Chère Anaïs,
Nous nous voyons ce soir. Te voilà enfin rentrée, toi qui m’as
fait connaître nos amis Roms de Villeurbanne et qui, par un hasard un peu cruel, te trouvais, pour la première fois depuis le début de cette aventure, à l’extérieur du pays pile au moment où leur camp a été détruit et
eux laissés là, à pourrir sur un trottoir, avant d'heureusement être accueillis par un prêtre de Gerland.
Depuis que je t’accompagne dans ce
combat début décembre nous nous amusons à dire que nous allons en mission
ensemble, que tu es ma Batwoman et que je suis ta Robinette. Je t’écris ceci
parce que je ne sais pas, dans l’excitation de nos retrouvailles, si je saurai
bien comment te dire tout ce que je vais dire ici. Je te l’écris et je l’écris à ces nouveaux complices
que sont les lecteurs de cette chronique qui s'est doucement imposée à moi. C’est l'un d'entre eux qui a mis les mots les plus
justes sur ce que je veux tenter de faire ici : raconter "quelque chose de
simple et d'essentiel sur la fraternité, la solidarité qui ne sont pas des
grands mots creux mais des pratiques" (merci encore, Tieri).
J’espère que tu
seras fière de ta Robinette qui, en cette semaine fatidique de la destruction
du camp où vivaient nos amis, a dû apprendre très très vite à se débrouiller
sans toi, à ne plus s’appuyer sur toi pour pratiquer la solidarité, la
fraternité et l’engagement social dans ce pays qui commence à être chez elle
mais qui reste encore, après presque huit ans à le pratiquer, rempli de mystères. Je me dis qu’après
m’être ainsi jetée à l’eau plutôt que d’attendre frileusement ton retour pour
lever le petit doigt (à un moment j’ai eu cette tentation : attendre que
tu reviennes et m’appuyer sur toi, je sais maintenant que ç’aurait pu être
fatal à au moins une personne), je suis devenue plus
forte, et que notre duo pourra faire deux fois plus que lorsque je me
contentais d’être ton appendice. Et en plus il y a Philippe, maintenant, qui a
vu, qui était là tous les jours avec moi en cette semaine de crise et dans mes démarches pour chercher de l’aide, et tous ces
gens que j’ai rencontrés par ce blog.
Nous sommes de moins en moins seules - nous ne l'avons jamais été, peut-être*.
Anaïs, tu te
souviens, quand tu me parlais de ce camp de Roms auquel tu rendais
régulièrement visite, juste après que j’ai décidé de venir avec toi et juste
avant que nous le fassions effectivement, tu m’as parlé de ce jugement que l’on
portait souvent sur ce type d’engagement : "C’est comme essayer de
vider l’océan à la petite cuiller"...
Je me souviens bien m’être interrogée
sur la validité de cette affirmation, et sur toutes ses ramifications. Je me
souviens m’être torturée et creusé la tête. Je me souviens avoir douté. Et puis
je me souviens, lors de notre première visite ensemble au camp, du grand
silence qui s’est fait en moi. Toutes les questions ont disparu. Nous étions
là, avec eux, à échanger, à donner et à recevoir, à se reconnaître mutuellement
comme êtres humains dont la dignité, de part comme d’autre, n’avait pas à être remise
en cause, et j’ai su. J’ai su que ces questions d’océan et de petite cuiller
peuvent vite devenir des parades pour se justifier de ne pas agir. Et qu’elles
se trompaient d’objet. Je n’aide pas ces quelques personnes parce que je veux
sauver les Roms avec un grand R et réformer le Système avec un grand S
(quoique, si vous me donniez une baguette magique, là, maintenant…). J’aide ces
quelques personnes parce que puisque je les considère, chacune, comme une
personne, chacune de ces personnes que j’aide en vaut la peine. Point. Je n’ai
pas besoin que leur nombre se multiplie pour trouver que cette aide existe et a
un effet. Et pour tout dire ça commence sérieusement à m’énerver quand on me
dit que ces gestes d’aide ne sont que « ponctuels ». Ah oui ? Le
fait, par exemple, que deux enfants qui couraient pieds nus dans le froid aient
des bottes aujourd’hui, parce que ça ne réforme pas tout le Système, c’est
anodin, c’est ponctuel, vous trouvez ? Le fait qu’une mère ait des couches
pour son bébé pendant les trois prochains jours ? Le fait que mon amie C.,
qui a été expulsée de ce camp et s’est retrouvée à la rue malgré ses problèmes
de santé, se soit fait soigner et qu’on ait découvert juste à temps un abcès
dans la joue qui aurait pu la tuer s'il s'était étendu jusque dans sa gorge? Vous trouvez ça
ponctuel, vous ? Eh bien, c’est sans doute parce que ce n’est pas à vous
que ça arrive.
Moi, j’ai la chance
que ça ne m’arrive pas non plus, mais la malchance de ne plus être capable de
fermer les yeux. Et c’est grâce à toi, Anaïs. Grâce à cette question dont nous
avons discuté (peut-être que tu m’en parlais pour me « préparer » à
ce que j’allais voir, et dont on ne peut pas revenir indemne), et dont j’ai pu
constater l’invalidité devant la misère totalement injuste, et injustifiée, de
ces voisins à nous.
Oui, je suis devant l’océan avec une petite cuiller. Et je
m’en moque. Je n’attendrai pas que le Réel change et s’accorde à mes désirs
pour faire quelque chose. Si j’attends cela, des gens en crèveront, carrément.
La mésaventure de C., dont j’ai appris hier en l’emmenant se faire soigner qu’elle
a failli y passer, me le rappellera toujours. Et toi, Anaïs, tu m’as appris
une chose : ce n’est pas tant que nous tentons de vider l’océan à la
petite cuiller, en réalité. C’est que face à la grande sécheresse de notre
société devant la misère bien réelle de certains êtres humains, les gens comme
nous sont autant de gouttelettes éparses qui, à force de se trouver, de se
fondre, finiront par former un torrent.
Ce soir, mais aussi
dans les prochains chapitres de cette chronique, je te raconterai le bonheur de
F. et C. lorsqu’ils ont eu construit cette nouvelle cabane qui est une preuve
de plus du talent, de la méticulosité, de l’application, voire du génie qu’ils
pourraient mettre à profit ici, en France, pour gagner leur vie correctement et
s’installer comme ils le méritent. Elle sera détruite aussi, bien sûr. Et ils le savent. Mais ils avaient besoin de ça: un toit à eux, des murs bien faits, un espace propre et sain, ordonné, qu'ils ont même pris la peine de décorer, d'agrémenter de rideaux. Puis nous parleront de nos amis en instance
d’être relogés. De C. en voie de guérison, bientôt sortie d’affaire. De mon
fils qui s’est tellement attaché à elle qu’elle est la seule à convaincre de
bien fermer son manteau quand il fait froid. Et de la bouteille de liqueur fine
qu’elle et F. nous ont offerte pour nous remercier de notre aide, à Philippe et moi, mais surtout,
je pense, un peu pour officialiser cette amitié qui commence.
Et pour cette
histoire d’océans et de petites cuillers, tu es toujours partante, n’est-ce pas ?
On continue ?
À ce soir, Anaïs,
et merci d’avoir fait entrer dans ma vie la fraternité qui est une pratique et pas un mot
creux.
Mélikah
*Je ne pourrai pas
tout raconter ici. La romancière en moi le
sait. Il faudra choisir. C'est le propre de tout récit. Ainsi je laisserai tous les
lecteurs de cette chronique aller consulter l'internet pour connaître les
dernières nouvelles.
** également, pour cette
histoire de violon : comme l’ami « P. » ne fait pas partie des
familles que la préfecture doit reloger (il n’a pas d’enfants ici avec
lui), je ne sais pas encore où il se retrouvera, quand, comment. J’attends donc
de m’assurer que nous pourrons bien le suivre pour lui remettre ledit violon
et vous reviens…
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