Ils sont exactement comme vous et moi pris au sein des
nôtres. Liés, soudés de diverses manières (intérêts en commun, coutumes,
langue, habitudes, mais aussi conditions de vie, dans leur cas inhumaines). Ils
forment des groupes, par exemple sur un bidonville ou dans un squat, au sein
duquel se trouvent des gens de tous types, de tous tempéraments. Comme pour nos
groupes ou milieux sociaux, à vous et moi. Ou plutôt, pour le dire de manière
plus juste : ils sont exactement comme vous et moi si nous nous
retrouvions dans la même misère et le même rejet.
Vous vivez dans la rue ou dans une cabane de
bidonville, ou dans un squat, bref dans un endroit où il n’y a pas d’eau
courante. Vous tenez à ce que vous et vos enfants, vos vêtements, tout cela
soit aussi propre que possible, surtout s’il faut que ces derniers aillent à
l’école, par exemple. Vous devez parcourir au moins 200 mètres, à l’aller et au
retour, avec de grands seaux ou bidons pour aller chercher de l’eau, froide
évidemment, que vous ne pouvez réchauffer que sur un poêle de fortune. Vous
n’avez pas toujours les moyens nécessaires pour acheter shampooing, savon, etc.
(car parfois c’est shampooing, savon, ou nourriture, mais rarement les trois à
la fois), et les Restos du cœur ou Caritas, où vous allez une fois par semaine,
si vous le pouvez, si vous en trouvez la force et le courage, vous remplissent
parfois fort modestement votre caddie, puisque leurs ressources sont évidemment,
tragiquement, limitées en comparaison des besoins qu’ils souhaiteraient
pourtant combler.
Dites, vous faites comment?
Un peu facile, de déclarer que « les Roms sont
sales », quand on peut soi-même prendre deux douches par jour et faire des
lessives trois fois par semaine, à l’eau chaude s’il-vous-plaît, et que de
surcroît on ne tente pas de s’imaginer un instant que tout le monde n’a pas
cette chance, ne trouvez-vous pas?
Ou encore, vous vivez sur un bidonville, d’abord en
très petit nombre et, au fil des mois, à mesure que de nouvelles familles
démunies sont accueillies sur le terrain et que les cabanes se construisent, en
groupe de plus en plus large. Au début, tout le monde fait l’effort de réunir
ses déchets et poubelles dans des sacs, à l’entrée des lieux, là où les camions
de ramassage de déchets passent lors de leurs tournées. Et lorsque tout le
monde se rend compte que le ramassage des ordures n'a, en fait, pas lieu, que
les sacs s’accumulent, que les relations avec les voisins, lorsqu’il y en a,
s’enveniment, vous faites quoi? Quand les rats commencent à apparaître puis à
pulluler et à grossir, mordant vos gamins la nuit pendant que tout le monde
dort et que vous restez réveillé, une chaussure à la main, pour faire la chasse
aux rongeurs et protéger les petits ventres et les petites joues aimées… Vous
baissez les bras. Vous baissez les bras, vous laissez allez, vous laissez faire
et vous laissez dire, que par culture et pire, par race, vous « aimez les
ordures » et que vous êtes « comme des rats ». Vous avez trop de
problèmes à gérer, de détresse à encaisser, de drames à vivre au quotidien,
pour tenter d’aller faire des exposés à tous ces gens qui vous crachent au
visage au réel comme au figuré, pour tenter de leur expliquer que ce n’est pas
parce que vous êtes « rom » que vous vivez ainsi, que c’est parce que vous
êtes pauvre, pauvre au-delà de tout ce qu’ils peuvent imaginer, et que non, ce
n’est pas un choix!
Ils sont exactement comme vous et moi pris au sein
d’un groupe des nôtres. Il y a les artistes, les sanguins, les timides, les
audacieux, les plus ou moins éduqués, les plus ou moins indignés, les plus ou
moins résignés, les traditionnels et les progressistes, les protestataires et
les conservateurs… Il y a la nécessité de survivre en milieu bien plus
qu’hostile, et les ressources plus ou moins grandes que le désespoir, la
nécessité, les soutiens ou l’absence de, donnent aux uns et aux autres, aux uns
et pas aux autres. Comme partout il y a ceux qui sont plus vulnérables et ceux qui
sont forts, et parmi ceux qui sont plus forts il y a les solidaires, qui
souhaitent se mettre ensemble pour tenter de construire, et les profiteurs, qui
semblent vouloir appuyer de leur grande main terrorisante sur la tête de ceux
qui sont en train de se noyer, pour la garder sous l’eau. (Personnellement, je
me suis toujours assurée de me tenir à distance de ces derniers. Ils sont assez
peu nombreux pour qu’en plus de deux ans, je n’aie eu aucune difficulté à les
éviter. Bien sûr, ils vivent rarement dans des cabanes de bidonville. Et
meurent rarement de faim. Et font une sale réputation, injustifiée et
cher-payée, à l'ensemble de ceux qu'on se hâte de considérer comme « les
leurs » alors qu'ils sont tout sauf cela.) (D'ailleurs, les
profiteurs, n'en voyez-vous pas tous les jours, à la télé et dans les journaux,
et dans votre propre vie, parmi "les nôtres"?)
Bref, ces gens qu’on appelle les Roms sont comme vous
et moi, et chaque fois qu’un de leurs comportements ou de leurs choix m’étonne
ou me déstabilise (car bien sûr, cela a pu arriver, et même réciproquement!
nous n'avons pas toujours la même conception de ce qui est "une
solution", ou même "un service", et je me suis en tentant de les
aider gourrée plus souvent qu'à mon tour!), je m’efforce de faire deux choses.
Primo, me demander si, à leur place, je ferais
autrement, ou mieux. (Puis-je vraiment prétendre que je refuserais de recourir
à certaines solutions qui me semblent "contestables" aujourd’hui que,
comme c'est pratique!, je n'en ai nul besoin? La réponse est non.)
Secundo, simplement essayer de me rappeler une
chose : ils ont le droit de fonctionner, penser et raisonner autrement que
moi. C’est même leur droit le plus sacré. Et plutôt que de m’ériger en instance
qui jugerait que ce qui diffère d’elle est forcément suspect, j’accepte et
respecte. Et je n'ai pas forcément, même, à « tenter de comprendre ».
Qu’est-ce qu’on en a à faire, que moi, Mélikah Abdelmoumen, je comprenne ceux
de leurs choix ou modes de pensée qui diffèrent des miens? Pour qui me
prendrais-je de croire cela essentiel, voire simplement intéressant? Apprendre
le respect de ce qui m’est autre, étranger, respect qui signifie que je n’ai ni
à questionner, ni à justifier, ni à réfléchir à, ni à méditer sur, car ce ne
sont encore que d’autres manière de tout ramener à moi, à mes schémas et à mes
modèles.
Bref lâcher prise et dans le même temps, lutter contre
ce défaut d’imagination si répandu, selon lequel on est incapable de se
projeter dans l’autre… ou plutôt ce dysfonctionnement qui ressemble à un déni -
car se projeter dans l’autre c’est accepter qu’entre lui et moi, il y a une
part d’identité... et qui veut savoir qu’il pourrait ressembler à ça?
Devenir ça, honni et rejeté de tous, méprisé et pointé du doigt?
Nous sommes tout de même quelques-uns, à n’avoir pas
peur de leur ressembler, à ces gens que nous aimons, bien au contraire, ni de
nous dire qu’un jour, si la misère nous tombait dessus, que nous devions vivre
dans un bidonville sans eau et sans électricité, etc., nous ne serions guère
différents d'eux. Ou alors oui, nous le serions, par notre pitoyable manque de
ressources et de débrouillardise devant cette expérience pour nous inédite,
celle de la pauvreté.
Mais nous nous distinguerions de ceux qui ne veulent
rien savoir de se préoccuper des miséreux, au moins par une chose : en les
fréquentant, ces personnes venues d’ailleurs qu’on appelle les
« Roms », nous avons beaucoup appris. Et même si nous serions sous le
choc, malheureux, dévastés, en nous retrouvant un jour dans la misère, grâce à
eux nous aurions au moins, pour l’affronter, quelques-uns des trucs et astuces
de survie qu’ils nous ont montrés au fil des semaines, des mois, des années.
Ces trucs et astuces qu’ils nous ont fait partager un jour en buvant le café
avec nous dans leur cabane, par exemple, nous regardant avec un sourire taquin
et fier, lorsque, béats, nous leur exprimions notre admiration et notre
ébahissement, avec force exclamations et louanges. Captivés comme des
enfants par ce qu'ils savent faire et dont nous nous savons parfaitement
incapables.
Et surtout nous savons déjà, et ce n'est pas rien, que si un jour à notre tour nous traversons des difficultés graves, nous pourrons sans hésiter, mais vraiment sans hésiter, nous rendre chez eux, frapper à leur porte, entrer, nous asseoir sur leur lit, pleurer devant eux, puis manger à leur table, rire avec eux, boire leur café. Nous réchauffer auprès d'eux.
billet également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/100215/eux-et-nous-histoires-de-roms-31