samedi 7 mai 2016

Inutile (Histoires de Roms 43)

You think your pain and your heartbreak are unprecedented in the history of the world, but then you read. It was books that taught me that the things that tormented me most were the very things that connected me with all the people who were alive, or who had ever been alive.
James Baldwin
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Elle ne me ressemble pas.
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu. 
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu avant de la connaître, Elle, et que mon regard sur le monde soit à jamais réajusté, reformulé, réorienté - vers les fissures béantes sur cet écran qui tient lieu de réalité aux gens qui vivent dans un certain confort, écran tout déchiré dans lequel mon regard s'obstinait, allez savoir pourquoi, et comme tant de mes semblables, à voir une surface plane, unie.
Elle ne me ressemble pas: j'ai 43 ans, je vis dans un appartement confortable, j'ai des dettes parce que j'ai fait de longues études de lettres dans une institution prestigieuse au Québec, je gagne mal ma vie parce que je suis une chercheuse et auteure "confidentielle mais respectée", sauf que mon conjoint est prof et qu'il me soutient, j'ai un enfant unique que j'ai eu sur le tard et après y avoir longuement, mûrement réfléchi, un enfant qui vit dans une maison pleine des livres que nous lui avons appris à aimer comme nos parents nous l'ont appris à nous, un enfant qui est entouré de soins à l'école, dans la famille, parmi les proches, un enfant que nous aimons et qui a toutes les chances de son côté pour "réussir", dont j'espère surtout et même avant tout que je saurai l'armer pour la vie, lui donner la force d'assumer fièrement ce qu'il est, de marcher tête haute, j'espère lui transmettre ce que j'ai appris à son contact, à Elle: il y a dans nos villes des gens qui vivent dans la misère et le malheur, nous en croisons souvent qui nous demandent de l'aide, une cigarette, quelques pièces. Que l'on puisse accéder à leur demande ou non, un impératif: toujours leur témoigner politesse, respect et surtout, gentillesse.
Elle ne me ressemble pas: elle a 35 ans, 6 enfants dont l'aîné en a 15, elle vit dans des bidonvilles, dans la rue ou dans des conditions précaires depuis toujours ou presque, elle n'a pas choisi grand-chose dans sa vie, je ne sais même pas si elle a vraiment choisi d'avoir tous ces enfants en si peu de temps. Elle les aime, mais elle n'a pas le temps ou le loisir de se poser un millième des questions de riche que je me pose. Elle ne sait pas lire, mais elle aime voir que ses enfants, dans leur scolarité chaotique, commencent à savoir écrire et déchiffrer quelques mots. Ils n'ont pas de livre à eux, sinon ceux que moi ou quelques autres leur ont offerts et qu'ils doivent laisser derrière à chaque nouvelle expulsion ou évacuation. Sinon ceux qu'ils feuillettent lorsque des bénévoles viennent leur donner des ateliers de lecture. Elle a sans doute plein de dettes et d'impayés, mais que peut-elle, que pourra-t-elle jamais y faire? Elle n'a à ma connaissance eu la chance d'aller à l'école que trois ou quatre ans, lorsqu'elle était enfant, en Roumanie. Une part d'elle est restée de cet âge, et parfois elle ressemble à une fillette démunie coincée avec 6 enfants, coincée dans un corps de femme très belle mais dont la misère a vieilli trop tôt les traits.
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu avant elle mais me rappelle ces personnages de romans ou de films, issus des banlieues américaines très pauvres, ou d'une histoire du Québec noire et misérable, ces personnages à qui on sent que la vie n'a réservé pour seul cadeau ce qu'elle a de plus laid et de plus impitoyable, de plus moche et de plus cruel, ces personnages toujours déjà condamnés, fichus, tragiques, qui entre les sursauts de courage et d'énergie lorsque la fatigue prend une pause, s'effondrent et deviennent comme des gamins qui ne savent faire que des conneries et détruisent toutes leurs chances de s'en sortir, comme on dit.
Oui, elle ressemble à ces êtres de papier ou de pellicule qui m'ont toujours tant marquée, dont les destins m'ont toujours tant remuée, peut-être bien parce que je suis la fille d'un immigré et d'une Québécoise tous deux issus de familles nombreuses et tout sauf aisées (14 enfants dans un cas, 11 dans l'autre), qui ont connu dans leur enfance plusieurs déclinaisons de la grande noirceur. 
Elle ne me ressemble apparemment pas, avec son incapacité à se prendre en mains quand les années de misère se mettent à tellement lui peser qu'elle néglige tout à commencer par elle-même, et qu'elle fait n'importe quoi. Je suis apparemment beaucoup moins inquiétante qu'elle, mais c'est parce que j'ai toujours un filet où je sais que finiront mes chutes. Et que personne ne me voit quand les fantômes de la grande noirceur que mes aïeux m'ont laissés en héritage, quand ma propre galerie de démons personnels et je-ne-sais quelles autres araignées au plafond, viennent réveiller en moi cette gamine terrifiée qui pourrait être la jumelle de celle qui, en Elle, se bat contre la femme de 35 ans qui n'a jamais pu s'épanouir. La femme de 35 ans qui en a vu, tellement vu, que tous les doctorats du monde n'arriveraient pas à la cheville du savoir qu'il y a dans ses yeux bleu de Perse.
Elle me ressemble, quand dans les moments rudes - mes moments d'horreur intime de fille qui a de la chance, ses moments d'horreur réelle de femme seule avec six enfants dans la misère physique matérielle réelle et parfois émotionnelle - nous nous téléphonons et que, réflexe gémellaire d'enfants mal fichues, l'une ou l'autre, invariablement, fait une blague potache, un truc tout con, pour arracher l'autre à sa douleur rien qu'un instant, et que nous rions ensemble comme des adolescentes débiles et que j'oublie tout, tout, les différences de nos histoires, mon impuissance devant ses malheurs à elle qui est la même que celle de la lectrice ou de la spectatrice que j'étais et qui lisait une pièce de Michel Tremblay, regardait un épisode de The Wire ou écoutait l'histoire des parents de ses parents. Parfois quand je suis avec elle, j'oublie qu'en réalité je ne sers à rien, et je me dis que c'est bon de rire avec elle et que je me fous du reste.
Je ne sers à rien, sinon à être désormais ce regard sur le monde qui sait qu'il y a des déchirures derrière lesquelles se cachent des femmes et des hommes dont on ne pourra plus jamais me faire croire qu'ils n'ont rien à voir avec moi.
Je sers à les regarder en face, à leur sourire, et à dire à tous ceux qui pourront l'entendre: regardez!, de l'autre côté de la déchirure... oui, là... il y a des hommes, des femmes, comme nous.
Je ne sers à rien, sinon, peut-être, j'espère, à être cette petite chose inutile devant l'immensité de ses problèmes à Elle, mais dont Elle sait que l'amitié est acquise.


** billet également disponible ici: https://blogs.mediapart.fr/melikah-abdelmoumen/blog/070516/inutile-histoires-de-roms-43