photo: Karoline Georges
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Le jour où j’ai quitté le Québec avec mon compagnon (français) et mes
deux chats, le 29 juillet 2005, je me suis retrouvée en zone d’attente
internationale à l’aéroport Trudeau, tellement désemparée, et voulant à ce
point (me) donner le change, que je me suis précipitée à la librairie m’acheter
« un bon livre pour passer le temps long et ennuyeux du voyage » – comme
si ledit voyage n’était pas la chose la plus angoissante que j’aie jamais
tentée!
Prévoyant
d’acheter le dernier roman français à la mode chez les intellos, je suis plutôt
ressortie de la boutique avec un roman québécois qui allait changer ma vie –
mais que je ne trouverais pas la force de commencer avant d’être arrivée à destination.
Il s’agissait de Folle, deuxième livre de Nelly Arcan, que je
connaissais très peu et dont, comme beaucoup d’entre nous, avouons-le, j’étais
un brin jalouse. Je n’avais rien lu d’elle et jusque-là j’avais résisté, et
pour ne m’avouer ni ma jalousie ni ma curiosité, je me disais que c’était parce
que je ne mangeais pas de ce pain-là, moi, qui commençais une thèse très
sérieuse sur l’autofiction; je ne lisais pas, comme ça, sans discernement, les
livres et auteurs qui étaient l’objet d’un emballement médiatique strictement centré
sur la personne, et la part autobiographique « juteuse » de leur
œuvre.
Il
m’apparaît évident aujourd’hui que cet emballement médiatique autour du
personnage de Nelly Arcan, oscillant entre l’adulation – une sorte de désir
effréné et venimeux –, et la détestation envieuse teintée de peur, sont
peut-être précisément ce qui l’a tuée, nous faisant perdre une de nos plus
brillantes auteures (et à certains, dont je suis, une amie précieuse.)
Ce
29 juillet où j’ai acheté Folle, je n’avais jamais rencontré Nelly.
Peut-être l’avais-je croisée dans une table ronde, mais je ne suis même pas
certaine que nous nous étions parlé. J’avais à son égard des préjugés qui
n’avaient d’égale que ma méfiance.
Tout
a été bouleversé lorsque, une fois enfin arrivée en France, les douanes
passées, mon conjoint, mes deux chats et moi parqués dans l’appartement que ma
future belle-sœur nous prêtait quelques jours, après avoir nerveusement tenté
de suivre à la télé une émission genre talk-show avec un éclairage trop vif et
trop pastel (le kitsch des décors de plateaux-télés français ne m’était pas
encore devenu familier) au sujet du référendum sur l’Europe avec comme invité
principal un certain et pas très loquace Jean-Philippe Smet (que je ne savais
alors pas être le chanteur Johnny Hallyday (!)), perdue et épuisée, mais
incapable de m’endormir, j’avais ouvert Folle et commencé à lire Nelly
Arcan.
À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la
première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. Si j’avais su
comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste et
sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire…
La
musique de cette langue, si unique qu’elle en devient comme contagieuse, qu’on
s’en berce jusqu’à ne plus savoir accorder notre voix intérieure à une autre
que celle-là. Le tragique inscrit partout, la fatalité tissée dans le moindre
paragraphe. Cette gravité, cette lucidité, jusqu’à éclairer impitoyablement ses
propres paradoxes – sans prévoir qu’éclairer impitoyablement ses propres
paradoxes, c’est parfois aussi se donner en pâture à la mauvaise foi et à la malveillance
triomphantes… En lisant Folle j’ai eu un triple coup de foudre : en
tant qu’auteure, en tant que lectrice, et en tant que femme. Sentiment profond
et inexplicable de complicité, désir presque enfantin d’amitié avec la personne
que j’imaginais être derrière ce texte qui m’était révélation. Non pas le
personnage public dont les apparitions médiatiques manifestement douloureuses
(comme des crucifixions auxquelles elle se prêtait plus ou moins docilement,
selon les cas) m’avaient poussée à me méfier, mais l’auteure, dont il
m’apparaissait évident qu’elle était un être supérieur et bon. Une sorte
d’ange-martyr dénonciateur. De témoin, au sens où l’entendait James Baldwin en
parlant du devoir de l’écrivain à son époque.
Selon toi le monde des médias ressemblait beaucoup au
milieu de la prostitution, les journalistes étaient des clients qui aimaient
beaucoup découvrir la chair fraîche, quand ils tombaient sur un nouveau jouet,
ils le mettaient en circulation, ils se le passaient entre eux.
J’ai
lu Folle et j’ai eu le coup de foudre pour Nelly Arcan. Je crois que
tous les lecteurs passionnés ont ressenti cela, ce miracle de la lecture,
rencontre amicale de deux absences. Ce n’était évidemment pas la première fois
que je ressentais une telle amitié pour un écrivain, par le biais de ses
livres, de ces créatures ourdies à la fois par lui et à travers lui et malgré
lui. La différence avec Nelly, c’est que cette rencontre fulgurante avec une
œuvre et l’auteure que je sentais se tenir là-derrière, allait donner lieu à un
travail d’analyse qui allait lui-même donner lieu à une démarche en sens
inverse : la romancière allait venir à la rencontre de la lectrice qui se
cachait derrière une longue et amoureuse étude de ses livres.
Ça
s’est passé à Lyon, une fin d’automne 2006. À l’occasion des Entretiens Jacques
Cartier, un groupe d’écrivains québécois avait été invité à une table ronde qui
avait lieu à la bibliothèque municipale de la Part-Dieu. Nelly en était, ainsi
que d’autres collègues que j’avais fort envie de revoir. Je m’y étais donc
rendue, et Philippe et moi avions décidé de tous les inviter, ensuite, à l’apéro
chez nous – à l’époque, nous habitions en haut des Pentes de la Croix-Rousse,
dans un appartement qui était un ancien « canut », un ancien atelier
de tissage de la soie.
Tu n’as pas pensé que dans l’écran d’une télé on
dépassait de loin sa grandeur réelle et que le bleu des yeux paraissait
toujours plus bleu, que sous les spots du plateau la peau revêtait tout à coup
l’éclat doré de la réussite, mon dieu ce que je donnerais pour continuer à
vivre sous cette forme dans ton esprit, mon dieu que j’aimerais qu’on ne se
soit jamais rencontrés à Nova rue Saint-Dominique.
Je
n’oublierai jamais le moment où je l’ai vue, avec sa timidité de petite fille,
plantée devant moi, juste avant la table ronde, sur le parvis de la
bibliothèque municipale de la Part-Dieu, se dandinant d’un pied sur l’autre et
comme s’excusant, et me disant que Claudia, une amie commune, lui avait
envoyé mon article sur elle, qu’elle m’en remerciait, qu’elle avait envie de le
citer pendant son intervention, parce qu’elle s’était sentie comprise, est-ce
que j’étais d’accord?
J’ai
accepté, évidemment, mais je ne me souviens ni de sa conférence, ni du moment
où elle a parlé de mon travail, ni de grand-chose ce soir-là avant cet instant
où, une fois à l’apéro, assise à même le tapis de mon salon au milieu des nombreux
invités, elle m’a dit avoir cru comprendre que j’avais des chats. Qu’elle les
adorait. Pouvais-je les lui présenter? (Elle en avait deux aussi, à Montréal,
deux siamois très drôles et bizarres, aux prénoms rigolos que j’ai
malheureusement oubliés.)
La
prochaine image qui me vient est de nous deux dans ma chambre, seules,
allongées sur le couvre-lit, les deux chattes entre nous, discutant
littérature, position de la femme au Québec et en France, et comment nous
l’habitions toutes deux de manière à la fois paradoxale et évidente – elle de façon
plus spectaculaire que moi, mais malgré les différences, au fond de nous, nous
nous ressemblions par ceci : notre colère contre l’aliénation de la femme
dans nos sociétés soi-disant modernes et égalitaires était d’autant plus
profonde et impitoyable que nous nous sentions justement, malgré nous,
incapables de nous extraire totalement de cette position aliénée… La perversité
de notre situation se trouvait là. Notre force aussi peut-être. Et notre
fragilité. Nelly et moi nous rencontrions donc et nouions des liens sous le
signe du paradoxe. Nous en prenions acte et le savions partie intégrante de
notre personne, de notre travail. Nous savions que c’était difficile à
comprendre de l’extérieur et que cela, en quelque sorte, nous condamnait –
enfin, elle, surtout, qui le portait de manière plus visible que moi sur son
corps, son visage, ses cheveux. Chez moi cela tendait à se nouer et à se
dénouer autrement – douloureusement aussi, mais autrement. Peu importe : c’est
ce nœud en chacune de nous, incandescent et moteur, la rencontre et la
reconnaissance mutuelle de nos deux nœuds,
qui a donné lieu à cette amitié étrange et intense. (J’écris « étrange et intense »,
mais c’est parce que je sais qu’elle a été interrompue par sa mort et que nous
avons donc manqué de temps pour la voir se développer.)
Des années plus tard, j’ai également refusé de
regarder les émissions de télé où je suis passée parce qu’il n’y a rien de pire
que de ne pas avoir le contrôle sur sa propre image qui bouge ou sur ce qui se
montre comme des rougeurs au visage qui défont la portée des mots, ou encore
sur ses mots qui partent de travers pour trop en dire et tomber du mauvais côté
de ce qu’ils veulent dire. À la télé on se voit dans le sentiment de la
catastrophe comme on voit son enfant passer sous une voiture, ensuite on ne
pense plus qu’aux secondes d’avant la traversée du ballon dans la rue où il
aurait fallu intervenir.
Bref
ce jour-là, à Lyon, en 2006, au moment des Entretiens Jacques Cartier, sur mon
lit avec Nelly et comme loin du monde, nos rires qui tintinnabulaient et nos
analyses socio-politico-féministes tantôt déprimantes et noires, tantôt
moqueuses (et parfois les deux dans le même temps), marquaient le début d’une
longue conversation, par textes, courriels et soirées interposées, d’un côté
comme de l’autre de l’océan, conversation à la fois affectueuse et toujours un
peu sur le fil du rasoir – je crois qu’une part de moi la savait en danger,
même si une autre voulait à tout prix croire qu’elle s’en était sortie qu’elle s’en
sortirait. C’était probablement une forme de capitulation inconsciente.
Probablement parce que la part la plus lucide de moi savait ne pas pouvoir la
sauver.
Chez moi écrire voulait dire ouvrir la faille, écrire
était trahir, c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du
monde quand le monde est détruit. Écrire était montrer l’envers de la face des
gens et ça demandait d’être sadique, il fallait pour y parvenir choisir ses
proches et surtout il fallait les avoir follement aimés, il fallait les pousser
au pire d’eux-mêmes et vouloir leur rappeler qui ils sont.
J’ai
des flashes qui me hantent encore aujourd’hui. Nous nous sommes vues à Montréal
bien sûr, au fil des années, plusieurs fois, de longues soirées toutes les
deux, et à Paris. Mais surtout, elle est venue quelques jours à Lyon, en juin
2007, à l’occasion des Assises Internationales du Roman.
Je
me souviens des heures passées sur une terrasse à boire du rosé, un apéro qui
n’avait comme jamais fini, un soir où même la pluie n’avait pas réussi à nous
déloger de là. Je me souviens de conversations sur le balcon de sa chambre
d’hôtel du Vieux-Lyon, de déambulations dans les rues pavées, d’un autre de nos
typiques repas au resto : moi plus ronde ne mangeant presque rien, elle
toute fine et mangeant comme trois… Moi avec ma pitoyable salade verte aux
croûtons de chèvre, elle qui avait enfilé gâteaux de foie de volaille, pavé de
bœuf avec gratin dauphinois, cervelle de canut et fondant au chocolat.
Nelly
dans notre salon à la fin de son séjour, un soir qui dépassait le nombre de
nuits d’hôtel payées par notre festival et où elle dormait à notre appartement,
en pyjama sur le canapé, à côté de moi en robe de nuit, Philippe dans le
fauteuil en face, riant comme des fous, et parlant aussi des livres qui avaient
fait nos vies, de notre travail (deux auteures, un prof de lettres), du plaisir
d’être là, deux Québécoises en France, une en « touriste » et l’autre
immigrée, et un Français, buvant des tisanes ensemble.
Je
me rappelle Nelly au petit matin, assise à mon bureau dans le salon, à côté du
clavier son café au lait (où il devait toujours y avoir plus de lait que de
café), préparant une chronique pour un journal montréalais, concentrée, nous
souriant de son sourire honnête et beau quand nous passions près d’elle, vaquant
à nos occupations matinales. Et le souvenir que nous en avons gardé tous deux,
Philippe et moi : une gentillesse exquise, un humour décapant, une classe
rare, et cette image de l’auteure au travail, de l’intelligence qui pétille
dans l’œil concentré sur l’écran.
Écrire ne sert à rien qu’à s’épuiser sur de la roche;
écrire, c’est perdre des morceaux, c’est comprendre de trop près qu’on va
mourir. De toute façon, les explications n’expliquent rien du tout, elles
jettent de la poudre aux yeux, elles ne font que courir vers un point final.
Des années après son décès, les rues et les terrasses du Vieux-Lyon portaient
encore nos traces. Jusqu'à la fin de mon séjour en France en 2017, quand je m’y promenais, même si j’arrivais à ne
plus pleurer depuis longtemps, il y avait comme des fissures dans la toile de la
vieille ville. Comme de grandes balafres que j'étais seule à voir.
Je savais qu'en quittant Lyon, ces traces du passage de Nelly Arcan dans la ville et dans
ma vie me manqueraient. Elles font en effet partie de ces choses que j’ai eu peine à
laisser derrière moi, et qui me manqueront.