Le Carouf' est plein à craquer, bondé de gens qui font leurs courses pour le réveillon, malgré tout.
Ils sont plus courageux que moi, qui ai dû y penser à deux fois avant d'affronter mon angoisse et de me plonger dans une foule qui fait des courses pour une soirée festive dont le sens m'échappe parfois, en cette période où tout semble si noir, si hostile dans ce pays. (J'allais écrire "notre pays" mais au vu des débats actuels, moi qui ne suis qu'une immigrante pas même binationale - mais mère d'un binational né en France -, je n'ose pas appeler ainsi la France, où je vis pourtant depuis plus de dix ans, et où j'ai tant envie de me sentir chez moi... J'en suis à deux doigts, mais deux doigts, ces derniers temps, peuvent paraître une distance infranchissable...)
Bref, c'est comme ça depuis Charlie. J'ai des accès de peur, d'angoisse, pas toujours raisonnables.
Mais aujourd'hui, au milieu de cette foule faisant ses courses pour le réveillon - foule qui, dans mon esprit fatigué, ressemble davantage à une grosse cible géante et inconsciente -, je suis avec elle, avec Cendrillon, et grâce à elle, tout sera différent.
Je lui ai demandé de me rejoindre place de la mairie ce matin, lui donnant de vagues explications, du genre j'ai des cigarettes pour toi et un truc pour les enfants, histoire de lui faire la surprise: "Je sais que c'est important pour toi et les enfants, alors je t'emmène chez Carouf', et tu mets dans ton caddie tout ce qu'il faut pour préparer ton repas de réveillon traditionnel, plus un gâteau pour les enfants, au chocolat avec plein de froufrous comme ils les aiment, et des papillotes pour décorer ton petit sapin, pour égayer ta cabane, ton coin du bidonville, même si on ne sait même pas où toi et les enfants serez à la fin de cette terrible année 2015, si vous serez relogés quelque part, ou à la rue, ou renvoyés dans votre pays. Aujourd'hui c'est le réveillon, j'ai envie de te rendre heureuse. C'est tout. C'est la seule chose qui saura me réconcilier avec cette fin d'année horrible, qui saura neutraliser mon envie de fuir ce pays à toutes jambes. Toi, moi, un peu de chaleur, de fraternité. D'amour."
Je ne lui ai pas dit ça exactement comme ça, bien sûr. Je lui ai juste dit: "prends ton caddie, on va faire les courses pour ce soir, tu prendra tout ce qu'il te faut, c'est Noël, il n'est pas question qu'il en soit autrement. Allez, on y va."
Nous sommes arrivés au Carouf', elle et moi main dans la main, le caddie d'un côté, son fils de trois ans gambadant joyeusement de l'autre. Le vigile a demandé à vérifier le contenu de nos sacs, circonstances obligent. Il l'a fait avec une sorte de bienveillance, voire de douceur, presque. Il nous a souri. Il nous a souhaité de bonnes Fêtes, avec cet air que beaucoup d'entre nous ont en ce moment, comme si en disant ces mots nous mesurions et admettions que vu la tronche de 2015, ils sont soudain réinvestis d'un sens nouveau.
Nous entrons dans le supermarché, immense et bondé. Je crois que chacun vaque calmement à ses courses. Je crois qu'il y a même dans l'ambiance générale un calme et une douceur qu'il n'y a jamais dans ce type de lieu et de circonstances, un 24 décembre. Comme si une assemblée de blessés tentait tant bien que mal de se reprendre en main et d'envisager avec le sourire la soirée festive qui vient, même si l'envie n'y est pas tout à fait. Mais peut-être que je rêve, que j'appose sur une foule que je ne connais pas (mais dont je sais, parce que je connais mon quartier, qu'elle a la beauté de la mixité qui sait vivre harmonieusement et sans trop se casser la tête), peut-être que je prends mes désirs pour des réalités et les mouvements de mon cœur pour ceux des autres. Je ne sais pas.
Je ne sais pas parce qu'avec Cendrillon, son caddie tout déglingué, son fils de trois ans qui tient maintenant dans ses bras un paquet de papillotes presque plus grand que lui, nous sommes dans une bulle, oui, une bulle qui rend tout flou autour. Nous choisissons ce qu'elle appelle le "chou mouillé", les patates, les carottes, le bouillon, le porc haché, les œufs, avec un soin amoureux, elle m'expliquant ce qu'elle compte en faire, à quoi ressemblera le résultat final ce soir, l'odeur sublime que ça aura. De temps en temps, elle s'arrête de marcher pour me prendre dans ses bras. Voir son bonheur redéfinit ma place dans le monde, en cette période où je ne sais plus où j'habite et où j'ai peur qu'on ne me laisse jamais être autre chose qu'une étrangère, quoi que je fasse.
J'ai envie de le lui dire mais je ne sais pas comment.
Nous passons à la caisse et nous sortons de chez Carouf', son caddie plein à craquer. Je l'accompagne jusque vers l'arrêt de bus et nous nous serrons l'une contre l'autre. "Je ne souhaite un bon Noël, ma Cendrillon." "Bon Noël pour toi, ton mari, ta famille. Gros bisous pour lui et tout le monde. Et toi."
Je m'éloigne, bouleversée et comme perdue. Perdue de me dire qu'en ces jours où je suis si déboussolée, ce qui a su recoller les morceaux, c'est que l'expat favorisée mais qui a peur (du rejet, des déchéances, des haines) fasse des courses de Noël avec une femme qui vit dans une cabane de bidonville et qui a peur (du rejet, des déchéances, des haines), et qu'ensemble, elles se souviennent d'être heureuses. Chez elles parce qu'ensemble, un 24 décembre au milieu d'un Carouf' bondé.
vendredi 25 décembre 2015
samedi 12 décembre 2015
Faire barrage (Histoires de Roms 40)
Il faut éduquer les enfants sans la compétitivité qui les angoisse mais sur la solidarité qui les renforce...
Pierre Rabhi, La part du colibri
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La photo existe, mais je ne peux pas la diffuser, la rendre publique.
La photo existe, mais par respect pour ses protagonistes, pour leur intimité, j'aurai plutôt recours aux mots.
La photo existe, elle est magnifique, elle a été prise ce matin, 12 décembre 2015, la vieille du second tour des élections régionales dans notre pays, la veille du jour où cela fera un mois qu'il y a eu le terrible 13 novembre 2015.
La photo existe et elle atteste que même si le 13 novembre 2015 a tout ébranlé, même si un moment j'ai eu peur que tout ce que dont je rendais compte dans ces billets n'aie plus d'importance, je me suis ressaisie et j'ai compris que, justement, par respect pour tous ceux qui ont souffert du 13 novembre, il fallait à tout prix continuer.
Ce billet qui parle d'une photo est mon bulletin de vote, à moi qui, n'étant pas française, ne suis pas appelée aux urnes demain.
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Nous sommes sur une grande place, entre une mairie et un théâtre. C'est samedi matin. Il fait frais et beau. Sur l'image, vous voyez cela, vous sentez presque la qualité craquante de l'air frais, vous devinez l'odeur du début d'hiver.
Vous regardez le petit garçon et les trois petites filles. Il a six ans, elles ont huit, six et quatre ans. La photo est prise par leur grande sœur de treize ans.
Je me demande si, vous qui ne savez pas ce que je sais, vous repérez tout de suite la différence des classes sociales entre le petit garçon et les trois fillettes... Je me demande si dans leurs manteaux, pulls, bonnets, pantalons, collants, cela se voit. Je sais que leurs traits trahissent, à tous, ce qu'on pourrait appeler "métissage" ou "diversité" : le petit a en lui des origines québécoises, tunisiennes et françaises, les trois petites ont du sang roumain mêlé de sang tzigane. Peut-être que tout cela est visible. Je ne sais pas.
Mais ce qui se voit surtout sur la photo où figurent, en plus d'eux quatre, deux trottinettes, une de "grand" et une à trois roues pour "débutants", c'est qu'ils viennent de jouer et de rouler et de courir tous les quatre au soleil, riant, échangeant, se partageant les deux bolides, et qu'à un moment, émue en les voyant si heureux ensemble, j'ai dit; "Hé, les cocos, faisons une photo de vous! Vous êtes trop beaux!", et qu'alors ils se sont sagement rangés devant la soeur de treize ans à qui j'avais passé mon téléphone -- sauf la plus jeune, quatre ans, surnommée la diablesse de Tasmanie, qui a préféré se tenir un peu à l'écart, rester sur la trottinette rouge Cars que lui avait offerte plus tôt le garçon sur la photo, parce qu'elle était devenue trop petite pour lui.
Ils sont donc là, diablesse de Tasmanie avec un superbe foulard rose à fleur couvrant ses cheveux, fière et défiante sur sa trottinette rouge, un peu à l'écart, les trois autres, le petit garçon français d'origine québéco-tunisienne et de milieu aisé, et ses deux copines, d'un milieu tout autre, qui font partie des parias de notre temps, lui entre elles deux, elles qui lui tiennent fermement chacune une main, et tous trois qui sourient, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, parce que ça l'est.
*
Nous sommes arrivés là, mon fils et moi, tôt ce samedi matin, pour rejoindre Cendrillon qui avait reçu un courrier en français qu'elle n'arrivait pas à déchiffrer, et que je devais l'aider à lire. Elle était avec les enfants, qui comme chaque fois, m'ont sauté au cou et couverte de câlins dès mon arrivée. Mon fils avait apporté sa nouvelle trottinette et l'ancienne, qu'il gardait précieusement depuis plusieurs semaines pour elles, qu'il avait hâte d'enfin pouvoir leur donner lui-même. Nous avions aussi une compote pour chaque enfant.
Je me suis assise avec leur mère pour regarder avec elle le courrier et lui en expliquer le contenu, avec l'aide, au téléphone, d'une amie qui parle le roumain. Assises avec sa fille aînée et le plus petit, trois ans, nous avons discuté au soleil, regardant mon fils et les trois filles jouer ensemble sur la place, avec ces rires, ces cris, ces exclamations qui étaient exactement les mêmes que lorsque tous les enfants du monde jouent ensemble. Ils communiquaient sans aucune difficulté. Ils se partageaient à quatre les deux trottinettes, les plus grands donnant des leçons aux plus petits, les plus petits montrant fièrement leurs progrès aux plus grands...
Je ne sais pas ce qu'ils se sont raconté pendant que tout en parlant avec leur mère et l'amie au téléphone, je les regardais, émue, être bien ensemble sans se poser de questions. J'aurais aimé pouvoir enregistrer ce moment et le montrer à toute la France, au monde entier. Montrer ce qu'avec leur sagesse inentamée d'enfants, ils ont compris ce que trop de leurs concitoyens adultes comprennent si mal, ou ignorent, ou refusent...
Demain, je ne pourrai pas aller voter. Je ne suis pas française. Du moins pas encore. Je ne pourrai pas aller faire barrage, dans les urnes, à ceux qui font la promotion de l'exclusion.
Mais je continuerai à faire barrage à l'exclusion, à la contester de toutes mes forces, à attester de la beauté de ce que je vois même dans les situations les plus rudes lorsqu'on la refuse, l'exclusion, tous les jours de ma vie, par mes mots et mes gestes. Je le fais depuis trois ans. Aux côtés de ma famille, de mes amis, et de nombre d'inconnus qui sont devenus des complices. Je me dis que c'est déjà ça. Qu'il faut continuer.
*
La photo existe, elle est belle et elle parle de solidarité, d'ouverture et d'amour. De choses qui existent et pour lesquelles, dans les urnes ou ailleurs, je suis déterminée à continuer de me battre.
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