mardi 30 septembre 2014

Réciprocités (Histoires de Roms 23)

photo: Christian Desmeules

Les plus grandes vilenies d'aujourd'hui ne proviennent pas de ce qu'on les fait, mais de ce qu’on les laisse faire.

Robert Musil, L’homme sans qualités

*

J'espère qu'on me pardonnera si, aujourd'hui, je parle aussi un peu de moi.

Depuis un moment déjà, quelques jours, peut-être quelques semaines, ça ne va pas. J'ai du mal à me l'expliquer - il n'y a aucune raison, dans ma vie actuelle, qui le justifie. Je suis privilégiée sur bien des plans. Je pense avoir atteint à une sorte d'épanouissement. Avoir passé le véritable âge de raison, celui qui vient bien après 7 ans, celui qui fait que si on nous donnait aujourd'hui le choix entre nos rêves de jeunesse jamais réalisés et ce qu'on a eu la force d'accomplir en composant avec et parfois malgré tout, on sait qu'on opterait sans hésiter pour ce qui s'est finalement, réellement passé. 

N'empêche, je ne comprends pas ce qui m'arrive, depuis quelques jours, peut-être quelques semaines... Une sorte de grande lassitude, voire une tristesse, profondes. Cela me fait ressembler à une personne qui, de manière générale, continue de faire ce qu'elle a à faire, une personne qui retrouve le sourire lorsqu'elle "interagit" socialement, professionnellement, avec ses proches... mais une personne qui, dès qu'elle se retrouve seule, voit tout à coup la fatigue la freiner, ou alors, comme ça, ses yeux s'emplir de larmes, sans raison.

J'ai bien essayé de m'expliquer cela "rationnellement" (épuisement? virus qui couve? signes précoces d'une ménopause qui se pointerait déjà malgré mes humbles 42 ans? somnambulisme dont personne n'aurait osé me parler et qui grugerait mes nuits à mon insu, peuplant mes journées de cauchemars éveillés?)... en vain. 


*

J'ai fini par en parler, timide, à mon compagnon. Comme toujours, il m'a aidée à trouver des mots, apaisants même si imprécis, pour tenter de nommer les choses.

Il me semble que ce qui ne va pas et qui me paraît si incongru, si puissant, si paralysant, c'est quelque chose comme mon regard sur le monde dans lequel nous vivons. Sur ce pays que j'ai choisi et que j'aime tout en le craignant. Ce pays, sans doute à l'image d'une bonne partie du monde, qui ces derniers mois me semble dur, impitoyable, agressif. "Depuis quelque temps, depuis que j'ai ouvert franchement et sans ciller les yeux sur lui, ton pays m'effraie." Il n'est sans doute pas pire que le mien, ou peut-être si, peut-être qu'il l'est, un petit peu, plus rude, plus impitoyable, mais quoi qu'il en soit, m'engager auprès de personnes qui font partie des minorités dans ce pays où semblent de plus en plus nombreux ceux qui sont prêts à faire résonner minorité avec ennemi, paria, bouc émissaire, m'a, on dirait, plus sérieusement ébranlée que je ne l'aurais cru. "C'est peut-être parce que je suis, moi-même, devenue ça: une minorité. Mais on dirait que tout ce que je vois, au dehors, c'est de la dureté, de la violence, du danger. On dirait que je suis devenue trop fragile, et je sais que ce n'est pas raisonnable, et je sais que ça n'est pas possible, pas une façon de vivre, mais c'est comme ça."

Il m'a écoutée. M'a entendue. M'a demandé si cela ne m'aiderait pas d'écrire quelques lignes à ce sujet. (Il me connaît comme s'il m'avait faite!) Il a aussi voulu me rassurer, non pas en me disant que le monde est meilleur que ce que je crois, ou qu'il est moins menaçant, mais en me parlant plutôt de la force qu'il voit en moi. 

Il m'a dit que depuis que je connais Fabian, Clara, Cendrillon, leurs proches et voisins, depuis que je regarde sans fléchir la réalité horrible de leur vie, depuis que je vis concrètement ce que les autres appellent "le problème rom" (expression qui montre combien pour eux tout cela est abstrait et désincarné), depuis que j'accompagne des Roms en difficulté et qu'il m'arrive d'affronter avec eux, à leurs côtés, ce qu'ils ont à affronter, depuis que j'ai accepté de franchir la limite qui distingue "aider de loin" et se laisser aller à s'attacher aux gens, à les aimer... je sais gérer les situations difficiles comme jamais je ne l'avais fait auparavant. Sans paniquer, de manière efficace, m'a-t-il dit.

Je l'ai remercié de ces mots. Je lui ai dit que je ne savais pas si je les méritais. Je lui ai dit qu'il avait peut-être raison, qu'il me voyait sans doute mieux, depuis sa place à lui, que je ne me vois moi-même, mais qu'à la fois, je me sentais désormais si sensible, si vulnérable... et que de là, peut-être, venait ce que j'étais en train de traverser. Cette grande plage de lassitude, de tristesse, profonde et comme sans objet.

J'étais, je suis, désemparée. Mais je sais que je ne suis pas seule. Il est là, lui, à mes côtés, j'ai quitté mon pays et mon monde pour venir vivre avec lui... Il quitte le sien, en quelque sorte, tous les jours, depuis les neuf ans que je vis ici, pour venir me rejoindre là où je me trouve désormais: ce lieu où, étrangère, ma vie a été chamboulée par la rencontre d'autres étrangers, et par les liens que j'ai tissés avec eux.


*

Ce matin, en sortant de faire une course à la poste, toujours possédée par cette lassitude, cette tristesse, l'oeil humide, j'ai entendu une voix de femme crier mon prénom... M'appeler, deux, trois fois, avec de plus en plus d'insistance et quelque chose comme un élan maternel.

J'ai regardé vers l'arrêt de bus qui se trouve en face de la poste. C'était Cendrillon, là, toujours aussi belle, avec sa longue jupe et son pull mal assortis, son foulard à fleurs, son sourire. Ses yeux aimants. Son bras tendu vers moi.

J'ai traversé la rue à la hâte. Nous sommes comme tombées dans les bras l'une de l'autre. C'était, en deux ans, la première fois que je la croisais par hasard. Je pense qu'elle s'était aperçue de ma tristesse, mais que par pudeur, plutôt que de me poser des questions, elle a choisi, par le ton de sa voix, la douceur de son regard, la tendresse dans ses gestes, de prendre soin de moi. Nous parlions des dernières nouvelles de ses enfants, de son mari, des trucs qu'il faudra penser à lui procurer pour que leur cabane soit au moins minimalement isolée du froid, et chauffée, avec l'hiver qui approche... nous avions une de nos conversations habituelles, tissées à la fois de difficultés que la plupart des gens ne songent jamais à imaginer, et de blagues, de rires, de candeur... A un moment où je lui ai confié être un peu fatiguée ces jours-ci (je n'ai pas osé lui en dire davantage) elle m'a pris la main. Et alors j'ai senti cette chose, ce n'était pas la première fois mais ce matin, c'était encore plus crucial que d'habitude: la réciprocité entre Cendrillon et moi. 

Elle est "pauvre" mais elle est riche de beaucoup de choses que je n'ai pas. Je suis "riche" mais j'ai besoin d'elle comme j'ai besoin de mon compagnon, de mon fils, de mes amis, pour améliorer l'état de ma vie. Elle est écartée de la société mais elle sait la solidarité et le partage mieux que beaucoup d'entre nous. Je suis en apparence à ma place dans le monde, mais la côtoyer me fait prendre conscience de ma réelle position: celle de l'Autre. Notre relation est échange. Elle y tient, j'y tiens. C'est une question de dignité, pour nous deux.

La bouffée de bonheur que j'ai ressentie, simplement en passant cinq minutes à parler avec Cendrillon à l'arrêt de bus, la chaleur de ses bras autour de moi quand nous nous sommes serrées, le poids qui a disparu de mes épaules, ne serait-ce que quelques précieuses minutes, après l'avoir quittée en lui promettant que je serais bien là, à l'école où vont ses plus jeunes, un matin cette semaine pour embrasser les enfants et lui remettre les chaussures que je lui ai dit avoir trouvé pour l'une d'elles... et peut-être grignoter quelques gâteaux que j'apporterai, fumer une cigarette, rire au soleil d'automne... ça ne m'a pas donné la clef qui expliquerait ce qui, ces temps-ci, me prend. Certaines des réponses que je cherche ne viendront d'ailleurs peut-être jamais, ou pas tant que je serai moi, que ce monde sera ce qu'il est. 

Non, cette rencontre inopinée avec Cendrillon, n'a pas tout élucidé, tout expliqué, mais elle a confirmé deux ou trois choses, et pas des moindres. 

Suis-je trop sensible, trop fragile, pour ce truc fou que j'ai entrepris, cet engagement? Oui. Cela ne fait pas de doute. Vais-je pour autant reculer? Pas question. 

Car comme on dit, il est trop tard: mon coeur est pris. Et depuis bien longtemps déjà ce ne sont plus simplement eux, Cendrillon, Fabian, Clara et les autres, qui ont besoin de moi et qui me font l'honneur de compter sur moi.

C'est, tout autant, moi qui ai besoin d'eux.


vendredi 19 septembre 2014

Gadoue (Histoires de Roms 22)


“I want a civilization in which 'progress' is not definable 
as making the world safe for little fat men.” 
 George OrwellThe Road to Wigan Pier

*

Tu ne connais rien à la gadoue tant que tu n’es pas allée rendre visite à des gens qui vivent dans un bidonville par un jour de pluie qui ressemble à un jour de novembre. Tant que tes pas incertains ne t’ont pas menée dans les allées de boue glissante où on n’a le choix qu’entre s’enfoncer le pied jusqu’à la cheville ou glisser et tomber à la renverse dans la vase. 
Tu es là, avec tes deux copines, Nicki et Anaïs, sous un grand parapluie, à essayer tant bien que mal de suivre les coulis de fange que sont devenues les allées du bidonville, à essayer de placer le pied où il faut pour ne pas t’y étaler de tout ton long, et les habitants sortent de leur demeure certains éberlués, d’autres pour vous donner le bras et vous indiquer dans quelle direction se trouvent Blanche, ses enfants et son mari, venus se réinstaller là, dans cette grande orgie de boue, de grisaille et d’eau qui tombe par trombes si bien qu’on ne voit rien devant soi. Et certains ont mis à terre des vieilles planches de bois et de bouts de palettes pour qu’on puisse circuler.
Tu es là à gâcher tes seules baskets et tu te dis : « Pas grave, pas grave, tu en as d’autres, des chaussures, arrête de faire ta princesse, regarde là les enfants qui sont pieds nus, et tu paries combien que cet homme qui te donne le bras a des semelles criblées de trous ? Arrête de flipper. C’est ta manière de détourner la gravité de ce que tu vois. Tu le sais. Tu ne sers à rien si tu paniques. Ressaisis-toi ! »
Et toutes ces émotions confuses qui te retournent les boyaux pendant que tu te tords les chevilles que tu titubes que tu peines et luttes et que tu finis par fermer ce satané parapluie qui ne fait que compliquer les choses de toute façon, et qui est une insulte. Un parapluie comme une offense, à tous ces gens qui n’ont rien, et à Blanche.
Blanche et les siens que vous retrouvez enfin et qui n’ont pas encore eu le temps d’amasser le matériel nécessaire pour se construire une cabane. Blanche et les siens à l’extrémité extrême du bidonville, là où après la dernière évacuation, celle d’un autre triste lieu de vie, on a dû inaugurer une nouvelle « rue » pour accueillir ceux qui étaient de nouveau en recherche d’un coin où « s’installer ». Une nouvelle « rue » où sont alignées des… comment dire… « tentes » serait injuste et exagéré. Des tentes, ce serait le rêve. Mais là non. Blanche, son mari et ses petits (4 ans et 1 an), ainsi que trois ou quatre autres familles, sous la pluie battante, sous une minuscule bâche de plastique tenue à deux mètres du sol par un pauvre morceau de bois, avec leurs affaires, sur une vieille couverture ou un tapis posé à même la vase, attendant que ça passe.
Et toi et tes potes, votre beau parapluie injurieux maintenant refermé pendu à vos côtés comme un vieil oiseau trempé et piteux, vos chaussures auxquelles s’accrochent des gâteaux de boue, vos cheveux qui gouttent, vos cœurs serrés, vos visages essayant de ne pas le laisser paraître, sourcils froncés et esprits concentrés sur la liste de matériel dont le mari de Blanche vous dit avoir besoin : tant de clous, deux ou trois autres bâches, tant de planches ou palettes, poutres pour le toit, et ainsi de suite.
Tu sais que Nicki et Anaïs retiennent mieux ces choses que toi. Tu es plus douée pour retenir les listes de courses alimentaires ou vestimentaires que pour les matériaux de construction, en général. Va savoir pourquoi.
Alors tu t’en remets à elles. Tu leur fais confiance.
Tu laisses ton esprit se noyer dans le déluge d’eau sale et de boue.
Tu encaisses.


*Ce texte est un extrait du travail en cours (récit (dé)construit à partir de l'ensemble de ce blog et de mon expérience des derniers mois auprès de familles roms démunies).
** Il est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/190914/gadoue-histoires-de-roms-22