On n’a pas pris la mesure de ce que c’est que la douceur de
vivre tant qu’on ne l'a pas perdue en quittant le Québec pour vivre ailleurs, dans
une de ces grandes sociétés mythiques et impitoyables comme les Etats-Unis, ou
la France par exemple. Une de ces sociétés tout habitées de leur propre
sentiment d’importance dans l’Histoire, sur la terre, sur l’échiquier des
grandes valeurs nationales symboliques. Que cette importance soit réelle ou non
importe peu : dans ces pays-là, par tradition, par habitude, par usure du
quotidien d’habitant de grand pays, on y croit longtemps après que le déclin a
été amorcé. Prenez la France, par exemple, pays que j’aime et qui est devenu
chez moi, mais dont comme beaucoup de Québécois j’aime me moquer (désormais avec
une sorte de tendresse) : la France, encore convaincue qu’elle est au
centre de la culture mondiale francophone, du bon goût, du respect des grandes
valeurs humanistes. La France convaincue d’encore aujourd’hui écraser tout le
reste du monde sous le poids de toutes ces grandes qualités désormais un peu
méconnues, mais que les grands et les justes, eux, savent reconnaître. La
France qui m’énerve et la France qui m'émeut.
En tant que Québécoise que son métier, sa passion, ses
intérêts, ses curiosités, portent vers ce dont la France se targue d’être la
plus fière réprésentante (la culture, les idées des Lumières, les Lettres, la
belle langue, les valeurs d'égalité, de fraternité, etc) j’ai eu, vous vous en doutez, mon lot de
désillusions. Tant de choses, ici, me sont longtemps apparues comme autant de
petites et grandes trahisons. Je ne répéterai pas ce que j’ai déjà dit sur
ce blog, cent fois, je ne me lancerai pas dans la grande dénonciation, dans la
comparaison qui fait hurler certains de mes amis Français. "Votre pays, il
ressemble à s’y méprendre aux « USA » que vous aimez tant détester, à cause de cet abîme entre le mythe républicain que vous entretenez et diffusez partout et la réalité de ce pays - abîme qui est vraiment, mais
alors là vraiment difficile à avaler, particulièrement pour une personne qui a
passé le plus clair de sa vie au Québec."
Je parle souvent, depuis que je suis arrivée ici, du Québec
à mes amis Français, de la France à mes amis Québécois. J’en suis arrivée à
l’étape du parcours de l’immigrant où l'on reconnaît à peu près volontiers les défauts et qualités de ses deux pays, celui de ses origines et
celui que l'on a adopté. Mais le temps a beau passer, il n’y a rien à y
faire : en tant que Québécoise, je m’en rends compte, j’ai appris à
considérer comme faisant partie de l’air que l’on respire certaines évidences
dont j’ai réalisé qu’elles sont en fait des raretés et des privilèges depuis
que je vis ici, en France, dans une société autrement plus dure, plus
rude, plus impitoyable. Mes amis
Français qui sont allés au Québec ont tout de suite saisi ce dont je veux parler. Là-bas, au Québec, il y a un truc, quelque chose dans la vie de tous les jours, quelque chose comme l’espoir... non, comme la
preuve, que les valeurs républicaines de gauche peuvent en effet exister dans
la réalité, se réaliser. Une saveur du commerce entre humains qui n’est
pas la même. Qui rappellera à certains le monde des Calinours (ou des Bisounours,
comme on dit en France) et qui pour ceux qui l’ont connu toute leur vie, comme
moi et mes amis du Québec, fait que vivre en France, ou aux "USA", a quelque chose de la vie dans la Jungle. Je suis passée d’une sorte
de royaume social des Calinours/Bisounours au bassin des requins – dans lequel
il m’appartenait de chercher, comme une aiguille dans une botte de foin, les Bisounours aguerris avec lesquels je serais susceptible de m’entendre, et au
contact desquels je serais en mesure de me construire une armure sans pour autant
renier ma nature bisounoursesque.
Je raconte tout ça pour en arriver à la sorte de double
révolution, de double séisme qui a eu lieu dans ma vie depuis quelques
semaines, et qui a chaviré tous mes pays intérieurs. En France, nous sommes à
quelques jours de l’élection présidentielle. La campagne bat son plein depuis
plusieurs semaines, comme toujours alimentée par quelques faits divers
sordides, terrifiants, bouleversants, térébrants, davantage que par une
réfléxion sur la société qui les a rendus possibles. De la bouche de gens qui sont au
sommet de l’Etat, et de ceux qui en briguent la présidence, j’ai entendu des
propos d’une violence (et d'une bêtise) inouïe(s), des choses dont je ne cessais de dire à mes amis d'ici : "ce ne serait tout simplement pas possible chez nous. Dans mon pays
d’origine, le Québec (je sais je sais nous ne sommes pas encore un pays mais
j’ai l’impression que les raisons que cela arrive ne cessent de s’amonceler ces
derniers mois !), ce genre de chose ne pourrait pas exister ! Le
gouvernement, quelle que soit son allégeance, ne peut tout simplement pas se
permettre d’accumuler les injustices et les malhonnêtetés sans que personne ne
bronche. Les gouvernements qui font n’importe quoi sans écouter les
protestations en masse des citoyens, ou alors qui finissent par faire semblant
d’écouter pour quand même faire ce contre quoi une énorme partie de la
population s’est insurgée, les gouvernements qui puent la corruption et le
soutien aux richissimes, les renvois d’ascenseur effrontés, les gouvernements
éhontément antidémocratiques, arrogants, méprisants envers les citoyens, je viens d’un
pays où ça ne
pourrait pas arriver car on ne laisserait pas faire!"
Vous me voyez venir : j’avais à la fois tort et raison.
Tort, parce que le Québec que j’ai connu jusqu’en 2005, défauts et qualités,
celui qui m’a faite pour le meilleur et
pour le pire, mon Québec intérieur, celui que j’ai emmené avec moi dans mes valises
et que je garde bien au chaud, n’existe plus. Parce que son gouvernement actuel n’a,
apparemment, rien à envier au détestable gouvernement français de 2007-2012 (voeu pieu, la chute en 2012?!). Mes amis québécois me le
disaient pourtant depuis 7 ans: « ici, ç'a changé; ce n’est plus ce que tu as connu. Tu serais
déçue! » et moi je refusais de les entendre. Je refusais parce que pour m’adapter
aux rudesses et aux beautés de la vie française, j’avais besoin de chérir et de
soigner mon Québec intérieur, il me servait de refuge et d’étalon-or. Mais
depuis le début de la grève étudiante historique qui est devenue une révolte
citoyenne générale (révolte qui était d’abord une voix qui ne demandait qu’à être
entendue et devant laquelle le gouvernement a tant fait l’autruche qu’elle a
fini par devenir un cri à mille têtes), depuis que je suis religieusement à distance, le cœur serré, cette situation qui fait dire à mes amis français: "Oh! on
dirait mai 68 chez vous! c’est du lourd!", je suis à la fois inquiète et
rassurée. Inquiète parce que je ne pensais pas voir une telle chose arriver
dans mon pays. Rassurée, de voir que, même en étant de l’autre côté de
l’océan, grâce à Internet à et à une sorte de spontanéité dans le rassemblement
des esprits (n’en déplaise à certains facheux qui voient de la ridicule bisounourserie dans cette solidarité qui a fait se
réunir, échanger et se connaître des gens qui n’avaient su/pu jusque-là que se
toiser de loin), j’ai pu entrer aux côtés d’amis et d’inconnus, de collègues et
de concitoyens, dans cette bataille qu’il n’est plus question d’abandonner. Ils
(nous ?) sont (sommes) nombreux, deux centaines de milliers apparemment lors de la dernière manif montréalaise (p.s. le Québec, qui est 4 ou 5 fois plus étendu que la France, ne compte pas 65 millions d’habitants, mais plutôt 8 ou 9 fois moins, c'est dire ce que ça représente!), ils sont déterminés. Ils ont aussi leur Québec
intérieur, qui ressemble au mien et pour lequel il n’est pas question de cesser
de se battre.
Aujourd’hui, ils descendront dans les rues de Montréal, en
une marée rouge. Je ne pourrai pas me joindre à eux… pas physiquement, du
moins. Alors, les fesses sur un siège de TGV Lyon-Paris, le coeur à Montréal, j’ai écrit ceci, que quelques-uns d’entre eux liront peut-être.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire