Je vis en France depuis juillet 2005.
Et depuis juillet 2005, j’ai vu des dirigeants politiques, des aspirants dirigeants
ou des ex-dirigeants tenir publiquement et fièrement des propos racistes ou homophobes, invités à la radio et à la télé pour expliquer leur « point de vue »
(comme si la cécité était devenue une manière de voir), reçus le plus
sérieusement du monde et écoutés comme si tout cela était bien normal.
J'ai vu des familles filmées marchant dans les rues et criant leur haine contre une partie de leurs concitoyens, leurs pauvres enfants brandissant des pancartes dont ils ne comprenaient pas le
sens, dont ils ne pouvaient pas savoir qu’elles visaient à priver une partie des Français de certains de leurs droits pourtant fondamentaux, établis et reconnus par une certaine Charte un peu importante.
J'ai vu d'autres familles, moins blanches celles-là, jetées encore plus loin dans
la misère simplement parce qu’elles étaient étrangères et miséreuses. Leurs
cabanes démolies par des bulldozers. Le tout diffusé et rediffusé. L’indifférence de la classe
politique devant cette situation inquiétante, choquante, voire tragique.
J'ai vu beaucoup, beaucoup de misogynie et de sexisme, dans la pub, à la
télé, au cinéma, dans la vie de tous les jours.
J'ai vu ces gens fascinés, collés 24 heures par jour
aux transmissions en direct de la traque d’un certain Merah qui avait terrorisé
beaucoup de gens en France (dont moi, bien sûr). Les médias
complètement colonisés par cette affaire. Je suis même tombée, par hasard, en
allumant ma radio, sur une diffusion en direct de la fusillade finale. J’ai eu
si peur que j’ai eu du mal à éteindre le poste. Il était midi et mon fils de moins de trois ans était à côté de moi. Il a eu peur aussi. Que cela soit diffusé n'a semblé gêner personne.
J’ai vu parfois le mépris tenace contre le « politically
correct » à l’américaine et ai même, parfois, répondu timidement que s’il avait certes des mauvais côtés, il avait le mérite, au moins, de faire qu’un dirigeant
politique qui tenait dans les médias des propos racistes ou homophobes, par
exemple, ne risquait pas de conserver son poste.
Et j’ai vu tant de choses, encore, qui ont heurté mes habitudes
de Nord-Américaine, une tolérance devant la haine, la
discrimination et leur médiatisation. Choquée, criant haut et fort ma colère et mon incompréhension, je me faisais parfois répondre par mes proches : « si on écoutait ce que tu dis, la liberté d’expression
et de débat en prendraient un sacré coup ! » Ce n’est pas faux. Je l’admets.
J’ai les défauts de la culture dans laquelle
j’ai grandi.
Mais il faudra alors qu’on m’explique pourquoi le dernier
vidéoclip du Québécois Xavier Dolan, pour la chanson « College Boy »
d’Indochine, se mérite de telles condamnations, et de la part de hautes instances dont
je vais finir par me demander si pour certains sujets elles ne sont pas devenues plus
nord-américaines que moi – voire plus nord-américaines que l’idée caricaturale
que l’on se fait parfois, ici, de l'Amérique du Nord.
Dolan dit beaucoup de choses mieux que je ne saurais le
faire ici, dans une brillante et juste lettre ouverte, mais j’avais
quand même envie, en tant qu’intellectuelle québécoise établie depuis 8 ans au
pays d’Indochine, de dire deux mots de ma surprise…
Surprise naïve d’exilée pas encore bien intégrée, sans doute… Sans doute y
a-t-il des choses que je n’ai pas encore bien comprises, je le conçois volontiers.
Et sans doute y a-t-il dans les réactions au clip de Dolan
quelque chose d’universel. Mais mises en contexte, par exemple à côté de la
liste de mauvaises surprises que peut réserver ce pays (qui, heureusement, est
loin d’être réductible à ces mauvaises surprises, j’en conviens aisément), il y a quelque chose qui pue là-dedans pour mon nez de Canadienne
proprette, habituée au civisme excessif, à la vie aseptisée de là-bas, aux
ravages du politically correct, mon nez de Canadienne baignée toute sa vie dans un climat hypocrite et contradictoire où la violence et la censure marchent main dans la main. (C'est vraiment typiquement nord-américain, ça? Ceux qui voient ainsi les Etats-Unis ou même
le Québec doivent en effet avoir subi le choc de leur vie en voyant le clip de
Dolan. Je ne leur conseille pas ses films et encore moins certains écrivains
québécois comme Edouard Bond, Nicolas Chalifour, Hubert Aquin, Nelly Arcan, Catherine Mavrikakis, pour n'en nommer que quelques-uns "vite fait". Ils ne s’en remettraient
pas.)
Pour essayer de mieux comprendre, j’ai tenté de faire abstraction
de toutes ces considérations et de simplement regarder le clip. De me demander, s'il me dérangeait, pourquoi, et si je tolérerais que mon fils le voie.
(Pas aujourd’hui, bien sûr, il a moins de 4 ans, mais disons, dans une douzaine
d’années par exemple.)
OUI, le clip de Xavier Dolan me dérange, et c’est heureux. J’ai fini
de le visionner et j’étais partagée entre les larmes, l’angoisse, la colère et…
la reconnaissance. C’était un condensé de ce qu’ont pu me faire ressentir des œuvres
comme les films American History X, Elephant, ou alors certains romans de
Fitzgerald, Balzac, de Welsh, Ellis, Ellroy, King, Zola, Perec, etc. Horrifiée de voir ce portrait si juste du monde dans
lequel je vis, blessée de voir cette représentation si fidèle d’une violence
intolérable, angoissée de savoir que cette violence existe vraiment... et reconnaissante, si reconnaissante à l’artiste d’avoir eu le courage de faire de la laideur du monde une œuvre
d’art aussi fine, belle et maîtrisée. Esthétiser ne veut pas dire glorifier ou
entériner, quoi qu’en disent certains spectateurs dont les oeillères surefficaces n’ont rien à
envier au bandeau qui bouche la vue de certains protagonistes du clip.
Esthétiser, ça peut aussi être rendre lisible, visible, audible, assimilable et
flagrant ce que l’on veut dénoncer, voire comdamner.
Pourquoi "College boy" m’a dérangée ? C’est une évidence. Pour les
mêmes raisons qui font bondir les détracteurs de Dolan, je suppose : parce
que ce clip nous force à regarder (et même à être happé par et plongé dans) ce
dont on sait qu’il existe mais qui nous est insupportable. Divergences de vue :
pour moi, l’art sert aussi à dire l’intolérable, à le rendre clair, à le donner
à voir et à entendre, à ne surtout pas le nier.
Que ferais-je de tout ça, si mon fils avait quinze ans aujourd’hui ?
C’est simple : loin de prétendre lui cacher l’existence de ce clip
(projet que, puisque j’essaierais quand
même d’être une femme de mon temps, je saurais pertinemment être impossible,
voire risible), je le regarderais avec lui. Je lui dirais pourquoi et comment
il me fait mal, où il vient frapper, dans quelles miennes peurs il vient
trouver écho. Je lui dirais en quoi je crois que ce cinéaste a du talent, je
lui parlerais de sa filmographie mais également des autres œuvres, visuelles, musicales ou littéraires, qui pour moi appartiennent à la même mouvance. Je lui parlerais des raisons pour
lesquelles je les juge valables et de celles pour lesquelles certains diront le
contraire de ce que je suis en train de lui dire. Puis, je me tairais et je lui
demanderais son avis. Je l’aurais habitué à me parler, aussi librement que
possible, de cinéma, de littérature, de musique. Je lui aurais appris que sa
mère, toute vieille schnockette qu’elle soit, a construit sa vie sur ces choses-là.
Je lui demanderais de me dire sa vérité, à lui, l’adolescent,
devant cette œuvre sur la douleur de vivre son âge dans notre monde, dans le
sien… J’espère qu’il me ferait assez
confiance pour m’en parler. J'espère que je saurais faire l’effort d’estimer et de
respecter son regard, que je ne sombrerais pas dans ce préjugé commode selon
lequel les jeunes sont trop imbéciles pour comprendre ce qu’ils voient et dont les adultes craignent qu’il les fera souffrir. J'espère que je serais à la hauteur, à sa hauteur. Comme sait l'être Xavier Dolan.
Mais ce qui est certain, c’est que je ne lui
ferais pas l’injure de prétendre que cette violence n’existe pas, dans ce
monde où je l’ai fait naître alors qu’il n’avait rien demandé. Ce réel avec
lequel il devra pourtant apprendre à composer. Cette
vie que je voudrais qu’il traverse tête haute, cœur bien accroché et surtout,
yeux grands ouverts.
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