En attendant la publication des actes du colloque Cultures et autofictions de Cerisy, en guise de "teaser" ,le début du texte que je viens d'y lire. Mille mercis à Isabelle Grell et à Arnaud Genon, qui m'y ont invitée.
Petite
fille, dans mon lit le soir ou parfois même dans le jardin de notre appartement
montréalais, en cachette ou en faisant semblant de jouer à des jeux normaux,
j’inventais jusqu’à m’en donner le tournis. Tempête sous un crâne, qui
m’isolait des autres, qui m’isolera toujours. Je sais que ça avait déjà
commencé lorsque j’étais à l’école maternelle, donc à 5 ans (au Québec, c’est à
cet âge que nous y entrons). Qu’à 5 ans j’avais déjà bien de l’entraînement en
matière d’affabulation. Je ne savais pas même écrire, mais il m’arrivait d’inventer
des histoires. La légende familiale veut que ces histoires aient été
transcrites par mon père, illustrées par moi et photocopiées par ma mère pour
l’édification de tous (et pour tester la patience familiale, sans doute). Je
n’en ai pas vraiment de souvenir ou plutôt, je ne sais pas si les souvenirs que
j’en ai sont réels ou s’ils se sont immiscés dans ma mémoire à force d’entendre
décliner ce chapitre de mon roman familial.
Petite
fille, à 5, 6, 7, 9 ou 10 ans, bien avant les premiers ateliers d’écriture, les
études de lettres, les nouvelles et les romans, j’échafaudais en cachette des
scènes où je corrigeais la matière de ma vie. Ces romans d’enfant commençaient
par un embryon, un nœud de départ, une petite chose vraie qui le plus souvent
prenait la forme d’une frustration. Un petit garçon qui s’appelait Benny, par
exemple, à la maternelle, un petit dur à qui il manquait une ou deux dents, qui
avait les genoux tout éraflés et des bleus sur les bras à force de bouger dans
tous les sens et de se battre avec tout le monde, un petit blond dont encore
aujourd’hui je me rappelle parfaitement les traits, Benny le bad boy pas beau,
Benny qui ne voulait rien savoir de moi non pas parce que j’étais le vilain
canard, mais seulement parce que j’étais une fille et que nous avions 5 ans.
Pour Benny, toutes les filles étaient des petits canards, peut-être pas
vilains, mais totalement dénués d’intérêt. Dans les versions successives de
l’histoire qui allait occuper la séance d’échafaudage de fantasmes du soir, une
image, une scène, était décidée d’avance : Benny, dans la cour d’école,
une fois tout le monde parti, seul avec moi, me prenant la main et m’avouant
qu’il sait, pour moi, qu’il sait que je suis seule et pas comme les
autres, et surtout pas comme les autres petites filles, ces petites princesses
blondes et ennuyeuses, embullées. Benny me prenant par la main jusqu’au
bout de la rue au soleil couchant, comme dans les Temps Modernes de Chaplin.
D’accord.
Mais comment expliquer le fait que Benny et moi, 5 ans, nous retrouvions ainsi,
au soleil couchant, tout seuls dans la cour d’école, sans surveillance ? Par
quelles péripéties avions nous pu passer ?
Je
ne vous dis pas, au fil des versions qui allaient suivre – parfois une bonne
vingtaine et ce jusqu’à ce que le sommeil prenne la petite fille par surprise –,
tout ce à quoi j’avais recours et toutes les combinaisons que j’essayais pour
que le climax final prenne toute la force, toute la puissance d’émotion que je
lui avais pressenties lorsqu’il m’était d’abord apparu. Mes parents et ceux de
Benny, les profs et tous les autres élèves morts dans un terrible tremblement
de terre dont mon petit voyou charmant et moi étions seuls survivants (et alors
là, il faudrait ne pas oublier de
repenser le décor de la scène finale, ajouter des lézardes dans les murs de
l’école de brique rouge ou des crevasses dans l’asphalte de la cour et des
rues)… Ou nos parents, professeurs et collègues dévorés par des zombis… ou
perdus dans une quatrième dimension… Bref, la scène, revue, corrigée,
reformulée, démontée et remontée, jusqu’à ce que l’endormissement la transforme
en trip psychédélique délirant et que je lâche enfin prise, que je retrouve mon
corps, mon lit, mes draps, et la réalité au réveil, où mes parents étaient bien
vivants et, à l’école, Benny toujours aussi indifférent, aussi peu repentant,
Benny ne se rendant pas compte de tout ce qui lui était arrivé la nuit précédente,
du travail effréné de la fabuleuse machine à ourdir qui l’avait pris dans ses
engrenages.
Bien
sûr, je ne prenais pas la mesure de ce que j’étais en train de faire, et de la
place que cette activité allait finir par occuper dans ma vie. C’était naturel,
personne ne me l’avait appris ou expliqué, personne ne m’avait jamais confié
faire de même. Personne pour me dire si c’était normal, inquiétant,
recommandable ou prometteur. Et je ne me posais pas de questions. J’étais comme
ça. Ma vie était faite de cela autant que du reste. Ma vie réelle où je ne
contrôlais rien, ma vie inventée où je compensais, où je palliais, mais
toujours, et même si petite, avec le souci d’une cohérence interne, d’une sorte
de réalisme dans la fantaisie.
Ces
séances, auxquelles je n’avais plus repensé depuis une éternité, me sont
revenues, à la faveur de l’écriture de ce texte qui s’est élevé sur les restes
de mon rapport tordu à l’autofiction, l’autofiction tant lue, tant étudiée,
pratiquée, détournée et fuie. L’autofiction dont je voudrais me débarrasser,
mais que certains voient toujours et partout et parfois même là où elle n’est
pas, hallucinée et collée à tort et à travers sur mes œuvres par le regard
obsédé, parfois malveillant, souvent candide, ou ignorant, de l’autre… L’autofiction
qui m’a parfois donné envie de disparaître de ce que j’écris, de m’absenter
absolument de mes propres textes comme si, même dans la fiction même la plus
fictionnelle, c’était possible !
L’autofiction
jouée, déjoué, rejouée, tenace, collée à mes basques depuis qu’on m’a, une
toute première fois, dit que c’était ainsi qu’on appelait le type de roman que
j’étais en train d’écrire. L’autofiction accrochée au bord de ma robe par les
dents, comme un petit caniche que j’ai envie de chasser à coups de pieds mais
qui m’émeut toujours avec ses grands yeux globuleux que je voudrais parfois
voir crevés par un chat impitoyable. Qu’elle me lâche, cette pratique
littéraire dont à force de l’avoir étudiée, jusqu’à en faire le sujet d’une
thèse de doctorat obsessionnelle et un livre, je ne sais même plus comment la
définir, si elle existe, et si j’ai bien quelque chose à en dire, de son
existence ou de sa non existence, finalement.
Elle
est entrée dans ma vie à la faveur d’un malentendu et n’a plus voulu en sortir.
Elle, grande victime de ses détracteurs, demoiselle en détresse défendue becs
et ongles pas ses défenseurs, elle comme frappée de malédiction, seule accusée
de narcissisme alors que la fiction ou la lecture ne le sont pas moins,
narcissiques et centrées sur soi. Elle, féminine, se débattant sous les coups de
la misogynie. Elle, main tendue vers un autre qui trop souvent ne veut pas
savoir qu’elle lui parle, qu’elle parle de lui. Elle, qui m’a valu tant de
problèmes et à laquelle j’en veux encore, mais que je continuerai toujours de
défendre, surtout lorsqu’écrite par les autres. L’autofiction, mon ennemie
préférée.