« A midi, les corps ont été
rendus aux familles, un moment de recueillement a eu lieu avant leurs départs
en Roumanie où ils pourront enterrer leur proches. Cela a été un moment très
difficile, très très douloureux pour les familles, vous vous en doutez (et
pour nous aussi ...) […]cela l'avait été dans le
gymnase où elles étaient depuis l'incendie. Vous vous rendez compte dans un
gymnase sans aucune intimité pour retrouver un peu de tendresse ... 190
personnes, des lits de camp collés les uns aux autres, avec plein de
jeunes enfants, des bébés, un enfant est né la semaine dernière qui pleurait
toutes les nuits, comme beaucoup d'autres ... et pas que les enfants !
Et cet après après-midi, [est affiché] le nom
des personnes qui seront dans le dispositif ANDATU et qui seront hébergées à la
caserne ***. 60 personnes sur 170. […]Les familles rejetées sont
complètement anéanties, certaines avaient fait de gros efforts pour faire
scolariser leurs enfants. … toutes vivent cela comme une injustice, et cela est
une injustice inqualifiable.
Demain matin 60 personnes auront
un logement, et 110 personnes seront jetées à la rue avec la fermeture du
gymnase. […]
Donc demain mercredi après-midi,
il n’y aura pas d’atelier peinture. »
Message de Gilberte
Renard de l’association C.L.A.S.S.E.S., hier soir - extraits
*
Ce sera un billet étrange, porté
par la colère et l’inquiétude. Pendant quelques lignes, le découragement n’empêchera
pas les mots de s’aligner. Le temps de témoigner, de dire, l’abattement restera
en retrait. Mais je sais qu’il m’attend sagement, tapi derrière le point final
de ce chapitre, prêt à s’abattre sur moi, justement. Qu’il y aura sans doute quelques jours de retrait
pendant lesquels je tenterai de retrouver le courage d’y croire.
Ce sera un chapitre consacré à la description de moments
suspendus dans le gymnase, ces moments où, contre toute logique, un pernicieux
sentiment de sécurité, une impression de répit, une ombre d’espoir s’installent.
Enième sursis depuis qu’en décembre 2012 les Roms sont entrés dans ma vie, pour
reprendre l’expression si juste de Gilberte. Je devrais donc savoir qu’il faudrait
que j'aie toujours un rejet, une désillusion, une expulsion d’avance
sur le réel. Que je cesse de m’attacher aux moments présents. Mais le moyen de
le faire ?
Ma plus récente visite, c’était dimanche. Je ne savais pas
encore que c’était la dernière. Oui, je me suis comme attachée au sentiment
éprouvé au moment d’entrer dans le gymnase, celui où l’on voit les couchettes,
les gens allongés ici et là, ceux qui sont assis à des tables et qui discutent
doucement, ceux qui sont dans la cour en train de fumer des cigarettes, les
enfants qui courent et jouent, ceux qui demandent de quoi dessiner, les
sourires bienveillants et les regards vigilants des agents de sécurité et des
pompiers, l’accueil des bénévoles… Oui, je l’avoue, de me rendre compte que c’était, dimanche, la dernière fois, me déchire.
*
J’arrive et je discute un moment avec M., celui que nous appelons
tous « le patron », en charge d’eux avec la charmante V. Il s’occupe
de l’accueil et de tenir les registres des entrées et sorties. Les gens ici l’apprécient.
Il me raconte que V. et lui ont procédé, à la demande des autorités, au recensement de tous les occupants du gymnase, décrivant pour chaque famille la
situation, le nombre d’enfants scolarisés, de bébés, l’état de santé des uns et
des autres, et ainsi de suite. Il espère que d’ici quelques jours, une bonne
partie de ces gens sera relogée et se verra proposer des solutions à long
terme. A côté de lui est assis un jeune homme rom dont je ne connais pas le
nom. Ils ont une discussion enflammée à laquelle ils me convient. Le jeune
homme parle de l’injustice que c’est de se voir catégorisé, enfermé dans un
stéréotype simplement parce que comme dans tout groupe humain, il y a toutes
sortes de gens, dont des personnes peu recommandables. Il me parle de lui, de
ses projets. Son français est excellent. Son regard à la fois enflammé et doux. Souriant, M. lui dit: « c’est ce que je te disais tout à l’heure, si tous
ces gens apprenaient un peu à vous connaître, ils seraient bien honteux de
leurs préjugés. Et ils vous apprécieraient à votre juste valeur. Il faudrait leur imposer à tous quelques heures de
service auprès de vous. Histoire de leur ouvrir les yeux. »
Ce matin, je ne sais pas si ce jeune homme rom fait partie des 60, ou des
110.
*
Là-bas, Philippe et le petit sont entourés d’enfants.
Ensemble, ils lisent des histoires. Les enfants sont assis en cercle autour de
mon mari. Mon fils se tient debout à côté de son père et commente, explique
pour eux ces histoires qu’il connaît par cœur puisqu’il s’agit de livres à lui qu'il a tenus à apporter aujourd'hui.
La séance est joyeuse et animée, les questions et les exclamations fusent dans
tous les sens. Le petit S. aux yeux de velours, 9 ans bientôt 40, est dans le
groupe. Depuis l’incendie, Philippe me dit avoir remarqué que son regard a changé. Que quelque
chose s’est durci, ou plutôt que quelque chose s’est perdu. Quelque chose comme
la candeur. S. est ce petit qui adore l’école et qui (comme bien d’autres
enfants du gymnase) a continué d’y aller tous les jours même au lendemain du
drame, même si c’était à l’autre bout de la ville.
Ses parents, sa sœur, son
petit frère et lui-même font partie des 60.
*
En attendant que le bureau de consultation improvisé de
Médecins du monde ouvre et que je puisse y accompagner Clara, dont le ventre la
fait terriblement souffrir, nous sortons toutes les deux dans la cour arrière
et nous asseyons sur un banc pour fumer des cigarettes avec deux dames. L’une d’entre
elles a quatre enfants. Elle rêve de trouver une situation normale ici et de
leur offrir une stabilité. Quatre enfants scolarisés, ça devrait être
suffisant, comme dossier, pour qu’elle ne se retrouve pas bredouille après la
fermeture du gymnase, non ? Je lui réponds qu’il me semble que oui mais
que je ne sais pas, bien sûr. Que j’espère. Je demande de ses nouvelles à la
femme assise à côté d’elle. Avec dans le sourire cette lumière que je n’oublierai
jamais, à la fois rieuse et triste, avec cet air qui semble dire je-suis-fichue-et-je-le-sais,
elle me répond : "Moi, je n’ai pas d’enfants."
Je leur dis que je suis désolée et que même si je n’ai pas
de véritable solution à leur proposer, nous sommes beaucoup plus nombreux que
je ne l’aurais cru à nous soucier d’eux. Qu’au moins en esprit, ils ne sont pas
seuls… Même si ces bonnes pensées et ces bonnes volontés citoyennes qui veulent
se battre pour eux et les soutenir se sentent parfois bien impuissantes. Elles
me sourient et ont ce regard qu’ont chaque fois les Roms à qui je dis cela. Ce
sourire qui dit quelque chose comme "Merci de me considérer."
Ce matin, je ne sais pas si ces deux femmes, et les quatre enfants de
la première, font partie des 60 ou des 110. Mais je sais que toutes les familles d'enfants scolarisés n’ont pas été retenues.
*
Et à la fin de cette dernière visite au gymnase où je n’ai
pas su m’empêcher d’espérer, j’ai accompagné Clara dans le cabinet improvisé de
Médecins du monde. Et là, j’ai vu, de mes yeux, sous les mains délicates et
attentionnés du médecin, ses organes se déplacer dans son ventre, comme un bébé
dans celui d’une femme enceinte de 9 mois. Depuis, je me suis occupée de lui
faire fabriquer sur mesure une ceinture abdominale qui devrait être une sorte
de salvation temporaire (grâce au généreux don d’une grande amie de Montréal,
délicieuse et merveilleuse A.), ceinture qui sera prête dans une semaine. Et je
dois l’accompagner à long terme, mettre en place un suivi médical sérieux. Tous
les médecins qu’elle a vus et avec qui j’ai parlé, tous les professionnels que j’ai vus l’examiner, y compris l’excellente et bienveillante orthopédiste à
qui nous avons commandé la ceinture hier, ont eu le même regard. Ce regard, je
commence à savoir ce qu’il signifie : si les choses restent telles qu’elles
sont depuis qu’elle est arrivée ici en 2009, Clara est en danger. De mort.
Depuis hier soir, je le sais, Clara et Fabian ne font pas partie des 60.
*
Ça y est. Je le vois. L’abattement. Il est là. Juste là. Il
m’attend, patient, de l’autre côté de ce point final.
*
p.s. Plusieurs lecteurs de ce blog m’ont demandé comment ils
pouvaient aider à changer les choses, dans le cadre par exemple d’une action
concertée. Il va de soi que si les réponses à ces questions étaient à portée de
main, tous ces militants associatifs que j’ai rencontrés et qui oeuvrent pour
les roms ou pour les démunis en général depuis des années m’en auraient fait part… Evidemment si
je peux, via ce blog, relayer des messages ou informations je le ferai. En
attendant, il faut faire ce que j’ai fait, je pense : ouvrir les yeux sur sa
commune, son quartier, son village. Regarder qui sont et comment vivent ces gens qui ont
besoin d’aide, ces démunis qui sont nos concitoyens (qu’ils soient roms ou pas, d’ailleurs).
Tenter de savoir quelles sont les structures qui œuvrent pour les aider et voir
comment, dans quelle mesure l’on peut les assister ou les consulter. Et puis
aller rendre visite à ces personnes, se comporter en voisins. Tenter de savoir
ce qu’il leur faut et en fonction de ses moyens, de son temps, de son énergie,
leur apporter quelques denrées, un peu de soutien… les traiter comme des
Hommes.
Et ici, maintenant, briser le silence, combattre l’ignorance et les préjugés, chaque fois que c’est possible.
P.S. ce billet est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/290513/60170-histoires-de-roms-8
P.S. ce billet est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/290513/60170-histoires-de-roms-8