dimanche 22 avril 2018

Ce que "chez nous" veut dire (Carnets d'un retour au Québec - 5)

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Je suis revenue de mes années d’exil avec un livre, intitulé Douze ans en France, dans mes bagages. Il paraissait il y a moins d’un mois chez VLB éditeur, au Québec.

Je suis revenue de mes années d’exil avec le récit d’une immigration que j’hésite à dire ordinaire, désormais. Car s’appeler Abdelmoumen, je le mesure plus que jamais, n’a plus rien d’ordinaire aujourd’hui. Ni en France, où je l’ai payé pendant douze ans, ni au Québec, le pays qui m’a vue naître.

Dans Douze ans en France, je raconte donc une immigration presque ordinaire au pays dit des droits de l’homme, et à ce récit s’entremêlent ceux de ma fréquentation d’une série de personnes aimées ou estimées qui, d’une manière ou de l’autre, sont rejetées, stigmatisées, voire malmenées par la société française : une famille d’amis rroms démunis, une amie musulmane qui porte le foulard, un grand écrivain français, Serge Doubrovsky, qui a été forcé de porter l’étoile jaune pendant la Seconde guerre mondiale et ne s’en est jamais remis… J’essaie de décrire, de penser et de faire comprendre ce que c’est que de faire partie, d’une manière ou d’une autre, de ce désolant bal des exclus. Je parle aussi, et longuement, de tout ce que ces années à vivre ailleurs, à être l’Autre, dans un pays où les discours hostiles adressés aux gens comme moi sont nettement majoritaires dans les médias et l’espace public, m’ont apporté de force, de désir de me battre, et de complicités.

C’est en France que je suis devenue, et de manière définitive, une femme engagée. C’est en France que j’ai appris à ne plus avoir peur, et même à priser, le débat. C’est en France que j’ai découvert la solidarité, sociale comme intellectuelle. De France, je suis revenue autre que celle que j’étais en quittant le Québec en 2005. Aguerrie, je crois. Et non pas forcément spectaculairement courageuse, mais néanmoins toujours prête à faire face à celles de mes peurs qui m’ont suivie de l’exil jusqu’à ma terre natale retrouvée. Je parle d’ailleurs aussi beaucoup de la peur, dans ce livre.

Je savais bien que ce ne serait pas simple de rentrer chez soi après des années d’absence, tenter de raccorder l’idée qu’on se faisait de sa maison abandonnée avec ce que cette maison, mon pays, le Québec, est devenue.

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire les choses, au Québec, ont changé, sur les questions que j’aborde dans mon livre, celles de la xénophobie, du rejet de l’autre, des préjugés que peut insuffler l’ignorance et le refus de s’informer ou de penser, du repli identitaire, du refus d’accueillir…

Mais une chose est certaine : moi, j’ai changé. Et mon seuil de tolérance devant certains discours d’exclusion aussi. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite, comme certains pourraient le penser, de laïcité ou de croyance. J’ai connu en France des gens qu’on peut dire de droite et qui luttaient tous les jours dans les bidonvilles, les squats, les tribunaux et les municipalités pour imposer un accueil digne aux étrangers démunis et fragiles qui avaient choisi de venir se réfugier en France. Parmi ces gens, jeunes et vieux, de gauche, de droite ou du centre, il y avait des hommes et des femmes, français ou étrangers, athées, musulmans, protestants, orthodoxes, catholiques, etc. L’idée était de travailler ensemble, pour une cause commune, sans ignorer nos désaccords qui causaient même parfois des frictions, mais en mettant devant tout le reste ce qui nous réunissait : aider ces gens. Faire connaître leur situation.

La même chose existe ici, au Québec, sans doute. Je finirai par retrouver l’extrémité d’un fil qui me mènera, lorsque je le suivrai, au cœur d’un réseau de ces personnes, avec qui je tenterai de fraterniser et à qui je m’offrirai comme sœur de combat. J’ai aussi, en exil, appris la patience.

Mais ce que je n’y ai pas appris, en France, c’est comment cette moi qui a changé, qui s’est à la fois endurcie et déniaisée, qui a appris à vivre avec la xénophobie en tant qu’étrangère et qui a eu envie de témoigner de cette expérience, comment cette Mélikah Abdelmoumen qui a connu, selon les propos d’un journaliste, « l’exclusion au pays des lumières », mais pas seulement, allait vivre l’exclusion à son retour au pays natal.

Sur la page Facebook de mon éditeur, sur la mienne, sur Twitter, sur celle d’un groupe de Québécois voulant protéger leur « chez nous » contre les étrangers, ces phrases, depuis quelques jours, avec une régularité et une constance qui ne devraient pas m’étonner pourtant :
- « Heille, la greluche, oubli[sic] pas que tu est [sic] chez nous icitte. »
- « Les musulmans sont toujours en train de blâmer les autres, la France, le Québec, rentre chez vous, on veut pas de toi ici. » (Je voulais d’abord répondre que je suis née au Saguenay, et athée, mais ç’aurait été dire que ces propos auraient été justifiés si j’avais été immigrante et musulmane, et ils ne le sont en aucun cas.)
- « Tu ne peut[sic] pas être Canadienne. Retourne dans ton pays, je veus [sic] dire ton vrai pays. On veut pas de toi ici. »
-« La France est devenue une colonie juive. » « Non répond un autre, une colonie musulmane. »
-« C’est avec des gens comme vous qu’on voit le danger de l’islamisation du Québec. »
-« Arrêtez de vous plaindre, le problème du Québec c’est les gens comme vous qui veulent imposer la charia. »
Et ainsi de suite.

Aujourd’hui je comprends cette colère noire de mes amis Français, qui me manquent d’autant plus amèrement. Je comprends l’indignation mêlée de honte dans leurs yeux lorsque c’étaient des compatriotes à eux qui rejetaient les gens comme moi. Lorsqu’ils avaient, selon leurs propres mots, « honte d’être Français », et que moi, je leur répondais : « vous n’avez pas à avoir honte, ne laissez pas les haineux vous voler votre pays, et décider de ce qu’être français signifie. »

Aujourd’hui, j’ai malgré moi honte de mon pays. Honte d’être québécoise. Cette honte se double de la colère qui vient avec le fait qu’un simple nom de famille me fait occuper les deux positions à la fois : je suis « chez nous », mais certains de mes compatriotes me le refusent, avec une violence inouïe.

Sauf qu'en France, plus que tout, j’ai appris ceci : la violence fait partie du monde, partout, et la bêtise, et l’ignorance. Ce n’est ma faute ni en tant que québécoise, ni en tant qu’Abdelmoumen. Mais j’ai une responsabilité : ne plus jamais me taire. Dont acte. 



13 commentaires:

  1. Superbe commentaire. Je l'ai partagé sur mon mur.

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  2. Merci pour ce texte si courageux et honnête, Mélikah. Sache que tu n'es pas seule, et que ce discours haineux d'exclusion me répugne, et je tente, partout où je passe, avec mes amis, ma famille, mes collègues, de dire et redire à quel point l'ouverture à l'Autre est un gain, et non une perte, est un enrichissement, et non un appauvrissement. Que les identités peuvent être meurtrières. En toute amitié, Suzanne Aubry

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  3. Que de courage vous avez, c'est inspirant. Je me désole et m'enrage contre ces gens qui insultent et juge sans connaître. C'est ridicule, parce que s'il y a bien une population qui a été marginalisée et jugée par le passé en Amérique du Nord,ce sont bien les Québecois. On pourrait croire que l'on comprendrait mieux votre situation, malheureusement, non. Continuez votre combat, il est si important. Je garde le nom de votre livre en note, une lecture future, j'en suis sûre.

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  4. Pour avoir été témoin de de la dérive marquée ces dernières années de ces "identitaires", en réalité de gros caves ignorants et crédules, je comprend amplement votre colère.

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  5. Courage! Vous n'êtes pas seule. Nous ne laisserons pas notre pays sombrer dans les ténèbres. Les gens de bonne volonté, les êtres humains décents et dignes ne manquent pas, et nous nous battrons côte à côte. Et nous vaincrons.

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  6. Merci à vous tous pour ces mots de soutien. Solidarité et mille bonnes pensées.

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  7. De tout coeur avec toi dans ce combat contre la haine, la xénophobie et la bêtise humaine!

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  8. Il existe au Québec une écrivaine qui est musulmane tout comme vous, mais qui a une opinion diamétralement opposée à la vôtre concernant l'islamisation du Québec. Cette personne, tout comme vous, a un nom à consonance maghrébine mais, curieusement, je soupçonne qu'aucun de ceux qui vous insultent ou vous regardent de travers, n'ont cette attitude vis-à-vis elle. Son nom, Djemila Benhabib.

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    1. Je ne suis pas musulmane et à ma connaissance, Mme Benhabib ne l'est pas non plus. Vous confondez musulman et arabe, on dirait. Sachez que la majeure partie de la population musulmane n'est pas arabe, et que tous les Arabes ne sont pas musulmans. Mme Benhabib et moi sommes en effet en total désaccord. Je ne sais pas comment les gens la regardent et je vous remercie de vous inquiéter pour moi, mais mis à part les remarques agressives de gens comme vous qui se cachent derrière leur anonymat sur internet, je me porte très bien. Bonne journée.

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  9. Vous êtes athée, dites-vous et êtes née au Saguenay. Vous devriez donc comprendre que depuis la Révolution tranquille les Québécois sont allergiques à tout ce qui a trait à la religion. Ceux qui affichent de façon ostentatoire des signes religieux sont perçus, à juste titre, comme des provocateurs. Le vieux principe à l’effet qu’à Rome, on fait comme les Romains, tient toujours, surtout si les immigrants ont pour ambition de s’intégrer harmonieusement à la communauté d’accueil.

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    1. Bonjour. Vous confondez votre propre opinion avec celle de tous les Québécois. Je suis Québécoise et je ne partage pas votre avis. Je connais d'autres Québécois qui ne le partagent pas non plus. Et je sais que vous et d'autres ne partagent pas le mien. Nous débattons justement parce qu'aucun de nos deux points de vue n'est unique au Québec. Le minimum de rigueur exigerait que vous en teniez compte. Bonne journée et merci de votre réponse.

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    2. p.s. l'équation que vous faites entre musulman et immigré est également problématique... permettez-moi de vous le dire... Vous semblez confondre musulman, Arabe, immigré... tout ça dans le même bain discriminatoire. C'est dommage. Après, sur la conception de l'intégration que nous ne partageons pas, je comprends qu'elle puisse provoquer des débats de société, mais il faudrait commencer par en maîtriser les termes. Tous les musulmans du Québec ne sont pas des immigrés, et tous les immigrés ne sont pas des musulmans. Et être croyant, ne vous en déplaise, est un droit.

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    3. «Les Québécois sont allergiques à tout ce qui a trait à la religion». Je suis Québecois et je ne suis pas du tout allergique à tout ce qui a trait à la religion. Votre argument est invalide, M. Unknown. Et votre pleutrerie à ne pas signer votre commentaire, indigne.

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