolue nécessité ne sont pas, en réalité, exactement cela, des choix, parmi d’autres – mais qui arrangent sacrément ceux qui veulent nous les vendre?

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : "Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !" Et le colibri lui répondit : "Je le sais, mais je fais ma part."


Quand je vois Cendrillon et ses enfants, qui sont passés de vivre pendant trois mois à même le béton sous une bretelle de périphérique l’an dernier à, cette rentrée-ci, aller à l’école tous les jours, les filles en parfaites écolières, passionnées et enthousiastes, quand je vois les deux aînés entrer au collège et recevoir une bourse, quand je vois la plus jeune, autrefois surnommée (avec tout notre amour) diablesse de Tasmanie, aujourd'hui penchée sur son pupitre, tirée à quatre épingles, dessinant, sagement, dans sa classe de maternelle, quand je vois leur mère qui reprend la force de se battre en constatant que ses enfants ont l’espoir d’un autre avenir… 
Quand je vois ce chemin qu'ensemble, eux, moi, et les quelques autres personnes qui ont décidé que le moins possible n'était pas acceptable, avons parcouru...
Quand je vois le bonheur que cette famille apporte à tous ceux d'entre nous qui la suivons depuis deux ans, et à tous ceux qui l'entourent...
Quand je vois tout ça, eh bien, j’ai envie de le dire, aux apologistes de l'indifférence et du moins possible:
Je suis le colibri, et je vous arrose.

vendredi 3 octobre 2014

Réciprocités - la suite (ou Histoires de Roms 23 et demi!)



Cette amitié que tu racontes est peut-être la dernière issue de secours quand la haine anti-Rroms se banalise autour de nous. On m'a souvent traité de traître, et ça a dû t'arriver. On a trahi la haine et le mépris majoritaires, on a franchi la frontière et on s'y sent bien mieux puisqu'avant tout, c'est la chaleur humaine qui nous abreuve.

Tieri Briet

*

Comme promis, je suis allée ce matin retrouver Cendrillon, sa pote Maria et Anaïs, indéfectible complice dans la lutte, devant l'école où vont les petites, histoire de lui donner quelques vêtements, d'avoir de ses nouvelles, de donner des miennes, etc. 

Aujourd'hui avait lieu, à 10h, pour Cendrillon et pour Maria, le premier rendez-vous parents-profs au collège où sont inscrits leurs ados depuis la rentrée. Elles n'étaient pas certaines de savoir s'y rendre et, on peut se l'imaginer, elles étaient un peu nerveuses... Je me suis donc embarquée avec elles, en bus et en tram, pour les y accompagner.

Elles venaient de recevoir une lettre leur annonçant que leurs chers collégiens ont eu une petite bourse d'études chacun, grâce à Anais qui s'est démenée ces deux dernières semaines pour les démarches administratives. C'est un montant modeste, mais c'est symboliquement énorme.

Nous sommes dans le bus, heureuses. Il fait beau.

Avec nous, une petite fille de 5 ans que Cendrillon accueille pendant quelques jours. Sa famille et elle ont été évacués de leur lieu de vie hier. Ses parents ont dormi dans un parc. Cendrillon, qui vit dans sa petite cabane avec sa belle-mère et six enfants, a néanmoins tenu à ce que la petite soit logée chez elle. Elle lui tient la main et lui prodigue mille caresses. 

La fillette est entre les larmes, la peur et le sommeil, paumée, fragile, une petite blonde dont j'imagine qu'elle pourrait être rieuse et espiègle, si seulement...

Elle ne porte que des babouches et il fait froid. Nous touchons ses pieds gelés. Ni une ni deux, Cendrillon fouille dans le sac que je lui ai apporté. Elle insiste pour donner à sa nouvelle protégée les anciennes chaussures de mon fils que j'avais apportées pour sa fille, à elle. "C'est pas grave, on trouvera d'autres chaussures plus tard." 

Les chaussures sont doublées et lui vont parfaitement. La petite a moins froid. Elle finit par sourire.

Nous continuons de discuter, comme souvent nous sommes d'humeur farceuse. Nous inventons un scénario: si j'avais plus d'argent, je louerais une limousine pour les emmener, elle et les six enfants, tous les samedis, voir leur père qui est en détention préventive depuis février. Nous ferions sensation en arrivant devant l'établissement. Effet garanti. Et Cendrillon qui me tape les cuisses, avec un regard espiègle.

Je lui parle de mon projet de livre et des photos que Christian Desmeules (qu'elle connaît car il a déjà fait d'elle et de ses enfants de magnifiques portraits) veut venir prendre lors de sa prochaine visite chez nous, dans quelques jours. Je tente de lui expliquer ma démarche, mon projet de livre: je lui dis qu'il racontera notre histoire, avec des photos, si elle est d'accord. Je lui dis que ce livre sera aussi un peu le sien et que pour cette raison, je veux lui verser la moitié de mes droits d'auteure, l'autre moitié étant prévue pour des associations etc. 

J'essaie de lui expliquer comment ces choses-là fonctionnent. Le livre qu'on écrit, qui est fabriqué, publié, puis vendu, comment pour chaque vente l'auteur reçoit un pourcentage, une fois par année, etc.

"Tu veux bien? Tu comprends?"

Elle semble avoir saisi. Je lui dis que je vais, de toute manière, demander à une copine qui parle nos deux langues de tout lui réexpliquer, pour être bien certaine qu'elle comprenne le projet avant de donner son accord. Elle traduit tout pour son amie Maria, qui secoue la main en souriant, comme pour dire "Oh, Cendrillon, la star!"

Cendrillon me prend dans ses bras. Et surtout, elle me dit oui. Oui, elle veut bien que ce livre soit NOTRE livre. 

J'ai le coeur à la fête.

Je vais mieux.

Et je tiens à remercier tous ceux qui, depuis mon dernier billet, ont pris le temps de me lire, de m'écrire, de me témoigner leur soutien. Je vais mieux, oui. Et je vous en remercie.


mardi 30 septembre 2014

Réciprocités (Histoires de Roms 23)

photo: Christian Desmeules

Les plus grandes vilenies d'aujourd'hui ne proviennent pas de ce qu'on les fait, mais de ce qu’on les laisse faire.

Robert Musil, L’homme sans qualités

*

J'espère qu'on me pardonnera si, aujourd'hui, je parle aussi un peu de moi.

Depuis un moment déjà, quelques jours, peut-être quelques semaines, ça ne va pas. J'ai du mal à me l'expliquer - il n'y a aucune raison, dans ma vie actuelle, qui le justifie. Je suis privilégiée sur bien des plans. Je pense avoir atteint à une sorte d'épanouissement. Avoir passé le véritable âge de raison, celui qui vient bien après 7 ans, celui qui fait que si on nous donnait aujourd'hui le choix entre nos rêves de jeunesse jamais réalisés et ce qu'on a eu la force d'accomplir en composant avec et parfois malgré tout, on sait qu'on opterait sans hésiter pour ce qui s'est finalement, réellement passé. 

N'empêche, je ne comprends pas ce qui m'arrive, depuis quelques jours, peut-être quelques semaines... Une sorte de grande lassitude, voire une tristesse, profondes. Cela me fait ressembler à une personne qui, de manière générale, continue de faire ce qu'elle a à faire, une personne qui retrouve le sourire lorsqu'elle "interagit" socialement, professionnellement, avec ses proches... mais une personne qui, dès qu'elle se retrouve seule, voit tout à coup la fatigue la freiner, ou alors, comme ça, ses yeux s'emplir de larmes, sans raison.

J'ai bien essayé de m'expliquer cela "rationnellement" (épuisement? virus qui couve? signes précoces d'une ménopause qui se pointerait déjà malgré mes humbles 42 ans? somnambulisme dont personne n'aurait osé me parler et qui grugerait mes nuits à mon insu, peuplant mes journées de cauchemars éveillés?)... en vain. 


*

J'ai fini par en parler, timide, à mon compagnon. Comme toujours, il m'a aidée à trouver des mots, apaisants même si imprécis, pour tenter de nommer les choses.

Il me semble que ce qui ne va pas et qui me paraît si incongru, si puissant, si paralysant, c'est quelque chose comme mon regard sur le monde dans lequel nous vivons. Sur ce pays que j'ai choisi et que j'aime tout en le craignant. Ce pays, sans doute à l'image d'une bonne partie du monde, qui ces derniers mois me semble dur, impitoyable, agressif. "Depuis quelque temps, depuis que j'ai ouvert franchement et sans ciller les yeux sur lui, ton pays m'effraie." Il n'est sans doute pas pire que le mien, ou peut-être si, peut-être qu'il l'est, un petit peu, plus rude, plus impitoyable, mais quoi qu'il en soit, m'engager auprès de personnes qui font partie des minorités dans ce pays où semblent de plus en plus nombreux ceux qui sont prêts à faire résonner minorité avec ennemi, paria, bouc émissaire, m'a, on dirait, plus sérieusement ébranlée que je ne l'aurais cru. "C'est peut-être parce que je suis, moi-même, devenue ça: une minorité. Mais on dirait que tout ce que je vois, au dehors, c'est de la dureté, de la violence, du danger. On dirait que je suis devenue trop fragile, et je sais que ce n'est pas raisonnable, et je sais que ça n'est pas possible, pas une façon de vivre, mais c'est comme ça."

Il m'a écoutée. M'a entendue. M'a demandé si cela ne m'aiderait pas d'écrire quelques lignes à ce sujet. (Il me connaît comme s'il m'avait faite!) Il a aussi voulu me rassurer, non pas en me disant que le monde est meilleur que ce que je crois, ou qu'il est moins menaçant, mais en me parlant plutôt de la force qu'il voit en moi. 

Il m'a dit que depuis que je connais Fabian, Clara, Cendrillon, leurs proches et voisins, depuis que je regarde sans fléchir la réalité horrible de leur vie, depuis que je vis concrètement ce que les autres appellent "le problème rom" (expression qui montre combien pour eux tout cela est abstrait et désincarné), depuis que j'accompagne des Roms en difficulté et qu'il m'arrive d'affronter avec eux, à leurs côtés, ce qu'ils ont à affronter, depuis que j'ai accepté de franchir la limite qui distingue "aider de loin" et se laisser aller à s'attacher aux gens, à les aimer... je sais gérer les situations difficiles comme jamais je ne l'avais fait auparavant. Sans paniquer, de manière efficace, m'a-t-il dit.

Je l'ai remercié de ces mots. Je lui ai dit que je ne savais pas si je les méritais. Je lui ai dit qu'il avait peut-être raison, qu'il me voyait sans doute mieux, depuis sa place à lui, que je ne me vois moi-même, mais qu'à la fois, je me sentais désormais si sensible, si vulnérable... et que de là, peut-être, venait ce que j'étais en train de traverser. Cette grande plage de lassitude, de tristesse, profonde et comme sans objet.

J'étais, je suis, désemparée. Mais je sais que je ne suis pas seule. Il est là, lui, à mes côtés, j'ai quitté mon pays et mon monde pour venir vivre avec lui... Il quitte le sien, en quelque sorte, tous les jours, depuis les neuf ans que je vis ici, pour venir me rejoindre là où je me trouve désormais: ce lieu où, étrangère, ma vie a été chamboulée par la rencontre d'autres étrangers, et par les liens que j'ai tissés avec eux.


*

Ce matin, en sortant de faire une course à la poste, toujours possédée par cette lassitude, cette tristesse, l'oeil humide, j'ai entendu une voix de femme crier mon prénom... M'appeler, deux, trois fois, avec de plus en plus d'insistance et quelque chose comme un élan maternel.

J'ai regardé vers l'arrêt de bus qui se trouve en face de la poste. C'était Cendrillon, là, toujours aussi belle, avec sa longue jupe et son pull mal assortis, son foulard à fleurs, son sourire. Ses yeux aimants. Son bras tendu vers moi.

J'ai traversé la rue à la hâte. Nous sommes comme tombées dans les bras l'une de l'autre. C'était, en deux ans, la première fois que je la croisais par hasard. Je pense qu'elle s'était aperçue de ma tristesse, mais que par pudeur, plutôt que de me poser des questions, elle a choisi, par le ton de sa voix, la douceur de son regard, la tendresse dans ses gestes, de prendre soin de moi. Nous parlions des dernières nouvelles de ses enfants, de son mari, des trucs qu'il faudra penser à lui procurer pour que leur cabane soit au moins minimalement isolée du froid, et chauffée, avec l'hiver qui approche... nous avions une de nos conversations habituelles, tissées à la fois de difficultés que la plupart des gens ne songent jamais à imaginer, et de blagues, de rires, de candeur... A un moment où je lui ai confié être un peu fatiguée ces jours-ci (je n'ai pas osé lui en dire davantage) elle m'a pris la main. Et alors j'ai senti cette chose, ce n'était pas la première fois mais ce matin, c'était encore plus crucial que d'habitude: la réciprocité entre Cendrillon et moi. 

Elle est "pauvre" mais elle est riche de beaucoup de choses que je n'ai pas. Je suis "riche" mais j'ai besoin d'elle comme j'ai besoin de mon compagnon, de mon fils, de mes amis, pour améliorer l'état de ma vie. Elle est écartée de la société mais elle sait la solidarité et le partage mieux que beaucoup d'entre nous. Je suis en apparence à ma place dans le monde, mais la côtoyer me fait prendre conscience de ma réelle position: celle de l'Autre. Notre relation est échange. Elle y tient, j'y tiens. C'est une question de dignité, pour nous deux.

La bouffée de bonheur que j'ai ressentie, simplement en passant cinq minutes à parler avec Cendrillon à l'arrêt de bus, la chaleur de ses bras autour de moi quand nous nous sommes serrées, le poids qui a disparu de mes épaules, ne serait-ce que quelques précieuses minutes, après l'avoir quittée en lui promettant que je serais bien là, à l'école où vont ses plus jeunes, un matin cette semaine pour embrasser les enfants et lui remettre les chaussures que je lui ai dit avoir trouvé pour l'une d'elles... et peut-être grignoter quelques gâteaux que j'apporterai, fumer une cigarette, rire au soleil d'automne... ça ne m'a pas donné la clef qui expliquerait ce qui, ces temps-ci, me prend. Certaines des réponses que je cherche ne viendront d'ailleurs peut-être jamais, ou pas tant que je serai moi, que ce monde sera ce qu'il est. 

Non, cette rencontre inopinée avec Cendrillon, n'a pas tout élucidé, tout expliqué, mais elle a confirmé deux ou trois choses, et pas des moindres. 

Suis-je trop sensible, trop fragile, pour ce truc fou que j'ai entrepris, cet engagement? Oui. Cela ne fait pas de doute. Vais-je pour autant reculer? Pas question. 

Car comme on dit, il est trop tard: mon coeur est pris. Et depuis bien longtemps déjà ce ne sont plus simplement eux, Cendrillon, Fabian, Clara et les autres, qui ont besoin de moi et qui me font l'honneur de compter sur moi.

C'est, tout autant, moi qui ai besoin d'eux.