mardi 25 février 2014

Refaire sa vie (Histoires de Roms 16)



Photo: Christian Desmeules


Il y a cette expression, au Québec, qui en dit long mais qui est difficile à traduire: "savoir se retourner sur un dix cennes". Savoir se retourner sur un dix cennes, c'est-à-dire avec pour tout espace, pour tout socle, pour tout sol, la surface d'une pièce canadienne de dix cents (18 mm de diamètre). C'est le summum de la capacité à s'adapter et à survivre. C'est savoir changer de cap et (se) reprendre, reprendre les choses en main et repartir, même dans un espace réel et symbolique infiniment réduit.

Je crois qu'on pourrait dire de certaines familles roms que j'aide et côtoie depuis un peu plus d'un an qu'elles savent même se retourner sur une tête d'aiguille. Refaire leur vie encore, et encore, et encore, avec et à partir de rien.


*


J'ai rencontré Clara, Fabian, Cendrillon, son Romeo et leurs six enfants (parmi lesquels "Nina", dont j'ai déjà parlé dans ces billets) au même moment et dans le même bidonville. C'était un début décembre. Ils y vivaient, avec une dizaine d'autres familles, depuis quelques semaines. Ce lieu, pour nous qui les aidions, était devenu un petit village peuplé de gens tout sauf anonymes, de gens avec qui nous avons passé des après-midis à boire le café ou des soirées à la lueur des bougies. Il a été évacué puis rasé au début du mois de mars suivant.

Je me souviens encore de la colère et de la panique qui se sont emparées de moi lorsque j'ai eu l'appel de Fabian me disant qu'ils étaient tous à la rue, sous la pluie, dans le froid, et que comme Clara et lui n'étaient pas là lorsque la police était passée pour leur dire de quitter les lieux, toutes leurs possessions avaient été écrasés avec leur cabane par les bulldozers, sans qu'ils aient eu le temps de récupérer quoi que ce soit.

Cendrillon, son mari et leurs enfants avaient appris quelques jours plus tôt l'évacuation imminente et avaient fui en Roumanie. Je me souviens de cette grande peine que j'avais éprouvée (et qui m'avait un peu surprise, car après tout nous nous connaissions si peu) devant la certitude que je ne les reverrais jamais. Je me trompais.

Je savais encore si peu de choses de ces vies de condamnés à l'errance, rejetés partout, refoulés sans cesse, bousculés toujours - et lorsque ça s'interrompt enfin quelques semaines, tout simplement oubliés.

Je ne savais pas qu'entre ce premier "camp rom" où je les ai connus et aujourd'hui, il y aurait l'obligation pour Fabian, Clara, Cendrillon et sa famille, D. le violoniste, B. le jeune papa au sourire lumineux, et tous les autres, de tenter de se réinstaller... combien de fois? Moi qui suis proche d'eux depuis des mois, je ne suis pas même en mesure de les compter. 

Pour Cendrillon et sa famille il y a eu, donc, je crois: le premier bidonville précipitamment quitté en prévision de son évacuation. Deux des filles devaient commencer l'école la semaine suivante. Puis la Roumanie et une vie encore plus rude, Nina hospitalisée de longues semaines en raison de problèmes pulmonaires... Puis le retour ici, Anaïs qui les croise par hasard, elle et Cendrillon qui se tombent dans les bras... Ils sont désormais dans un immense bidonville... qui brûlera quelques semaines plus tard. La famille échappera de justesse aux flammes. Elle se retrouvera pendant quatre mois sous une bretelle de périphérique, dans des conditions inhumaines, avant d'en être expulsée... Puis ils se rabattront sur la rue Primat, où ils vivront presque trois mois dans une sorte d'entrepôt désaffecté. Nous entamerons les démarches pour inscrire Nina et sa petite soeur à l'école. Elles auront le temps d'y aller à peine trois jours avant une nouvelle expulsion. Ensuite ce sera une semaine à l'hôtel et leur père et mari qui sera arrêté. Nous ne savons pas encore ce dont il est accusé; l'enquête étant en cours, nous devons attendre. Cendrillon savait bien que le séjour à l'hôtel serait de courte durée. Sa famille élargie (ceux qui n'ont pas été placés à l'hôtel parce qu'ils n'ont pas d'enfant en bas-âge) s'est chargée, si j'ai bien compris, de lui construire une cabane dans encore un autre bidonville. Je dois leur rendre visite ce soir avec Anaïs et Gilberte. Nous devons faire le point puis nous occuper du cas de son mari, et reprendre de zéro les démarches pour les inscriptions à l'école pour les plus jeunes, au collège pour les deux grands. Combien de temps, combien de jours, pourront-ils y aller avant d'être évacués de nouveau?

C'est pareil pour Fabian et Clara. Il y a la liste, hallucinante, des lieux de vie, des lieux et des vies: le premier bidonville; un squat farci de rats; un second bidonville dans un ancien entrepôt qui a brûlé, faisant trois morts dont un petit garçon de dix ans; un gymnase; un squat tenu par une sympathique bande d'anarchistes; un autre immeuble désaffecté; et maintenant un nouveau bidonville où ils sont "tranquilles", dans leur cabane, depuis environ trois mois. Je suis allée leur rendre visite avant-hier. Ils m'ont demandé de charger dans la voiture une grosse valise à roulettes contenant toutes leurs possessions. Ils savent bien que lorsque ça fait trois mois qu'on est quelque part, on pourrait commencer à se sentir installé et que c'est très dangereux. Qu'il faut, quand ça fait trois mois, se dire que ça ne pourra guère durer bien plus longtemps. Et se préparer à se retourner sur un dix cents. 

Clara a toujours d'importants problèmes de santé. Sa situation s'est même complexifiée. Mais elle est suivie, de semaine en semaine et de squat en bidonville, par les bénévoles de Médecins du monde, ainsi que par notre bien aimé Dr Z., médecin de famille d'Anaïs qui a accepté de la prendre depuis quelques mois.

Leur grosse valise, à Fabian et à elle, viendra rejoindre deux ou trois autres choses qu'ils m'ont confiées, dont deux boules à facettes, des boules disco comme on dit au Québec, que Clara a reçues en cadeau de je-ne-sais-qui, et qu'elle tient à conserver pour le jour où elle aura un vrai appartement. Il y aura une grande fête et de la danse. Des fleurs sur son balcon. Nous rêvons.

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Depuis un peu plus d'un an que je tente d'aider et de soutenir des familles roms, j'ai dû revoir ma gestion du temps; revoir le sens que je donne aux objets (physiques et symboliques) qui me sont précieux ou qui me semblent indispensables; reconstruire mon rapport à l'angoisse, à la peur, à la colère, à la justice, à la fraternité et au monde. J'ai dû apprendre à ne pas paniquer chaque fois qu'ils sont forcés de se retourner sur un dix cents. Apprendre à les accompagner et à savoir ce dont ils ont besoin : plusieurs choses, mais certainement pas moi plus paniquée qu'eux... Plutôt moi à leurs côtés, calme, solide, efficace.

Depuis un peu plus d'un an, j'ai refait ma vie. Ils y ont entrés et avec eux un savoir que je n'aurais pu acquérir nulle part ailleurs que dans la rue, dans les squats, dans les cabanes de bidonvilles. Dans leurs chez-eux successifs. Dans leurs gestes, leurs mots et leurs regards. 

– Viens, on danse, disait, un soir de la semaine dernière S., 14 ans, le fils aîné de Cendrillon, à mon amie Anaïs, alors qu'ils attendaient tous deux le retour de la famille, dans leur plus récente cabane. 
Quinze jours plus tôt le squat de la rue Primat où ils avaient passé trois mois avait été évacué, la scolarisation des petites avortée, son père arrêté...
– Non, j'ai pas le goût aujourd'hui, je suis un peu triste, lui a répondu Anaïs.
– Faut pas être triste, a dit S. en la regardant de ses incroyables yeux verts. Regarde, moi, mon père, il est en prison, et j'ai quand même envie de danser.





***ce billet est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen



mardi 4 février 2014

Se construire (Histoires de Roms 15)

(Photo: Christian Desmeules)


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Le 34, rue Primat à Villeurbanne. 

Au moment où j'écris ces lignes, il est en cours d'évacuation. Le propriétaire des lieux s'apprêterait à y commencer des travaux. A "s'y construire", comme on dit au Québec. "Il a acheté un terrain. Il va se construire dessus", qu'on dit, là bas. Richesse de certaines expressions.

C'est, évidemment, son droit le plus strict, au propriétaire des lieux qu'eux occupaient illégalement. Je le sais bien.

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Le 34, rue Primat à Villeurbanne, c'est l'endroit où habitaient Cendrillon, son mari et leurs six enfants, et aussi plusieurs autres familles, certaines que je connaissais déjà, certaines que j'ai rencontrées, certaines que je n'ai que croisées et saluées...

C'est aussi l'endroit où Cendrillon et les siens, en plus de quelques autres, sont venus échouer en novembre après avoir passé près de quatre mois à vivre à même le béton, sous une bretelle de périphérique.

Avant ça, ils étaient dans un grand bidonville qui a brûlé l'été dernier. Ils ont échappé de justesse aux flammes qui ont dévoré leur cabane, et y ont perdu le chien que les enfants avait adopté.

Avant ça, ils avaient tenté un retour en Roumanie, qui a été encore plus rude que leur vie en France. Entre autres parce que Nina, leur fille de 7 ans, a été hospitalisée plusieurs semaines en raison de problèmes pulmonaires.

Et avant ça, c'est ce moment où ma vie a changé, ce moment où je les ai connus, par mon amie Anaïs qui les aidait depuis plusieurs mois déjà. C'était il y a un peu plus d'un an. Ils vivaient dans un tout petit bidonville, où il y avait une douzaine de familles, parmi lesquelles Fabian et Clara, que les lecteurs de ces billets connaissent bien.

Mais depuis cet automne, ils vivaient donc dans cet immense entrepôt vide flanqué d'un immeuble à bureaux abandonné, actuellement en cours d'évacuation. Je n'ai pas pu être présente sur les lieux. J'ai mon propre devoir maternel à assumer à ces heures de la journée. Et eux, qui connaissent mon fils, refusent catégoriquement que je néglige mon rôle de mère. Alors je suis chez moi et j'attends. J'attends l'appel du fils aîné de Cendrillon, qui doit me téléphoner pour me dire comment ça s'est passé, si on leur a proposé un logement de secours - à eux et aux autres.

Pour ne pas me laisser bouffer par l'insoutenable de cette attente, pour arrêter de me dire que j'ai froid pour eux et de rester transie à ne rien faire, je pense à ce que signifient pour moi, pour eux, et pour tous ceux qui y sont passés, ces mots: "34, rue Primat"...

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Le 34, rue Primat, c'est ce lieu où Christian m'a accompagnée pour prendre des photos. Ce sont les enfants qui se regroupent devant son objectif et se chamaillent, se serrent les uns contre les autres et prennent la pose, accolades, rires, moues de stars, airs de défi, sourires des yeux qui en ont trop vu... "Attends, monsieur, ne me prends pas ici, prends moi plutôt là... Sinon, derrière, on voit la misère." 

Comment ils s'accrochent ensuite à lui pour qu'il leur montre, sur le petit écran, à quoi ressemblent les clichés. 

Les Oh! et les Ah! Les petites exclamations satisfaites. Se découvrir dans ce drôle de miroir qu'est le regard d'un autre.

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Le 34, rue Primat, c'est le lieu où se tenaient les ateliers de lecture chapeautés par Anaïs, où Philippe ou moi l'accompagnions de temps en temps, les dimanche matins. Les enfants fascinés par les livres. Leur apprentissage de la manière dont on les manipule, les soigne et les aime. Ce miracle de voir la petite S, 3 ans, tornade sur pattes, s'immobiliser tout d'un coup, s'asseoir devant la page, poser la main sur l'image et regarder le livre, fascinée.

C'est aussi là que se tenait, tous les mercredis, l'atelier de peinture organisé par l'association C.L.A.S.S.E.S., et auquel mon fils a déjà participé. Les petits corps assis sur des bâches au milieu de l'immense entrepôt, les bénévoles distribuant des assiettes de carton où la gouache faisait des taches vives et gaies, les oeuvres accrochées à une grande corde tendue juste à côté, peintures d'enfants comme les autres, tenues par des pinces à linge, séchant au milieu des gazouillis.  Ce jour-là, c'était l'épiphanie, et chacun était roi ou reine. Toutes ces petites têtes couronnées de couleurs en ce lieu tout gris, se pavanant à la fin de l'atelier... voilà une image que je n'oublierai jamais.

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Le 34, rue Primat, c'est un midi dans la cabane de Cendrillon, moi seule avec sa fille aînée, Alina, et ses trois jeunes soeurs, juste avant le moment où Nina (7 ans) et ses deux cadettes de quatre et trois ans doivent rencontrer pour la première fois les directeurs de l'école voisine, où elles commenceront les cours le surlendemain.

C'est Alina, 12 ans, refusant mon aide et mettant de l'eau dans un bol avant de le poser sur le poêle à bois de fortune, pour la faire chauffer. Alina s'affairant à choisir des vêtements propres pour ses trois soeurs. Alina, une fois l'eau chaude, posant le grand récipient sur le sol, prenant tour à tour ses cadettes contre elle, leur penchant la tête et leur lavant consciencieusement les cheveux et le visage.

C'est Alina les coiffant avec amour et fermeté, malgré leurs protestations.

Elles ont en effet commencé l'école le surlendemain. C'était il y a moins d'une semaine. Après des débuts un peu confus, les choses semblaient vouloir bien s'engager. Je rêvais, pour Nina et ses soeurs, j'entrevoyais la possibilité de voir quelque chose se construire. Et je sais bien ce que ces mots veulent dire. Je les emploie à bon escient. Entrevoir la possibilité de voir, c'est ténu et fragile.

La suite dépendra de ce qu'on leur propose un hébergement ou non ce matin. De l'endroit où la famille se trouvera. Leur sera-t-il possible de poursuivre à la même école? Seront-ils trop loin? Baisseront-ils les bras? 

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Le 34, rue Primat, c'était aussi retrouver un autre jeune père de famille, B., dont le français était excellent, le visage doux, et le fils si désireux d'aller lui aussi à l'école qu'il m'en parlait à chacun de mes passages. 

Je me tenais là, discutant avec un adulte et je sentais qu'on tirait sur ma manche ou sur ma jupe, tout doucement. Je me retournais et baissais les yeux et alors je voyais les siens... Yeux de velours, si tristes et comme emplis de désirs qu'on sait impossibles. Comme sortir de la misère et aller à l'école.



"Mélikah, c'est quand que je vais partir à l'école?", me demandait-il chaque fois de sa petite voix. Et récemment, je pouvais enfin lui répondre: "Ton papa et moi, nous avons parlé. Il doit simplement réunir un ou deux documents, puis nous irons tous ensemble à la mairie pour t'inscrire."

"Demain?"

"Peut-être pas demain, mais dès que possible."



La suite dépend de ce que j'apprendrai aujourd'hui. Pour le moment, j'attends de leurs nouvelles.



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Le 34 rue Primat, c'était ce graffiti hideux sur un mur extérieur: "Dehors, les Roms!" et, quelques jours plus tard, cette affiche qu'une personne que je ne remercierai jamais assez avait collée juste à coté:



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Le 34 rue Primat, c'était encore beaucoup, et il faudrait beaucoup de pages.

En quelques semaines, quelque chose s'y est construit. Pour eux. Pour nous. Entre eux et nous.

Il faut maintenant superposer à toutes ces images, à tous ces souvenirs, l'idée d'un terrain rasé pour laisser place à autre chose. 

Et celle de 130 personnes à nouveau en errance.


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p.s. Selon les nouvelles que je reçois à l'instant, on aurait proposé un hébergement à l'hôtel à 5 ou 6 familles avec bébés, dont celle de Cendrillon... Je ne sais pas pour combien de temps... à suivre...