jeudi 26 juin 2014

Écarts (Histoires de Roms 20)

"Assez naturellement, les gouvernements et les opinions publiques demandent des comptes aux élites financières et économiques qui se sont enrichies tout en conduisant le monde au bord du gouffre." 
Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle


*

Il y a des journées de grand(s) écart(s) qui font particulièrement mal. Qui font faiblir. Faiblir au sens de perdre son sang-froid, sa capacité à prendre du recul, à remettre les choses en perspective. Des journées qui font monter une colère qui n'est bonne pour personne et qui ne sert à rien. (Sinon, peut-être, à avoir motivé l'écriture de ce billet.)

Elles commencent souvent par un réveil difficile. Grande fatigue, manque de sommeil, tristesse (chacun a ses raisons), lassitude. Pourtant il faut bien se lever et faire ce que l'on a à faire, accomplir le minimum qu'on s'est promis d'accomplir.

Pour moi, hier était une de ces journées.

Ç’a commencé par une visite très matinale à vélo, au bidonville où vivent Cendrillon et ses enfants. Comme elle devait partir à huit heures, que je devais lui faire signer des documents pour les inscriptions à l'école l'année prochaine, et qu'en plus elle et les petits me manquaient, j'ai enfourché mon vélo et j'y suis allée, les yeux encore collés et pas assez de café dans le corps.

J'étais fatiguée et triste. Surtout en raison du fait que j'ai perdu il y a trois jours une personne qui a énormément compté pour moi. Une figure maternelle qui avait veillé sur mon adolescence. Plus jeune, j'étais en errance, et Soizik faisait partie des personnes qui avaient entrepris de me remettre en route et de me guider, fermement, dans une meilleure direction.

Bref, hier matin, une fois mon vélo attaché quelque part, j'ai éprouvé une difficulté inattendue et inhabituelle à traverser le bidonville presque désert au petit matin, et c’est le regard engourdi par le deuil que j’ai regardé ce lieu d'habitude si animé, avec ses habitants qui me saluent, ceux qui me font la bise, ceux avec qui nous faisons toujours les mêmes blagues qui nous rassurent et nous rendent heureux, le bidonville avec aussi ses tas de déchets et ses rats qui trottinent (pas de ramassage des ordures, pas de sanitaires, pas d'eau)... J'avais mal partout, je ne savais pas comment j'allais expliquer à Cendrillon, une fois arrivée là, pourquoi j'avais cette drôle de tête, ces cernes, ce pas si peu assuré, le cœur au bord des lèvres...

Et une fois arrivée sur le seul de "chez elle", j'ai perdu toute faculté de me raconter à elle. À cause de ce que j’y ai vu.

Il faut s'imaginer un espace d'environ 10 mètres carrés (c'est sans doute moins, je suis très mauvaise pour évaluer ce genre de chose), avec dans un coin le poêle à bois de fortune et un petit meuble pour la vaisselle et les vêtements. Tout le reste de l'espace est occupé par deux lits, un simple et un double.

Ce n'était évidemment pas la première fois que je venais. Je me suis assise je ne sais combien de fois sur un de ces deux lits transformés en canapés le jour, pour passer un moment avec les enfants ou Cendrillon, se faire des confidences, rire, pleurer... Mais c'était la première fois que je surprenais ce moment où seule la mère est réveillée et où les enfants dorment encore. 

Comme Cendrillon devait s'absenter toute la journée, sa belle-mère avait dormi là pour pouvoir veiller sur les petits dans la journée. Elles avaient dormi, à deux, dans le lit simple. Et c'est dans le lit double que j'ai vu ce qui m'a fait faiblir : les six enfants, 2 ans, 3 ans, 5 ans, 8 ans, 12 ans et 14 ans, couchés perpendiculairement au sens habituel, entassés, là, dormant. Les deux adultes dans un petit lit simple, les six enfants dans un lit double, un espace de dix mètres carrés, pas d'eau, pas de toilettes, pas de ramassage des déchets, pas d'électricité.

Une des petites, celle qui a l'âge de mon fils, a ouvert un œil et m'a reconnue. Je suis restée quelques minutes, le temps que sa mère signe les papiers, je ne me suis même pas assise tellement j'étais sonnée. La petite se serrait contre moi en murmurant mon prénom. Je lui caressais les cheveux. Je prenais de temps en temps la main de sa mère qui me disait: "Mélikah. C’est pas bien ici. Beaucoup de misère. C'est difficile. Moi, pas dormi. Les rats. Les enfants mordus, griffés. Fatiguée." Je n'ai pas su trouver les mots réconfortants que je trouve d'habitude, trouver le ton enjoué qui ramène le plus souvent le sourire sur le visage de Cendrillon... J'ai serré sa main, j'ai dit: "je sais, ça n'a aucun sens, je sais"... 

Je suis rentrée chez moi pour prendre soin de mon fils qui était malade. J'avais l'impression qu'une chape de plomb s'était abattue sur moi. Plombée. C'est le mot.

Hier, c'était aussi le jour où je devais emmener mon fils chez l'ophtalmo pour un examen prévu depuis des mois, impossible à reporter, etc.

Nous nous y sommes donc traînés tous les deux, lui pas bien en forme, moi toujours ployant sous le poids des derniers jours auquel s'était ajoutée la vision du matin: les six loulous dans le petit lit, endormis, comme tous les soirs de leur vie où ils ont la chance de ne pas dormir dehors. Le fait que cette image cauchemardesque de leurs bouilles paisibles fasse partie de leur "normalité". De ce qu'il leur faut accepter comme étant la vie. De ce que, moi, je n'avais pas le choix de laisser advenir. À eux, que j'aime, et à tous les autres que je connais moins, que je ne connais pas, qui vivent ici ou ailleurs mais qui vivent la même chose. 
*

"Tous le même regard, tous le même éclat dans les yeux, la volonté de vivre malgré les pieds infectés et la faim, l’humiliation. La volonté de vivre et de revenir un jour quelque part, n’importe où, à un endroit qu’ils pourraient nommer chez-eux. Peu importe qu’ils ne l’aient jamais vue cette terre, ce n’est pas ce sac de plastique ou cette tente faite de chiffons ou d’une bâche trouée. C’est chez eux. Ailleurs qu’en Cauchemardie." 
Philippe Ducros, La porte du non-retour

*

Le cabinet de l'ophtalmo se trouve dans un quartier huppé de ma ville. Il faisait plus de trente degrés et c'était le début des soldes d'été dans les boutiques de luxe. Il y avait plein de monde partout, assez pour qu'il soit difficile d'avancer.

Et c'est là, avec l'image des petits de Cendrillon dans leur cabane le matin qui se superposait malgré moi à ce que je voyais, que j'ai de nouveau faibli: des voitures dont la valeur dépasse sans doute celle du prix de mon appartement, décapotables et conduites par des quinquagénaires grognons et impatients, paradaient, des chasseuses de soldes liftées et botoxées qui portaient en vêtements de quoi nourrir la famille de Cendrillon pendant un mois, des airs désagréables et contents d'eux, deux dames chic qui échangeaient sur le meilleur endroit pour manger une glace en France, de grands adultes richissimes cherchant le meilleur rabais qui se bousculaient entre eux et qui bousculaient mon fils (ils avançaient sans se soucier de ceux qui les entouraient et encore moins de lui, trop petit pour que leurs regards qui ne savent pas se baisser le voient et fassent attention)... et la chaleur... et la fatigue... et les visages des enfants de Cendrillon, leurs cheveux ébouriffés qu'on ne peut pas toujours laver quand il le faudrait et qui ne connaîtront jamais le coiffeur, leurs petits corps endormis qui ne connaissent pas l'existence de ce microcosme où je me trouvais maintenant à peine quelques heures plus tard... Les corps des habitants de ce microcosme qui ne soupçonnent pas ou ne veulent surtout pas entendre parler de ce que j'avais vu ce matin... et qui pourtant pourraient tout y changer, il suffirait de si peu venant de chacun d'eux.

Voilà, j'ai faibli. Je les ai détestés comme une adolescente révoltée. Même la description que j'en fais ci-dessus est sans doute exagérée, pas assez nuancée, dictée par la peine, le choc, le contraste.

Mais oui, j'ai faibli, je les ai haïs. Parce que je leur en voulais de ne pas avoir vu ce que j'avais vu. De ne pas en savoir l'existence.

C'est stupide, je sais. Mais j'en ai voulu au monde entier, et surtout à eux, de l'écart scandaleux entre ce que j'avais vu le matin et ce que je voyais maintenant. J'en ai voulu au monde entier que cet écart inadmissible existe, dans le silence général et l'aveuglement organisé.





* Pour plus d'information sur La porte du non-retour, par Philippe Ducros: http://hotelmotel.qc.com/projet-en-tourn%C3%A9e-la-porte-du-non-retour.php
** billet également disponible sur Mediapart, section Le Club: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/260614/ecarts-histoires-de-roms-20






vendredi 6 juin 2014

Personne (Histoires de Roms 19)


Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule, en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au Solitaire, au Poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton

Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 12 juin 1867

*

Personne ne devrait vivre dans un bidonville. Jamais. 

Et pourtant.

Pourtant Fabian, Clara, Cendrillon et ses six enfants, et le musicien dont le premier violon a été écrasé par un bulldozer et le second cramé dans un incendie, et le frère de Cendrillon qu'on surnomme le papy à cause des sillons que la misère et les âpretés de la vie ont prématurément tracés sur son visage, et la sœur de Cendrillon qui n'a jamais assez de cigarettes pour décompresser et comme exhaler avec leur fumée son découragement et sa fatigue, et B le jeune père de famille qui sue toute son angoisse parce qu'il vient de recevoir un autre "avis d'exploser" et qu'il doit préparer son départ (tous les Roms que je connais appellent ainsi les OQTF ou avis d'expulsion, "avis d'exploser"), oui, pourtant eux, et beaucoup d'autres, y vivent.

Personne ne devrait vivre dans une cabane sans électricité et sans eau, construite de bric et de broc (euphémisme), meublée d'objets dont plus personne ne voudrait, et se faire à manger sur un ancien bidon transformé en poêle de fortune dans lequel, quand il fait froid, on fait un feu pour tenir les enfants au chaud avec n'importe quoi, ce qu'on trouve, du contreplaqué, du plastique, des vêtements, du bois pourri.

Et pourtant, même s'il y a ce scandale qui veut que certaines personnes soient condamnées à vivre dans un bidonville, que ça "passe", que la société l'accepte. Même si l'on en est réduit à aider tout seuls, à quelques-uns, en électrons libres. Même s'il faut voir les choses en face: on est un fou en train d'essayer de vider l'océan avec une petite cuiller. Même si tout ça, la disproportion entre nos idéaux et la réalité, entre nos exigences et celles de la société, entre nos moyens et le problème, on n'a pas le choix. On y va. On s'attaque au grand bleu avec notre petite cuiller. On refuse de se laisser impressionner. On est peut-être bien un Sisyphe aux yeux des gens "normaux", mais aux yeux des personnes que l'on tente d'aider dans leur misère (faute de pouvoir les en sortir, car nos petites cuillers ne suffisent évidemment pas), c'est différent. Une paire de chaussures donnée à la fille de Cendrillon pour qu'elle puisse aller à l'école, c'est peut-être ridicule de votre point de vue, mais je vous assure que du point de vue de cette petite fille et de sa mère, il y a, réellement, une différence entre aller à l'école pieds nus ou pas.

Puisque la vie est ainsi faite, on apprend à ajuster son regard. Chaque geste que je fais pour eux, chaque geste qu'ils font pour moi, change des vies. La leur, la mienne. Chaque semaine un peu davantage, ils s'inscrivent dans le tissu de mon existence et moi dans la leur. 

*

Personne ne devrait habiter sur un terrain où il n'y a aucun ramassage des ordures et où sont attirés, par la force des choses, les mouches et les rats.

Personne ne devrait avoir à se dire, comme moi les dernières fois où je suis allée rendre visite à mes amis, en voyant passer un de ces petits rongeurs qui autrefois m'auraient fait hurler de peur, qu'on s'habitue à tout. Avoir malgré soi un rire un peu amer. "Tiens, encore une chose dont je n'ai plus peur depuis que."

Personne ne devrait un jour se rendre compte qu'il sait faire avec. La misère. 

Et pourtant.

Pourtant quand on est reçu dans la cabane de ces gens qui sont en train de devenir des amis, on arrive à se concentrer uniquement sur ces instants de complicité, de solidarité, de partage, et à reléguer la misère à l’arrière-plan. On arrive à rire. On arrive à trouver précieux ce moment où ils nous offrent le café, un gâteau, ou ces cadeaux qu'ils ont cherchés pour vous, une robe trouvée sur un marché, une bague de famille, une lampe de chevet obtenue à l'occasion d'un troc, toujours choisis en fonction de ce qu'ils connaissent de vos goûts, de ce qu'ils savent que vous aimez. 

On arrive à se dire que ces moments nous sont devenus indispensables. Lueurs dans la nuit. Fleurs exotiques au milieu de la mouise. Grâce et beauté au milieu de la misère.


*

Personne ne devrait réussir à construire une vie pour lui-même et les siens alors qu'il est chassé de bidonville en bidonville, qu'il est vu comme ne méritant pas tout à fait la même chose que les autres hommes.

Et pourtant.

Pourtant nous avons inscrit les enfants de Cendrillon à l'école. Deux de ses filles y vont depuis deux mois, assidûment. La plus petite est maintenant inscrite pour la rentrée de septembre. Ses deux aînés viennent de commencer le collège. Dans les deux établissements concernés, ils ne sont pas seulement admis, ils sont accueillis. La révolution que la scolarisation des enfants est en train de produire dans leur propre rapport à la vie et dans celui de leur mère est presque indescriptible tant elle est inattendue, inespérée, importante, bouleversante, extraordinaire.

Mais personne ne devrait avoir à apprendre la vie au pays des Droits de l'homme et à prouver sa volonté et sa capacité de s'intégrer tout en vivant dans des conditions que la plupart des citoyens dudit pays ne sauraient pas même imaginer.

Et pourtant, au moment de discuter avec la directrice de l'école élémentaire et maternelle où vont depuis mars les deux louloutes de Cendrillon, non-seulement ai-je eu les confirmation que le personnel et les élèves de cette école qui devrait être un modèle pour toutes les avait adoptées, qu'elles faisaient en quelque sorte désormais partie de la grande famille, j'ai également appris que ça venait aussi d'elles. Que malgré tout, elles étaient en train d'y arriver. La directrice, merveilleuse Mme M., a eu à peu près ces mots: "Elles sont dégourdies, elles sont volontaires, elles aiment apprendre, elles sont appréciées de tous. Cela se passe très bien. Nous les retrouverons avec plaisir l'année prochaine, leur place est réservée, tout comme celle de leur sœur, la plus petite, que nous comptons bien sûr accueillir pour sa première rentrée."

*

Même si rien de tout ça n'est normal, ou acceptable, nous allons donc continuer à nous battre, Cendrillon, les autres chevaliers de l'armée des petites cuillers (Anaïs, Gilberte, Elisabeth, Yves, Nicki, Philippe, etc.) et moi, pour l'aider à construire cette nouvelle vie. Même si dans cette nouvelle vie se côtoient le bonheur de voir ses enfants s'épanouir, grandir, de voir le monde s'ouvrir à eux alors qu'ils semblaient condamnés d'avance au contraire… et la nécessité de mendier pour les nourrir, de vivre dans une bicoque sur un terrain flanqué d'un rond-point d'autoroute, sans eau, sans électricité et sans ramassage des ordures.

Car personne ne devrait avoir à vivre dans un bidonville, jamais.

Mais.

Mais si ça dépendait de moi, tant et aussi longtemps qu'il existera des bidonvilles, tous les citoyens seraient tenus, au moins une fois, d'en visiter un. 

Qu'une fois, au moins, chacun voie de ses yeux un bidonville. Qu'une fois, au moins, chacun aille à la rencontre des gens qui y vivent. Et regarde dans les yeux ces hommes, ces femmes et ces enfants. Et les salue comme ils le méritent.