Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.
D'immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, de Persans, des Mongols.
Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.
C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.
Blaise Cendrars, "Les Pâques à New York".
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.
D'immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, de Persans, des Mongols.
Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.
C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.
Blaise Cendrars, "Les Pâques à New York".
*
Samedi 30 mars.
Ils sont là. J’ai du mal à le croire, spectatrice de leur
vie qui malgré tout se poursuit dans cette salle paroissiale où le Père Matthieu Thouvenot a
bien voulu les accueillir. Le prêtre qui a décidé qu’il était hors de question
que ces personnes soient jetées à la rue.
Ils sont là et ils ne nous ont pas encore vus. Je suis avec Philippe
et le petit, nous apportons une dizaine de gâteaux marbrés bon marché de chez
Carrefour en attendant d’en savoir davantage sur leurs besoins - dont je sais
d’avance qu’il faudra une sacrée mobilisation des potes et connaissances pour
les combler. Dans la destruction du bidonville qui était devenu chez eux, dans
la grande casse de leurs cabanes, au moment de leur expulsion, ils n’auront sans
doute pas pu emporter grand-chose.
Ils sont là, j’en vois quatre ou cinq qui sont venus prendre
l’air dans la cour derrière l’église qui jouxte cette salle des fêtes où ils se
sont réfugiés, les autres sont à l’intérieur. Ils seraient une cinquantaine en
tout. Nous nous avançons et ils ne m’ont pas encore vue. Me
reconnaîtront-ils ? Replaceront-ils mon visage, comme ça, hors contexte,
hors leur drôle de village où Anaïs et moi venions toutes les semaines ou
presque (et même plus souvent pour Anaïs) passer un moment chez eux ?
Nous continuons d’avancer et je vois l'une d'entre elles. Je lui souris. Elle me
reconnaît tout de suite. Son visage s’illumine, espoir et surprise à la fois (« elle
continue de venir nous voir ? mais… elle nous a trouvés ? ») Sa
grossesse a bien avancé, elle tient son autre bébé sur la hanche. Elle est
toujours aussi belle. Je me rends compte que nous ne savons pas le prénom l’une
de l’autre et qu’on s’en fiche. Nous savons l’humanité et la fragilité l’une de
l’autre, c’est bien suffisant. Je sens mon visage qui change aussi. Mes joues
qui se tirent sous l’effet d’un immense sourire qui est venu tout seul. Je
cours vers elle et je lui fais la bise, je lui tiens la main. Je lui présente
Philippe et notre fils. Tous deux sont encore discrets. Philippe, surtout, à
qui je parle d’eux, de leur bonté et de leur misère depuis un moment, mais qui
n’en a pas encore été témoin puisqu’il s’occupait de garder le petit pendant
que je partais en virée avec Anaïs chez nos amis les Roms.
La belle femme enceinte nous entraîne à l’intérieur de la grande salle. Je ne
sais pas s’ils sont vraiment cinquante. Ils sont éparpillés, assis à terre sur
des couvertures. Les enfants jouent et courent et rigolent. Voici la belle A. mélancolique avec son bébé au sein et son mari. Et la
bonne maman rondouillette et si souriante, avec ses joues qu’on croquerait et
ses seins énormes, et J. la silencieuse, et le vieil homme que tout le monde
appelle « le papa », qui porte l’un des anciens pantalons de mon
mari… Soudain deux ou trois d’entre eux me voient. Nous nous tombons dans les
bras. Ils sont tout sourires et moi, je dois retenir mes larmes. Puis ça fait un
effet domino, chacun me reconnaît, vient
vers moi, et que ce soit en français ou pas, ils me disent tous la même
chose : « tu nous a suivis ?! »
Et puis vient ce moment où les gamines me voient et se jettent dans
mes bras, elles s’accrochent à moi en grappes, une des grandes de dix ans me saute cou et
entoure ma taille de ses jambes. Mon fils sourit, étonné mais capable de lire
le bonheur sur le visage de sa mère. Je le présente à tout le monde. Les
enfants et lui s’entendront si bien qu’il faudra tout pour le convaincre de
partir tout à l’heure.
Philippe est allé parler avec les deux bénévoles qui se
chargent de leur distribuer les dons et de leur préparer des repas.
Il me laisse à mes retrouvailles. Je vois bien qu’il est troublé.
Je n’ose pas leur poser de questions sur l’expulsion de jeudi. C’est une des grandes de 12 ans,
celle qui posait toujours des millions de questions sur l’évolution de son
propre corps, qui me demande, tout de go : « T’as vu, là bas, ce
qu’ils ont fait ? Tu y es retournée? » Je dis non. Je dis que j’ai
appris aux infos et que je voulais juste les retrouver. Je dis que nous
reviendrons demain. Je dis que je fais des démarches. Qu’Anaïs et moi ne les
oublions pas. Qu’Anaïs rentre dans quatre jours et que je sais déjà qu’elle se
précipitera pour les voir. Ils sourient. Anaïs est celle qui me les a fait
connaître. Ils l’adorent et c’est réciproque.
Il manque deux personnes dans cette salle et j’essaie de
m’informer de leur sort. Mes amis F. et C.. J’ai eu F au téléphone le jour de
l’expulsion, il me disait que sa femme et lui allaient bien, de ne pas
m’inquiéter, qu’on s’appellerait, qu’on se verrait bientôt… Personne ne sait
trop où ils sont.
Dès que nous avons fait nos adieux et que nous sommes dans
la voiture, je les appelle. Et là, le choc. Pour la première fois depuis que je
le connais, F. me dit : « Oh, Mélikah, ça va pas, ça va pas du tout,
on n’a plus de maison, plus rien, et la C. est très malade. »
Ni une ni deux. Rendez-vous au métro le plus près. Pour
comprendre. Pour chercher des solutions.
Nous les attendons et tout à coup je les vois. Et c’est
étrange : je me vois devancer Philippe et mon fils pour courir vers eux
comme dans un film, je ressens la fierté d’enfin les présenter, la peur de
savoir ce qui leur arrive, la peine de voir dans quel état ils sont, et le
déchirement devant cette détresse qui se sent jusque dans la démarche,
autrefois si fière, de F.
Je me jette dans ses bras et pendant qu’il serre la main de
mes deux chéris, je prends C. contre moi. Elle pleure. Elle est pâle comme la
mort. Elle a une grippe, une rage de dents et manifestement un truc qui
s’apparente à une descente d’organes. Elle souffre le martyre, elle a une
ordonnance qu’aucune pharmacie n’a voulu
honorer, et plus un rond en poche.
- - Mais F. pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
- - Plus de forfait sur le mobile.
Ils me racontent tout. Le jour de l’expulsion, ils étaient partis à l’aube, tous
les deux. Ils sont revenus pour trouver tout le camp détruit par les
bulldozers, et tous leurs voisins partis Dieu sait où. Ils n’ont même pas pu
récupérer les photos de leurs enfants et petits-enfants, pas même quelques vêtements.
Même pas le billet de 50 euros que F. conservait amoureusement pour l’envoyer à
sa fille, en Roumanie. Ils se sont retrouvés dans un endroit qui donne
l’impression que leur bidonville était un village vacances de luxe. Une sorte
d’agglomération d’entrepôts désaffectés, cachés derrière un immeuble abandonné,
où d’autres Roms les ont accueillis mais qui, leur a-t-on annoncé, subira le
même sort que leur ancien bidonville mardi matin au plus tard. J’ai mal au cœur
lorsqu’ils me le font visiter. Je pense : « je dois les convaincre
d’aller rejoindre leurs potes à l’église. Ensuite Anaïs, ses collègues des
assos et moi devons vite trouver une
solution. Une vraie. Laquelle ?! Laquelle ?! »
Mais l’urgence, c’est C., en larmes, qui se consume de
douleur devant nous.
Je n’ai même pas besoin de consulter Philippe pour savoir
que ça y est, il est embarqué, il a vu, il sait de première main, pas possible
de revenir en arrière. Non seulement il me soutiendra dans cette lutte mais il
la mènera à mes côtés, les mains dans le cambouis.
Nous donnons à F. de quoi renouveler son forfait
téléphonique et nous emmenons C. chez un pharmacien. Et là, nous assistons à une sorte de petit miracle pascal : un pharmacien
de la Guillotière qui accepte de nous ouvrir les portes de sa pharmacie fermée
(nous sommes un samedi entre midi et deux). Son collègue et lui nous reçoivent avec une délicatesse, une gentillesse, un respect et une bonté rares. C. en
pleurera au retour, dans la voiture. Nous avons rendez-vous mardi chez lui pour
finir d’honorer son ordonnance (une ceinture lombaire qui demande qu’un ostéo
prenne des mesures compliquées, séance que le pharmacien s’est engagé à nous
organiser), et pour trouver un dentiste digne de ce nom.
Nous allons la déposer là où F. l’attend, dans leur nouveau
« chez-eux ». Nous nous embrassons et nous promettons de nous
téléphoner le lendemain. Mon fils adore déjà C. Dans son petit siège de voiture
pour enfant, il crie plusieurs fois son nom en disant « Au revoir ! à
bientôt ! à bientôt ! »
Sur le chemin du retour, nous parlons peu, mon amour et moi. Je vois le
visage de Philippe, au volant, qui a du mal à se concentrer sur la route. Ses
mâchoires serrées. Cette colère sourde. Son impatience lorsqu’il éteint la
radio où l’on parle salaires des sportifs, élections au MEDEF, drame du
changement d’heure dans la nuit de samedi à dimanche, et autres sujets du genre.
Il me somme d’écrire cette histoire à mesure qu’elle
avancera. De faire vivre mes amis Roms sous vos yeux. De vous les faire
connaître et, qui sait, comprendre.
Il me dit qu’il est sous le choc. Que lorsqu’on pense se
douter de ce que c’est, même quand votre femme vous le raconte à son retour, on
ne mesure pas vraiment. On ne mesure foutre rien.
Et je ne sais pas si je dois me réjouir de savoir qu’après
m’avoir soutenue sans hésiter, il vient de décider de carrément me suivre, ou
si je dois écouter mon cœur qui se serre quand je vois son visage. Et je me dis
voilà.
Lui non plus ne sera plus jamais le même.
Lui non plus ne sera plus jamais le même.
P.S. J’ai eu le bonheur de revoir le jour de violon aussi, à
l’église, et de le serrer dans mes bras. Son instrument a été écrasé par un
bulldozer. Son gagne pain. Je lui ai promis de vous mettre un message : si
vous êtes dans les parages lyonnais, que vous savez où et comment je pourrais
lui en trouver un autre, si vous connaissez quelqu’un qui voudrait lui faire ce
don, je vous en prie, faites-moi signe. Je le lui remettrai et lui demanderai
de me jouer ce morceau qu’il m’a joué la première fois que nous nous sommes
rencontrés, pour me remercier de lui avoir offert des chocolats.