lundi 26 janvier 2015

S'unir (Histoires de Roms 30)

Autoportrait d'un oeil, R., 6 ans

"Ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer ; je l'atteins en plein coeur, je la transperce et je la fixe sous les regards ; à présent, j'en dispose, à chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l'avenir." Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?

*

Je n'ai trouvé son message que le lendemain, le samedi après-midi. 

Il m'avait téléphoné la veille, le vendredi soir, vers 19 heures, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Plutôt que de faire sonner puis de raccrocher en se disant que si j'apercevais son numéro sur l'afficheur, je le rappellerais aussitôt que je serais disponible, il a utilisé une partie du crédit de temps d'antenne de son propre téléphone pour me laisser un message. Ce qui n'est pas non plus dans ses habitudes. Ses conditions de vie ne lui permettent pas de s'acheter, comme ça, régulièrement et sans compter, les précieuses cartes de temps d'antenne Lycamobile qui lui permettent de passer des appels.

Peut-être mon portable était-il éteint pour la soirée au moment où il a téléphoné, ou à l'autre bout de l'appartement pendant que je préparais à dîner? Je ne sais plus. Quoi qu'il en soit, ce n'est que le lendemain, en début d'après-midi, que j'ai remarqué que j'avais un message de lui, le compagnon de Cendrillon.

"Mélikah, c'est moi, H., est-ce que tu peux rappeler mon téléphone s'il-te-plaît?"

Sur le coup, à part être surprise d'entendre sa voix sur mon répondeur, je ne me suis pas spécialement inquiétée. Il était prévu que je passe les voir, Cendrillon, les enfants et lui, ce week-end. C'est une période difficile. Cendrillon a du mal à tenir le coup. On dirait qu'elle décline, qu'elle est déprimée - on le serait à moins! avec un ex-conjoint en rétention préventive depuis des mois, six enfants à qui leur père manque évidemment, leur angoisse et à gérer, la misère jusqu'au cou et une cabane de bidonville pour seul toit! Elle peine à emmener les enfants à l'école tous les jours, à les garder propres comme il le faudrait malgré le froid, l'absence d'eau courante, les jours de pluie glaciale qui ont transformé les allées du bidonville en gadoue qui n'a jamais le temps de sécher... Elle nous inquiète un peu, on la sent qui est à deux doigts de baisser les bras. Et lui, l'actuel compagnon, aimant et aidant selon les propres mots de Cendrillon, fait ce qu'il peut pour la soutenir... mais c'est dur.

Je le rappelle donc le lendemain du soir où il m'a laissé son message, convaincue qu'il s'agit de se dire à quel moment il est préférable que je passe ce week-end, habituée maintenant à ce que ce soit lui qui téléphone pour prendre nos rendez-vous, planifier nos rencontres, régler les questions administratives et faire les démarches qu'elle n'arrive plus à effectuer seule. 

"H., c'est moi, Mélikah! Comment tu vas?"

Il ne va pas bien. Ou plutôt, elle, Cendrillon, ne va pas bien. Elle est à l'hôpital. Et évidemment, comme je ne parle pas roumain, que son français à lui est très bon pour les choses de la vie courante mais qu'il n'est pas médecin, il n'arrive pas à me dire pourquoi elle y est. Je comprends que quoi qu'il en soit, il est possible qu'elle sorte ce soir. Il me demande si je pourrais passer les voir. "Parce que Cendrillon, pas ça va."

*

C'est samedi après-midi. Nous recevons six personnes à la maison le soir. Anaïs, débordée par son nouveau boulot, prépare également une soirée chez elle. C'est le week-end et Roxanna, dont le boulot est de travailler d'arrache-pied et avec un dévouement inégalé en tant que médiatrice auprès des gens que nous aidons (pour les admirables Médecins du Monde), en a bien besoin. Oser les déranger? Une hospitalisation et moi qui n'arrive pas à en savoir les raisons, ça justifie que je les embête un samedi après-midi, ou pas? (Surtout que Roxanna, elle, parle le roumain.) 

Je me dis que oui. Que peut-être même elles seraient heurtées que je ne les dérange pas. Je laisse des messages. J'attends. J'ai un autre rendez-vous téléphonique avec H. à 18 heures. Je n'arrive à me concentrer sur rien

*

Je n'ai pas eu à me morfondre longtemps. Très vite, un texto d'Anaïs. Tiens-moi au courant. N'hésite pas à me téléphoner. Elle est disponible le lendemain matin, que ce soit pour aller chez Cendrillon ou à l'hôpital.

Peu après, un appel de Roxanna, qui n'a pas hésité un instant, même si c'est le week-end, à téléphoner à H. pour mieux comprendre ce qui arrive à notre Cendrillon.

Les nouvelles sont à la fois bonnes et mauvaises. Elle va en effet rentrer chez elle ce soir. Elle n'est pas en danger, mais elle l'est. Elle a cédé à l'épuisement, physique et moral, à l'angoisse et au fait qu'elle n'arrive pas à manger à cause du stress depuis des semaines et des mois, qu'elle boit des quantités industrielles de café pour tenir. Elle est tombée dans les pommes. H. et un cousin l'ont emmenée à l'hôpital. On l'y a gardée car sa situation est inquiétante. Elle a été plusieurs jours sous perfusion. Elle a craqué.

Lorsque je reparle à H. à 18 heures, et quelques secondes après à ma belle Cendrillon avec sa petite, toute petite voix, un plan de secours a été élaboré: Anaïs et moi irons dès demain matin chez elle, nous verrons ce qu'il faut faire pour pouvoir remettre un peu les choses sur les rails, pour que les enfants puissent aller à l'école avec des vêtements propres, que Cendrillon soit accompagnée par Roxanna dans un parcours pour lui refaire une santé et lui redonner des forces, pour savoir comment nous pouvons aider H. à l'aider... et pour leur dire que nous sommes là.

Au téléphone, émue, la voix faible, elle rit tout doucement, me dit que ça ira, que H. est gentil et qu'il s'occupe bien d'elle, qu'elle l'aime beaucoup, qu'elle a hâte de me voir, et lui à côté d'elle me dit qu'il est heureux que Roxanna, Anaïs et moi nous préoccupions d'eux, et moi je lui dis carrément à lui, tant pis pour les convenances, "Merci! Merci tu es super. Et nous t'aimons beaucoup, nous aussi!"

Il rit de bon coeur. Moi également, malgré mon coeur serré. A demain, à demain, sans faute.  Et gros bisous.

*

Comment, d'une situation de cette gravité, tant de bonheur et de chaleur peuvent-ils naître?

Anaïs et moi arrivons le lendemain dans la cabane. Cendrillon est là, amaigrie, pâle, son sourire timide, à côté du poêle. Les enfants poussent des cris de joie en nous voyant. H. m'embrasse comme du bon pain. Anaïs et moi nous précipitons littéralement vers Cendrillon et nous l'entourons de nos bras. Quatre bras qui lui caressent l'épaule, la serrent, lui prennent la taille, lui touchent la joue, lui écartent une mèche de cheveux qui tombait devant les yeux. Joues collées, un nez dans le cou, baisers sur les joues, et rires pour ne pas pleurer.

Anaïs s'assied auprès de H. et de S., l'aîné de Cendrillon, tout content parce que nous lui avons dégoté aux soldes des baskets neuves. Celles des autres enfants ont été offertes par la directrice et les maîtresses de l'école primaire que fréquentent les trois filles cadettes. Deux d'entre elles, selon une tradition bien à nous, m'empruntent mon portable pour jouer les photographes.

Cendrillon me propose un café. Elle s'en sert elle-même un tout petit fond de tasse, obéissant aux consignes données par Roxanna. Je crois que ce doit être l'un des meilleurs cafés que j'aie jamais bus. Fort, sucré, comme dense, et incroyablement savoureux. Je le lui dis.
- C'est le café roumain, Mélikah. C'est très bon. C'est pour ça que tu aimes. (Et, avec un sourire espiègle:) C'est pas comme ton café français pas bon!

Le reste de cette matinée, qui demeurera gravée dans ma mémoire, et qu'il fallait que j'écrive ici, pour que ceux qui me liront voient, soient témoins, mesurent, s'est passé entre les câlins de ces enfants que j'aime avec fureur (et dont les progrès en français sont tout simplement spectaculaires), Anaïs discutant paisiblement avec l'aîné qui lui raconte qu'il a gardé un contact régulier avec son père mais qu'il a une belle relation avec le compagnon, Roxanna qui est au téléphone pour prendre des nouvelles et donner conseils, chaleur, soutien, H. et moi qui faisons le planning de la semaine, rendez-vous, lessives à faire, et ainsi de suite.

A un moment, R., 6 ans, surexcitée, qui épuise sa mère, qui l'énerve, refuse de l'écouter, de se calmer... La tension monte. Je m'accroupis pour pouvoir lui parler face à face, à sa hauteur, et je lui dis: "écoute, poulette. Je sais que tu comprends bien ce que je dis parce que tu parles très bien le français maintenant, et que tu es grande. Ta maman est vraiment très fatiguée. Elle a besoin que tu sois grande. Que tu te calmes, que tu sois toute douce avec elle. Que tu lui fasses des bisous. Ok? Tu m'entends?"

Je la serre contre moi, je la sens qui se calme un peu... "D'accord, Mélikah", me dit sa petite voix rauque. Un autre bras que les siens m'enserre pendant qu'une main caresse vigoureusement mes cheveux. C'est Cendrillon. Elle s'est accroupie aussi. Elle m'embrasse dans le cou. 

Pendant le reste de notre visite, l'humeur reste celle-là. Affection rieuse ou émue, joie, espoir.

On dirait qu'une nouvelle étape vient d'être franchie entre nous tous. Celle où nous mesurons à quel point quoi qu'il arrive dans cette lutte, nous sommes ensemble

Et je me dis que cela, avec toute sa rudesse et sa beauté, cela qui est à la fois un scandale et un miracle, il faut que je le dise. Que je l'écrive. Dont acte.




* billet également disponible sur Mediapart, Le Club, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/260115/sunir-histoires-de-roms-30