Photo: Christian Desmeules |
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You were born into a society which spelled out with brutal clarity, and in as many ways as possible, that you were a worthless human being. You were not expected to aspire to excellence: you were expected to make peace with mediocrity.
James Baldwin,
The Fire Next Time, 1963.
Je ne veux pas parler pour eux, ou parler
en leur nom. Ils n’ont pas besoin qu’on parle à leur place. Ce
ne sont ni des imbéciles, ni des animaux. Il est vrai que beaucoup d’entre eux,
par exemple les personnes dont il est question ici et que je côtoie depuis deux ans,
ont bien d’autres chats à fouetter que de vouloir parler au nom de leur
peuple pour dénoncer ses conditions de vie – ce qui
déjà supposerait que « les Roms » sont un groupe homogène et uni,
vivant invariablement dans les mêmes conditions, que chacun de ses
« membres » percevrait en tant que tel; ce n’est pas le cas, enfin ça
ne semble pas aussi simple. Il est vrai que certains autres auraient peur que
cela leur attire des problèmes, que d’autres encore savent pertinemment
que s’ils prenaient la parole, personne ne les écouterait. Tout semble vouloir
les empêcher ou les dissuader de prendre la parole. Mais cela ne change rien au
fait qu’avant de prétendre, moi, parler pour eux, il faudrait
au moins que je sache qui sont ces gens en lieu et place de qui je
prétendrais parler. Bref il faudrait que j’aie une idée claire et nette de ce
que ça signifie, en réalité et dans les faits, de dire « les Roms »,
cette expression dont je commence à penser qu’elle est employée pour désigner, dans certains cercles de notre société, un groupe de gens qui ont en commun non pas une
« origine ethnique » ou une « race », comme on voudrait nous
le faire croire, mais plutôt des conditions de vie (insupportables,
intolérables, mais dans lesquelles on les laisse néanmoins vivre).
Le sociologue Eric Fassin l’a bien montré, et à
plusieurs reprises : c’est en remplaçant, comme cause des différences de
modes de vie entre eux et nous, la réalité de leur
pauvreté par l’idée de « race », qu’on a pu désigner ceux qu’on
appelle les Roms d’abord comme entièrement responsables (par nature, parce
qu’ils sont eux) de la misère dans laquelle ils vivent, ensuite comme
responsables des problèmes de tous… et enfin comme l’Autre absolu et à rejeter
– ce qui est bien sûr fort commode, car refuser de se reconnaître en eux, c’est
refuser de voir que confrontés aux mêmes réalités qu’eux, nous leur
ressemblerions. Et on se garde bien sûr de dire qu’il y a des gens qui se
considèrent de descendance rom, ou qui se désignent eux-mêmes comme Roms, et qui ont un
travail, vivent dans un appartement, sont parfaitement intégrés – qui sont donc, aux yeux des cercles de notre société dont je parlais à l'instant, invisibles… Je me demande si, à eux, on donne parfois
la parole, dans les médias, l’espace public, etc. Cela me semble peu probable,
ou enfin on ne le fait pas autant qu’avec des Gadjé qui les aiment, les
côtoient, ou veulent témoigner de leurs conditions d’existence.
Et quoi qu’il en soit, moi, je ne veux pas parler en
leur nom. Je veux parler d’eux, de ceux qui font partie de ce qu’on
appelle, abusivement, « le problème Rom », et que j’ai croisés et
côtoyés ces deux ou trois dernières années. Du choc de ces rencontres. En mon
nom propre et avec ma subjectivité propre. Sans prétendre aucunement savoir ce
que je ne sais pas ou être ce que je ne suis pas.
Car pour toutes sortes raisons (la barrière de la langue, le fait que je ne suis pas certaine d’avoir totalement gagné leur confiance, le fait que les urgences et difficultés graves que nous avons parfois à gérer ensemble ne laissent pas toujours beaucoup de temps pour les confidences), ils conservent pour moi leur part de mystère, leurs zones d’ombres, leur jardin secret et leurs différences.
Car pour toutes sortes raisons (la barrière de la langue, le fait que je ne suis pas certaine d’avoir totalement gagné leur confiance, le fait que les urgences et difficultés graves que nous avons parfois à gérer ensemble ne laissent pas toujours beaucoup de temps pour les confidences), ils conservent pour moi leur part de mystère, leurs zones d’ombres, leur jardin secret et leurs différences.
Ces différences, même celles que je devine sans les
connaître, celles qui existent et que je ne connais pas, celles que j’ai
constatées et desquelles j’ai tenté de m’enrichir, celles qui m’effraient
parfois, je suis néanmoins déterminée à vivre avec. Tout comme
les mystères de leurs vies qui, peut-être, ne me seront jamais éclaircis.
C’est aussi cela, tenter de nouer des liens avec des
personnes qui ne sont ni de votre milieu socio-culturel, ni de votre classe
sociale. Résister, coûte que coûte, aux forces qui voudraient que l'idée
d'amitié entre vous soit illusoire.
Les révolutions ont eu beau s’aligner en
chapelets, il n’en demeure pas moins que tout est fait pour que perdure la
division étanche entre les classes, une certaine forme de ségrégation, ou
d’apartheid. C’est vrai de nombre de pays. La France n’en est pas exempte. Elle
n’est en cela ni meilleure ni pire que le Canada, les États-Unis ou les autres
pays riches, je suppose.
En côtoyant les gens dont je parle ici, j’ai ressenti ce que George Orwell décrit dans ses textes sur les bidonvilles
de son pays au début du 20e siècle, ou ce que James
Baldwin dit des ghettos noirs de son époque. Cela existe toujours. Le choc de
deux mondes que tout voudrait empêcher de se rencontrer et de tenter de se
comprendre. Il est là. Dans ma vie. Tous les jours, ou presque. Sauf
qu’eux, les gens dont je parle dans ces billets, et moi, avons apparemment
décidé d'en faire fi. Malgré le mystère que nous sommes parfois l’un pour
l’autre. Malgré la méfiance instinctive qui point parfois pour l’un envers
l’autre – peuvent-ils me faire confiance et me raconter les expédients auxquels
ils sont parfois poussés? Peuvent-ils espérer que je ne les juge pas, que je ne
décide pas à leur place des choix qui seraient « bons pour eux »? Et
eux, garderaient-ils un lien avec moi si je ne pouvais plus les soutenir?
Ont-ils pour moi une affection véritable?
J’écris tout ça et je croise les doigts. Je croise les
doigts pour que ce que j’écris ici soit réciproque! Qu’ils se disent, à leur
façon, dans leurs mots, la même chose à propos de moi que moi, je me dis
d’eux : notre rencontre est faite d’échanges, d’apprivoisements, de
fraternité, d’affection et de mystère.
Mais justement, ce qu’ils pensent de moi en leur for
intérieur, ce qu’ils disent de moi lorsque je ne suis pas là, ce qu’ils
éprouvent et découvrent… ça non plus, je ne prétends pas le savoir. J’ai des
intuitions, des espoirs et des doutes. Et un élan qui me porte vers eux quelles que soient les réponses aux questions qui demeurent entre nous.
***billet également disponible sur Mediapart (Le Club): http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/200315/parte-apartheid-histoires-de-roms-32
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