Il y a violence symbolique lorsque l’on appose et impose une étiquette, un label à un individu qu’il ne reconnaît pas lui-même pour se définir.Raphaël Liogier, La Guerre des civilisations n'aura pas lieu
Il y a beaucoup de haine autour de moi. Autour de vous. Nous
sommes dans un de ces moments-là. Un de ces moments où nous nous sentons au
bord d’une catastrophe, d’un gouffre, dans lequel certains sont prêts à nous
précipiter, les uns par folie haineuse, ivresse de la détestation et du pouvoir
d’écraser l’autre, les autres parce qu’ils savent pertinemment que leur
sécurité, à eux, dans ce chaos, sera toujours assurée. Que les embarcations de
secours leur seront réservées.
Il y a beaucoup de haine autour de moi, immigrée québécoise au patronyme arabe en France, amie de membres de la communauté rom très pauvre de ma ville, proche
de plusieurs musulmans dont, oh !, horreur!, certaines sont même voilées.
Il y a la blessure chaque fois que j’allume la télé ou la radio, ou l’Internet,
et que nous est martelée cette haine vêtue des atours du pragmatisme. Blessure
d’autant plus aiguë que je suis directement concernée, faisant partie des cibles sans cesse ressassées et données en pâture à ceux de mes concitoyens qu'on veut distraire en leur donnant ce nouveau hochet, ce nouvel os à ronger, l'Arabe, l'Immigré, le Noir, le Rom, la Femme voilée, et ainsi de suite. Chapelet d'étiquettes haïes par ceux qu'on force à les porter.
Il y a tout ça, qui vous donne envie de fuir – mais où ?
sans doute me sentirai-je mieux une fois rentrée au Québec, et donc ENFIN
sortie de cette position de l’immigrée, mais je m’appellerai toujours d’un
patronyme qui n’est plus anodin nulle part, et je supporterai toujours mal la
violence symbolique faite aux autres. Je ne serai plus jamais tranquille, et si ce n'est pas pour moi que je tremblerai, ce sera pour les autres qui occupent la place que j'ai, un temps, occupée. Voilà une des choses qu'immigrer vous apprend.
*
Aujourd’hui, j’ai rendu
visite, avec mon mari et mon fils, à celle que j’ai surnommée "Cendrillon" dans
mes « Histoires de Roms », et elle m’a donné une preuve d’amitié, de
confiance, nous a fait à mon mari et moi un honneur qui dépasse, qui écrase,
qui soudain recouvre entièrement, qui efface presque, cette haine qui m’épuisait, me déprimait,
me donnait envie de me cacher sous un immense caillou et d'y rester, attendant imbécilement que l'orage (qui ne passera pas) passe.
Nous nous sommes connues il y a cinq ans. Elle vivait avec
ses enfants et son mari de l’époque dans une cabane de bidonville. Elle ne
parlait pas un mot de français. La famille n’avait ni eau, ni électricité,
vivait dans une misère indescriptible. À l’époque, "Cendrillon" encouragée
par l’amie qui nous avait présentées, Anaïs, commençait à réfléchir à l’idée d’inscrire
ses enfants à l’école en France. Ni elle ni moi ne savions toutes les épreuves qu'il lui restait à surmonter.
En cinq ans, je l’ai vue tout voir, tout. Toutes les couleurs du
spectre de cette horreur qu’on appelle pauvreté, ou quand on est parmi les
stigmatisés. Cabanes de bidonville successivement détruites et évacuations en
série; semaines passées à même le béton avec les six enfants sous une bretelle
de périphérique, ou dans un parc, ou derrière un entrepôt désaffecté; jours brefs dans une chambre d’hôtel déprimante et grise après la
dernière expulsion et avant d’être remis à la rue; programme d’intégration inintégrable (du moins pas dans le délai qui lui était alloué) pour une personne qui, comme elle, a connu la misère la plus noire, matérielle
comme personnelle, depuis je ne sais combien de générations; quelques jours
dans un foyer d’accueil où ça se passe mal et où la peur et la colère l’emportent
sur tout; des semaines d’hiver sous une tente dans un parc et dans le froid glacial, avec les gamins, enceinte du dernier…
Tout, je vous dis.
Et récemment, la révolution : un appartement, un vrai,
meublé, avec eau et électricité, pour elle, ses enfants, et son conjoint
actuel, un système de soutien solide, en partie récent (assistantes sociales,
travail de réinsertion, soutien moral et matériel, aide à la poursuite de la scolarisation des enfants qui avait tenu le coup depuis trois ans malgré la vie dans la rue et l'instabilité, accompagnement qui, cette fois, fonctionne, parce qu'il arrive qu'il faille plusieurs tentatives avant d'arriver à accepter de prendre la main qu'on vous tend) et en partie constitué du réseau des gens
comme moi, voisins, connaissances qui font partie de sa vie depuis un moment… simples citoyens qui sont
entrés en relation avec elle et les siens, et qui n’ont pas pu, pas voulu faire
autrement que de poursuivre ces relations, aussi difficile, incongru, complexe
que ça puisse paraître, de vouloir construire vraiment une relation avec une
personne si « différente » de soi… Comment devenir amies quand on est une Québéco-Tunisienne aisée qui n’a
jamais de sa vie connu la vraie misère et une femme qui n’a
jamais rien connu d’autre que ça?
*
Il y a eu tant de moments où nous avons eu du mal à nous comprendre, elle et moi. Où nous ne savions pas forcément être d’accord. Où chacune avait du mal à entendre les choix de l’autre, occupée qu’elle était à lui faire comprendre et admettre les siens, sachant que chacune voyait qu'un monde aurait dû la séparer de l’autre.
Il y a eu ce que, je crois, nous avons
toutes deux appris, l’une de l’autre, et qui est sans doute la leçon la plus
importante de mon existence, leçon qui m’a été rappelée au contact d’amis
croyants (parfois même fervents croyants) alors que je ne le suis pas ; d’amis
plus à droite ou au centre que moi qui suis sans doute bien trop à gauche pour
notre monde ; de Français fiers de l’être et attachés à leur pays alors
que je suis dans ce rôle compliqué de l’immigrante et que mon regard et le leur
refusent parfois de s’accorder ; de Québécois dont j’ai l’impression qu’après
mes douze ans d’exil, ils ne me voient plus comme l’une des leurs… Cette leçon,
c’est quelque chose de bien plus puissant que de se dire « il y a plus de
choses qui nous unissent que de choses qui nous séparent, ne nous concentrons
donc que sur ce qui nous rend semblables et ignorons le reste, tout ira bien au
pays des licornes ».
Non, cette leçon, elle consiste à construire une
relation avec l’autre tout en s’assurant de ne jamais oublier de reconnaître ce
qui nous distingue. En en prenant acte. En en discutant. En échangeant. En
acceptant que certaines différences sont irréductibles mais que vous rendre compte qu’une amitié existe, s’épanouit
et se consolide dans la reconnaissance et le respect de ces différences sera une
des plus grandes sources de bonheur de votre existence. Que parfois, certaines
de vos différences, au contact l’une de l’autre, provoqueront même une petite
érosion dans l’'idée que chacun se fait de lui-même, et que ce sera une autre source de grande joie, de se tâter l'âme, d'y trouver un nouveau relief et de se dire: "Oh wow! C'est à elle que je le dois!"
Aujourd’hui, "Cendrillon" et son compagnon nous ont demandé à
mon mari et moi d’être le parrain et la marraine de leur fils qui vient de
naître. Je ne sais pas si ce sera officiellement possible, aux yeux de l’église
où ils feront baptiser leur enfant, comme je ne suis ni catholique ni baptisée,
et quoique j’aie le plus grand respect pour la foi de ceux que j’aime et les
rites qui leur tiennent à cœur (dans la mesure où ça leur tient à cœur, ça me
suffit, je n’ai pas besoin de les éprouver avec eux ou même d’y croire pour les
respecter). Mon mari, lui, est catholique et baptisé. Donc je sais qu’au pire,
il nous représentera tous les deux au yeux de l’institution, et que dans la
vie, je serai la kirvi symbolique de leur fils avec une immense joie, et encore plus de fierté.
Je sais surtout que le vrai miracle… ou plutôt la vraie
surprise – qui n’en est après tout pas une car en cinq ans, "Cendrillon" et moi
avons travaillé à cette relation, chacune à notre manière, avec les hauts et
les bas, et que nous l’avons soignée, la vraie surprise qui au fond n’en est
pas une, mais qui a la saveur de ces bonheurs qui rétrospectivement nous semblent
avoir été en préparation, tout en nous remplissant d’une joie d’enfant – , c’est cette
main tendue, ce signe de confiance, cet honneur que me font mon amie et son
compagnon. Et l’immense fête que nous allons organiser ensemble, où il y aura
un peu de nous, un peu d’eux, un peu de tous ceux qui, dans leur parcours
depuis qu’ils vivent ici, ont voulu les accompagner, les soutenir et les
connaître. Un moment pour souligner ce trajet parcouru ensemble, non pas au mépris de nos différences, mais au contraire, dans la reconnaissance et le respect de ce qui fait que je n'ai pas à devenir elle, ni elle à devenir moi, pour que nous nous aimions.