samedi 23 août 2014

Le début de nous (Histoires de Roms 21)*



I have no mercy or compassion in me for a society that will crush people, and then penalize them for not being able to stand up under the weight.
 The Autobiography of Malcolm X, 1965.


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Identifier le moment précis où, entre Cendrillon, les enfants et moi, les choses ont changé, m’est facile. D’autant plus que je sais que c’est pareil pour elle, puisqu’elle m’en a parlé.
Un matin d’automne, pendant la période où toute la famille vivait sous une bretelle d'autoroute périphérique, dans des conditions insoutenables, j’avais rendez-vous avec elle, sa sœur, Sacha (son aîné, 13 ans), et Florina (4 ans), au métro le plus proche du sombre périph’. Il était question de les emmener, tous, pour s’inscrire aux Restos du cœur.
Fondée par Coluche en 1985, cette « association reconnue d’utilité publique » a pour but d’aider les personnes démunies, notamment en leur donnant accès à une aide à l’alimentation (par exemple, pour Cendrillon, faire remplir une fois par semaine son caddie de victuailles pour la famille), l’inscription gratuite à l’assurance périscolaire obligatoire pour tout écolier, le don de fournitures scolaires, l’aide à la réinsertion sociale et professionnelle, etc. Coluche aurait lancé l’idée en voyant, indigné, les gaspillages alimentaires d’une société de consommation qui préférait détruire ses surplus alimentaires plutôt que de les donner aux gens dans le besoin : « Quand il y a des excédents de nourriture et qu’on les détruit pour maintenir les prix sur le marché, on pourrait les récupérer et on essaiera de faire une grande cantine pour donner à manger à tous ceux qui ont faim », aurait-il dit.
Un matin de septembre 2013, nous nous sommes donc embarqués en métro, Cendrillon, Sacha, Florina, leur tante (la soeur de Cendrillon) et moi, pour nous rendre ensemble au centre d’inscriptions des Restos. C’était la première fois, pour nous tous. J’étais arrivée au rendez-vous que nous avions fixé ensemble lors de ma dernière visite sous le périph’, devant l’entrée du métro, inquiète de ne pas les trouver, eux dont le téléphone portable ne marchait évidemment plus, et qui n’avaient pas forcément le moyen de savoir l’heure, la date, etc. Je reste admirative devant le fait que dans les moments les plus difficiles, comme la période du périphérique, ils réussissent à savoir quel jour nous sommes, à s’y intéresser.
Je les avais vus apparaître à l’autre bout de la place, me faisant de grands signes, peut-être avec un quart d’heure de retard, pas davantage, courant vers moi dans la lumière d’un beau soleil furieux, comme soulagés eux aussi que je ne leur aie pas fait faux bond.
Je me souviens avoir été émue par leur démarche énergique et volontaire, qui avait quelque chose d’enjoué, malgré tout.
À cette époque, le français de Cendrillon était beaucoup moins bon qu’aujourd’hui, idem pour Florina… mais Sacha se débrouillait déjà très bien et nous servait d’interprète.
Je leur ai distribué des tickets de métro et ensemble, nous avons passé les tourniquets et sommes allés attendre avec les autres usagers, sur le quai.
Ai-je besoin de vous parler de la valse des regards sur notre groupe? Les yeux des bonnes gens qui couraient affolés de Florina aux pieds nus noirs de suie (elle avait retiré les babouches deux tailles trop grandes qui constituaient sa seule paire de chaussures), à Cendrillon qui lui criait après en roumain parce qu’elle refusait d’écouter et de se tenir loin des rails, à Sacha excité comme une puce qui me demandait de lui lire chacune des affiches publicitaires du métro, à la sœur de Cendrillon avec son caddie tout déglingué, pliée en deux à cause de la toux, une cigarette plantée sur l’oreille… à moi, soudain prise d’un élan protecteur presque maternel. Moi qui me suis mise à fusiller du regard les bonnes gens, moi transformée en garde-fou, saisissant Cendrillon par la main pour la faire asseoir à côté de sa sœur, et prenant carrément Florina dans mes bras, continuant de lire à Sacha tous les mots qu’il me pointait sur les affiches et pancartes, et surveillant comme une lionne les alentours, prête à mordre…
Prête à mordre, oui, quand nous sommes entrés dans la rame de métro, que nous nous sommes assis, tous, et que j’ai presque vécu de l’intérieur les regards que l’on reçoit quand on est eux. Évidemment que les autres voyageurs savaient que j’étais une sorte de bénévole ou d’accompagnatrice et non pas « l’une d’eux », évidemment qu’ils ne me regardaient pas tout à fait de la même manière qu’ils les regardaient, eux. Mais d’être assise avec eux, de sentir une appartenance à ce petit groupe que nous formions, m’a tout de suite propulsée dans une expérience inédite : vivre tout ça avec eux, qui semblaient d’ailleurs s’en formaliser bien moins que moi. Ressentir physiquement la honte et la douleur sous la pression des regards que l’on portait sur eux. Mais ce n’était pas de Cendrillon que j’avais honte, ou de sa sœur, ou des enfants, ou du fait qu’ils avaient les mains noires de saleté, qu’ils se comportaient dans le métro un peu comme des petits êtres à la fois effarés et survoltés, que Florina était pieds nus, qu’assise sur mes genoux, elle faisait courir ses mains noires de suie dans mes cheveux, en une caresse intense et brouillonne, qui m’a fait m’enticher d’elle à ce moment-là corps et âme et pour de bon… Non. Tout cela m’émouvait. Tout cela, je l’observais avec respect. Je découvrais « eux dans le métro » et tout ce que ça pouvait vouloir dire. Ce n’est pas d’eux que je rougissais. Non : j’avais honte pour les bonnes gens qui nous regardaient avec un tel sans-gêne. Je les aurais presque tous giflés. Presque. (Car certains ne jetaient pas sur nous les regards impardonnables dont je parle, mais plutôt des regards d’appui, de solidarité. Ceux-là étaient plus rares.)
J’étais assise avec la petite sur mes genoux, donc. Sacha se tenait fièrement debout à une de ces sangles accrochées à une barre de métal, tout fier d’être assez grand. Cendrillon et sa sœur étaient assises en face de moi, leur caddie tout déglingué à leurs côtés. Florina et moi entrions véritablement en contact pour la première fois. Face à moi (elle ne parlait alors pas du tout ma langue), les mains dans mes cheveux ou sur mes joues, elle me racontait des tas de choses auxquelles je ne comprenais rien. Un courant s’était mis à passer entre nous. Qui m’a électrisée. J’ai éclaté de rire quand elle m’a piqué une de mes barrettes pour se faire une coiffure, prenant des allures de grande dame. Je l’ai serrée fort contre moi en poussant un grognement affectueux. Sa mère et moi nous sommes regardées. Nous avons souri. Quelque chose était en train de basculer. C’est à ce moment-là que j’ai su que si je laissais libre cours à ce qui était en train de m’envahir, Cendrillon et sa famille allaient devenir pour moi des personnes aimées. Avec tout ce que cela signifie, et qui est énorme. Et sans le mesurer vraiment je le savais. Et manifestement, elle le savait aussi, puisque lorsqu’elle me reparle aujourd’hui de ce matin-là, elle dit « le début de nous »…
Nous sommes allés aux Restos où, devant la porte des locaux, une foule attendait… des gens de tous les types et de toutes les provenances, fatigués, mal à l’aise quand à côté d’eux sur le trottoir passaient les gens « normaux » qui vont travailler, angoissés à l’idée de, peut-être, se voir refuser une aide dont dépendait leur survie, celle du gamin avec eux dans la poussette, celle du vieillard accroché à leur bras… Des gens de partout, roms comme non roms, francophones comme allophones, jeunes comme vieux, familles comme célibataires… Un portrait à vous faire hurler… Sous mes yeux, de grand matin, en plein soleil, ce qui doit à tout prix rester dans l’ombre pour ne surtout pas qu’on soit obligé de penser qu’il pourrait tout à fait s’agir de nous, que cela pourrait tout à fait nous arriver - et qu’alors on serait tout à coup moins enclins à dire que ceux qui connaissent ce type de malheur en sont, d’une manière ou de l’autre, responsables… Nous avons attendu perdus dans ce groupe, dégradé des hontes et des vilains secrets niés par le monde qui est le nôtre (ces choses existent autant au Québec qu’en France, je le sais), jusqu’à ce qu’on nous attribue un numéro et que, peu après, on nous accueille. Je tiens à l’écrire en toutes lettres s’agissant des personnes qui nous ont reçues et qui se sont occupées du dossier de Cendrillon et des siens : Coluche serait fier, et rassuré.
Munis du coupon qui allait permettre à Cendrillon d’aller, le mardi suivant, recevoir le nécessaire pour nourrir sa famille une semaine, et qui serait renouvelé tous les mardis suivants, nous avons repris le métro. Je venais de grandir encore un peu, mais évidemment je ne dis rien à Cendrillon de cette constatation de gamine gâtée (ou du moins de gamine qui avait eu de la chance), tout importante, essentielle qu’elle fût pour moi. Je me contentai de tenir la main de Florina qui trottinait joyeusement à mes côtés sur le trottoir et de poursuivre le jeu commencé avec Sacha et elle pour tromper l’attente au cours de la matinée : leur demander, en pointant une voiture, un arbre, la cigarette de Cendrillon, un bus, un coiffeur, comment on appelait ces choses en roumain, et répéter après eux, en rougissant, et rire de bon cœur en les entendant se moquer un peu de ma prononciation pourrie. Bus? Motora! Arbre? Copac! Autobus? Autobuz! Cigarette? Tigari! Coiffeur? Friserie! Friserie? C’est trop beau! J’adore!, et ainsi de suite. (Comment on dit : « Je crois que je vous aime »?)
C’était ça, c’est ainsi que ça s’est passé, « le début de nous ».





***Ce texte est un extrait du travail en cours (récit (dé)construit à partir de l'ensemble de ce blog et de mon expérience des derniers mois auprès de familles roms démunies). 
note: les prénoms dans ce billet sont, évidemment, fictifs.