Je
ne sais plus ce que les faits divers glaçants me faisaient avant d’être le parent de quelqu’un. Je ne le sais plus et je
suppose que cela veut dire qu’ils ne me faisaient aucun effet particulier,
excessif ou anormal. Qu’un fait divers, aussi glaçant soit-il, restait pour moi
un fait divers, un hochet agité au nez du public voyeur, déguisé en véritable
information, servant le plus souvent à le maintenir en tant que spectateur
passif, puéril, subissant le monde et sa laideur en tant que strict récepteur,
en tant que strict réceptacle. Le fait divers, machine à détourner
l’attention de ceux qui pourraient devenir de véritables citoyens, servant à
les distraire de ce qu’il compte vraiment de savoir, servant à les paralyser de
peur.
Avant
de devenir le parent de quelqu’un, je recevais les faits divers comme une
citoyenne et intellectuelle qui a beaucoup lu sur les médias. Maintenant, je
suis schizée : l’intellectuelle-citoyenne continue de poser son regard
acéré sur la chose, de l’étudier et d’en parler et de méditer, mais il y a
l’autre en moi, la mère, qui devant le moindre fait divers concernant (j’allais
écrire « mettant en scène ») l’enfant de quelqu’un, perd
complètement la boule et plonge dans des abysses d’angoisse et de terreur proprement
intenables.
Je
vous voir venir mais je vous arrête net dans votre élan. Ceci n’est pas un texte
de femme sur la maternité. Ce que je tente de décrire ici ne concerne pas que
les femmes, que les mères. La capacité à perdre tout sens des réalités, des
proportions, tout bon sens, devant les faits divers glaçants concernant des
enfants n’a rien à voir avec la capacité d’avoir un utérus fonctionnel qu’on a
choisi de faire fonctionner. N’essayez pas de m’entraîner sur la pente de
l’écriture-femme-maternité ou sur celle de la réflexion des rapports entre la
capacité physiologique de procréer et celle de créer. Pas question. Je suis
fâchée depuis longtemps avec ce genre de théorie et de toute manière ce n’est
pas cela dont je veux parler ici. Ce que j’essaie de décrire, cette maladie du
fait divers dans lequel on se fait aspirer comme dans un vortex, n’a rien à
voir avec le fait d’être mère qui a porté en son sein un enfant. Une mère
adoptive, un père, un couple du même sexe ou un couple hétérosexuel peuvent
devenir des parents allergiques aux faits divers. Ce n’est qu’une question de
structure interne. La parentalité active une chose qui dormait là, chez certains types d’humain, elle l’active de manière particulièrement violente, elle est le
pire catalyseur car elle est l’ultime risque, la mise en danger la plus
extrême. Ou l’une des. Après tout, peut-être le catalyseur peut-il venir
d’autre chose. Je ne saurais en parler. Je sais seulement que chez moi, c’est
la parentalité qui a ouvert la porte de la cellule où je tenais, tant bien que
mal, mes démons endormis. Je ne sais pas si c’est le cas du père de mon enfant.
Il me l’a laissé entendre, par quelques indices, murmurés du bout des lèvres et
comme en ayant peur d’être entendu (par moi, et même par ses propres oreilles).
Je n’ai pas osé le questionner. Je lui ferai lire ce texte. Il me pousse depuis
un moment à écrire sur ces questions mais je refuse, car j’ai juré de ne jamais
parler, dans mes écrits, de notre enfant. « Soit, me répond-il, mais tu as
le droit de parler de toi, de ces
choses dont on devrait parler beaucoup plus ouvertement, dont tu aurais aimé
qu’on te parle avant, pour y être
mieux préparée. »
Dont
acte.
Je ne
sais combien nous sommes à vivre cela. À éprouver, tous les jours, et
particulièrement à l’occasion de faits divers glaçants concernant des enfants,
la mesure de la perte dont on sait qu’elle nous tuerait. De ces choses-là,
comme de bien d’autres choses rudes qui ont rapport avec le fait d’être la
mère, le parent de quelqu’un, personne ne parle jamais, c’est vrai. Sauf ceux
qui ont perdu, les vrais désastrés, qui ont traversé l’enfer et qui en
témoignent. Ces auteurs pour lesquels j’ai une estime et une admiration sans
bornes et que je crains désormais de lire. Désormais non pas que je sais (ce
serait leur faire injure que d’écrire une chose pareille), mais que je suppute
en connaissance de cause, pour ainsi dire.
On
devient parent et on n’a encore rien perdu, on appartient à ce que
j’appellerais « un certain profil psychologique », et voilà. Il est
trop tard pour revenir en arrière. On se retrouve, sans que personne n’ait crié
gare, seul avec ses démons déchaînés, avec ces monstres sortis de sous le lit
et de tous nos placards qui exigent désormais d’avoir une place dans notre
quotidien et d’être gérés au jour le jour, comme un chien fidèle, énervant. Un
chien faussement placide avec des yeux eaux dormantes et des canines comme des
petits couteaux de tueur en série. Dire que ces monstres tirent leur pouvoir de l’amour le plus
inconditionnel, le plus gratuit, le plus entier, le plus total qui se puisse
imaginer!
Non, on ne vous dit pas tout, et surtout pas ces choses-là, tout occupé qu'on est à vous faire avaler aveuglément la nécessité de vous reproduire sans vous poser de questions, sans faire préalablement le recensement de vos monstres au placard dormants. Sans vraiment choisir.
Moi, je savais sans savoir. Je sentais. Je me connaissais assez et je savais, pour mes monstres. J'ai choisi après avoir longtemps douté, longtemps attendu. Je ne regrette rien. Je referais tout pareil. Et aujourd'hui, j'apprends.
Moi, je savais sans savoir. Je sentais. Je me connaissais assez et je savais, pour mes monstres. J'ai choisi après avoir longtemps douté, longtemps attendu. Je ne regrette rien. Je referais tout pareil. Et aujourd'hui, j'apprends.
Dans
un film qui est sans doute l’œuvre la plus fine que j’aie vue sur la
parentalité (et en l’occurrence sur les rapports mère-fils), J’ai tué ma mère, du réalisateur
québécois Xavier Dolan, à un moment particulièrement tendu de leur relation,
un adolescent hurle à sa mère, après une engueulade et avant de la quitter pour
prendre le bus qui l’emmènera vers un pensionnat où il ne veut pas aller :
« Tu ferais quoi si je mourais aujourd’hui, hein !? »
La
mère, une fois qu’il n’est plus à portée de sa voix, chuchotant presque,
appuyée contre sa voiture, seule dans le parking tout noir, défaite, belle,
répond à celui qui ne peut pas l’entendre : « Je mourrais
demain. »
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