“I have no mercy or compassion in me for
a society that will crush people, and then penalize them for not being
able to stand up under the weight.”
The Autobiography
of Malcolm X, 1965.
*
Identifier
le moment précis où, entre Cendrillon, les enfants et moi, les choses ont
changé, m’est facile. D’autant plus que je sais que c’est pareil pour elle,
puisqu’elle m’en a parlé.
Un matin d’automne,
pendant la période où toute la famille vivait sous une bretelle d'autoroute périphérique, dans des conditions insoutenables, j’avais rendez-vous avec elle, sa sœur, Sacha
(son aîné, 13 ans), et Florina (4 ans), au métro le plus proche du sombre
périph’. Il était question de les emmener, tous, pour s’inscrire aux Restos du
cœur.
Fondée par Coluche en 1985, cette « association reconnue d’utilité
publique » a pour but d’aider les personnes démunies,
notamment en leur donnant accès à une aide à l’alimentation (par exemple, pour
Cendrillon, faire remplir une fois par semaine son caddie de victuailles pour
la famille), l’inscription gratuite à l’assurance périscolaire obligatoire pour
tout écolier, le don de fournitures scolaires, l’aide à la réinsertion sociale
et professionnelle, etc. Coluche aurait lancé l’idée en voyant, indigné, les gaspillages
alimentaires d’une société de
consommation qui préférait détruire ses surplus alimentaires
plutôt que de les donner aux gens dans le besoin : « Quand il y a des
excédents de nourriture et qu’on les détruit pour maintenir les prix sur le
marché, on pourrait les récupérer et on essaiera de faire une grande cantine
pour donner à manger à tous ceux qui ont faim », aurait-il dit.
Un matin
de septembre 2013, nous nous sommes donc embarqués en métro, Cendrillon, Sacha, Florina, leur tante (la soeur de Cendrillon) et moi, pour nous rendre ensemble au centre d’inscriptions des
Restos. C’était la première fois, pour nous tous. J’étais arrivée au
rendez-vous que nous avions fixé ensemble lors de ma dernière visite sous le
périph’, devant l’entrée du métro, inquiète de ne pas les trouver, eux dont le
téléphone portable ne marchait évidemment plus, et qui n’avaient pas forcément
le moyen de savoir l’heure, la date, etc. Je reste admirative devant le fait
que dans les moments les plus difficiles, comme la période du périphérique, ils
réussissent à savoir quel jour nous sommes, à s’y intéresser.
Je les
avais vus apparaître à l’autre bout de la place, me faisant de grands signes,
peut-être avec un quart d’heure de retard, pas davantage, courant vers moi dans
la lumière d’un beau soleil furieux, comme soulagés eux aussi que je ne leur aie
pas fait faux bond.
Je me
souviens avoir été émue par leur démarche énergique et volontaire, qui avait
quelque chose d’enjoué, malgré tout.
À cette
époque, le français de Cendrillon était beaucoup moins bon qu’aujourd’hui, idem
pour Florina… mais Sacha se débrouillait
déjà très bien et nous servait d’interprète.
Je leur
ai distribué des tickets de métro et ensemble, nous avons passé les tourniquets
et sommes allés attendre avec les autres usagers, sur le quai.
Ai-je
besoin de vous parler de la valse des regards sur notre groupe? Les yeux des
bonnes gens qui couraient affolés de Florina aux pieds nus noirs de
suie (elle avait retiré les babouches deux tailles trop grandes qui
constituaient sa seule paire de chaussures), à Cendrillon qui lui criait après
en roumain parce qu’elle refusait d’écouter et de se tenir loin des rails, à Sacha
excité comme une puce qui me demandait de lui lire chacune des affiches
publicitaires du métro, à la sœur de Cendrillon avec son caddie tout déglingué,
pliée en deux à cause de la toux, une cigarette plantée sur l’oreille… à moi,
soudain prise d’un élan protecteur presque maternel. Moi qui me suis mise à
fusiller du regard les bonnes gens, moi transformée en garde-fou,
saisissant Cendrillon par la main pour la faire asseoir à côté de sa sœur, et
prenant carrément Florina dans mes bras, continuant de lire à Sacha tous les
mots qu’il me pointait sur les affiches et pancartes, et surveillant comme une
lionne les alentours, prête à mordre…
Prête à
mordre, oui, quand nous sommes entrés dans la rame de métro, que nous nous
sommes assis, tous, et que j’ai presque vécu de l’intérieur les regards que
l’on reçoit quand on est eux. Évidemment que les autres voyageurs savaient que j’étais
une sorte de bénévole ou d’accompagnatrice et non pas « l’une
d’eux », évidemment qu’ils ne me regardaient pas tout à fait de la même
manière qu’ils les regardaient, eux. Mais d’être assise avec eux, de sentir une
appartenance à ce petit groupe que nous formions, m’a tout de suite propulsée
dans une expérience inédite : vivre tout ça avec eux, qui semblaient d’ailleurs s’en formaliser bien moins que
moi. Ressentir physiquement la honte et la douleur sous la pression des regards
que l’on portait sur eux. Mais ce n’était pas de Cendrillon que j’avais honte,
ou de sa sœur, ou des enfants, ou du fait qu’ils avaient les mains noires de
saleté, qu’ils se comportaient dans le métro un peu comme des petits êtres à la
fois effarés et survoltés, que Florina était pieds nus, qu’assise sur mes
genoux, elle faisait courir ses mains noires de suie dans mes cheveux, en une
caresse intense et brouillonne, qui m’a fait m’enticher d’elle à ce moment-là corps
et âme et pour de bon… Non. Tout cela m’émouvait. Tout cela, je l’observais
avec respect. Je découvrais « eux dans le métro » et tout ce que ça
pouvait vouloir dire. Ce n’est pas d’eux que je rougissais. Non : j’avais
honte pour les bonnes gens qui nous regardaient avec un tel sans-gêne. Je les aurais presque tous giflés. Presque.
(Car certains ne jetaient pas sur nous les regards impardonnables dont je parle,
mais plutôt des regards d’appui, de solidarité. Ceux-là étaient plus
rares.)
J’étais
assise avec la petite sur mes genoux, donc. Sacha se tenait fièrement debout à
une de ces sangles accrochées à une barre de métal, tout fier d’être assez grand.
Cendrillon et sa sœur étaient assises en face de moi, leur caddie tout
déglingué à leurs côtés. Florina et moi entrions véritablement en contact pour
la première fois. Face à moi (elle ne parlait alors pas du tout ma langue), les
mains dans mes cheveux ou sur mes joues, elle me racontait des tas de choses
auxquelles je ne comprenais rien. Un courant s’était mis à passer entre nous.
Qui m’a électrisée. J’ai éclaté de rire quand elle m’a piqué une de mes
barrettes pour se faire une coiffure, prenant des allures de grande dame. Je
l’ai serrée fort contre moi en poussant un grognement affectueux. Sa mère et
moi nous sommes regardées. Nous avons souri. Quelque chose était en train de
basculer. C’est à ce moment-là que j’ai su que si je laissais libre cours à ce
qui était en train de m’envahir, Cendrillon et sa famille allaient devenir pour
moi des personnes aimées. Avec tout ce que cela signifie, et qui est énorme. Et
sans le mesurer vraiment je le savais. Et manifestement, elle le savait aussi,
puisque lorsqu’elle me reparle aujourd’hui de ce matin-là, elle dit « le
début de nous »…
Nous
sommes allés aux Restos où, devant la porte des locaux, une foule attendait…
des gens de tous les types et de toutes les provenances, fatigués, mal à l’aise
quand à côté d’eux sur le trottoir passaient les gens « normaux » qui
vont travailler, angoissés à l’idée de, peut-être, se voir refuser une aide
dont dépendait leur survie, celle du gamin avec eux dans la poussette, celle du
vieillard accroché à leur bras… Des gens de partout, roms comme non roms,
francophones comme allophones, jeunes comme vieux, familles comme célibataires…
Un portrait à vous faire hurler… Sous mes yeux, de grand matin, en plein
soleil, ce qui doit à tout prix rester dans l’ombre pour ne surtout pas qu’on
soit obligé de penser qu’il pourrait tout à fait s’agir de nous, que cela pourrait
tout à fait nous arriver - et qu’alors on serait tout à coup moins enclins à
dire que ceux qui connaissent ce type de malheur en sont, d’une manière ou de
l’autre, responsables… Nous avons attendu perdus dans ce groupe, dégradé des
hontes et des vilains secrets niés par le monde qui est le nôtre (ces choses
existent autant au Québec qu’en France, je le sais), jusqu’à ce qu’on nous
attribue un numéro et que, peu après, on nous accueille. Je tiens à l’écrire en
toutes lettres s’agissant des personnes qui nous ont reçues et qui se sont
occupées du dossier de Cendrillon et des siens : Coluche serait fier, et
rassuré.
Munis du
coupon qui allait permettre à Cendrillon d’aller, le mardi suivant, recevoir le
nécessaire pour nourrir sa famille une semaine, et qui serait renouvelé tous
les mardis suivants, nous avons repris le métro. Je venais de grandir encore un
peu, mais évidemment je ne dis rien à Cendrillon de cette constatation de
gamine gâtée (ou du moins de gamine qui avait eu de la chance), tout
importante, essentielle qu’elle fût pour moi. Je me contentai de tenir la main de
Florina qui trottinait joyeusement à mes côtés sur le trottoir et de poursuivre
le jeu commencé avec Sacha et elle pour tromper l’attente au cours de la
matinée : leur demander, en pointant une voiture, un arbre, la cigarette
de Cendrillon, un bus, un coiffeur, comment on appelait ces choses en roumain,
et répéter après eux, en rougissant, et rire de bon cœur en les entendant se
moquer un peu de ma prononciation pourrie. Bus? Motora! Arbre? Copac! Autobus? Autobuz! Cigarette? Tigari! Coiffeur? Friserie! Friserie? C’est trop beau! J’adore!, et ainsi de suite. (Comment
on dit : « Je crois que je vous aime »?)
C’était
ça, c’est ainsi que ça s’est passé, « le début de nous ».
***Ce texte est un extrait du travail en cours (récit (dé)construit à partir de l'ensemble de ce blog et de mon expérience des derniers mois auprès de familles roms démunies).
note: les prénoms dans ce billet sont, évidemment, fictifs.
note: les prénoms dans ce billet sont, évidemment, fictifs.