Je me suis
pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis
à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau
plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien
qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule, en
leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette
haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve
chez tous les gens d’ordre. C’est la haine
qu’on porte au Bédouin, à l’Hérétique, au Philosophe, au Solitaire, au Poète.
Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les
minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à
plat, comme une poupée à qui on retire son bâton.
Gustave Flaubert, lettre à George Sand, 12 juin
1867
*
Personne ne devrait vivre dans un bidonville. Jamais.
Et pourtant.
Pourtant Fabian, Clara, Cendrillon et ses six enfants, et le musicien
dont le premier violon a été écrasé par un bulldozer et le second cramé dans un
incendie, et le frère de Cendrillon qu'on surnomme le papy à cause des sillons
que la misère et les âpretés de la vie ont prématurément tracés sur son visage,
et la sœur de Cendrillon qui n'a jamais assez de cigarettes pour décompresser
et comme exhaler avec leur fumée son découragement et sa fatigue, et B le jeune
père de famille qui sue toute son angoisse parce qu'il vient de recevoir un
autre "avis d'exploser" et qu'il doit préparer son départ (tous les
Roms que je connais appellent ainsi les OQTF ou avis d'expulsion, "avis
d'exploser"), oui, pourtant eux, et beaucoup d'autres, y vivent.
Personne ne devrait vivre dans une cabane sans électricité et sans eau,
construite de bric et de broc (euphémisme), meublée d'objets dont plus personne
ne voudrait, et se faire à manger sur un ancien bidon transformé en poêle de
fortune dans lequel, quand il fait froid, on fait un feu pour tenir les enfants
au chaud avec n'importe quoi, ce qu'on trouve, du contreplaqué, du plastique,
des vêtements, du bois pourri.
Et pourtant, même s'il y a ce scandale qui veut que certaines personnes soient
condamnées à vivre dans un bidonville, que ça "passe", que la société
l'accepte. Même si l'on en est réduit à aider tout seuls, à quelques-uns, en
électrons libres. Même s'il faut voir les choses en face: on est un fou en
train d'essayer de vider l'océan avec une petite cuiller. Même si tout ça,
la disproportion entre nos idéaux et la réalité, entre nos exigences et celles
de la société, entre nos moyens et le problème, on n'a pas le choix. On y va. On s'attaque au grand bleu avec notre petite cuiller. On refuse
de se laisser impressionner. On est peut-être bien un Sisyphe aux yeux
des gens "normaux", mais aux yeux des personnes que l'on tente d'aider
dans leur misère (faute de pouvoir les en sortir, car nos petites cuillers ne
suffisent évidemment pas), c'est différent. Une paire de chaussures donnée à la
fille de Cendrillon pour qu'elle puisse aller à l'école, c'est peut-être
ridicule de votre point de vue, mais je vous assure que du point de vue de
cette petite fille et de sa mère, il y a, réellement, une différence entre
aller à l'école pieds nus ou pas.
Puisque la vie est ainsi faite, on apprend à ajuster son regard. Chaque
geste que je fais pour eux, chaque geste qu'ils font pour moi, change des vies.
La leur, la mienne. Chaque semaine un peu davantage, ils s'inscrivent dans le
tissu de mon existence et moi dans la leur.
*
Personne ne devrait habiter sur un terrain où il n'y a aucun ramassage des ordures et où sont attirés, par la force des choses, les mouches et les rats.
Personne ne devrait avoir à se dire, comme moi les dernières fois où je
suis allée rendre visite à mes amis, en voyant passer un de ces petits rongeurs
qui autrefois m'auraient fait hurler de peur, qu'on s'habitue à tout. Avoir
malgré soi un rire un peu amer. "Tiens, encore une chose dont je n'ai plus
peur depuis que."
Personne ne devrait un jour se rendre compte qu'il sait faire avec. La
misère.
Et pourtant.
Pourtant quand on est reçu dans la cabane de ces gens qui sont en train
de devenir des amis, on arrive à se concentrer uniquement sur ces instants de
complicité, de solidarité, de partage, et à reléguer la misère à l’arrière-plan.
On arrive à rire. On arrive à trouver précieux ce moment où ils nous offrent le
café, un gâteau, ou ces cadeaux qu'ils ont cherchés pour vous, une robe
trouvée sur un marché, une bague de famille, une lampe de chevet obtenue à
l'occasion d'un troc, toujours choisis en fonction de ce qu'ils
connaissent de vos goûts, de ce qu'ils savent que vous aimez.
On arrive à se dire que ces moments nous sont devenus indispensables.
Lueurs dans la nuit. Fleurs exotiques au milieu de la mouise. Grâce et beauté
au milieu de la misère.
*
Personne ne devrait réussir à construire une vie pour lui-même et les
siens alors qu'il est chassé de bidonville en bidonville, qu'il est vu comme ne
méritant pas tout à fait la même chose que les autres hommes.
Et pourtant.
Pourtant nous avons inscrit les enfants de Cendrillon à l'école. Deux de
ses filles y vont depuis deux mois, assidûment. La plus petite est maintenant
inscrite pour la rentrée de septembre. Ses deux aînés viennent de commencer le
collège. Dans les deux établissements concernés, ils ne sont pas seulement admis,
ils sont accueillis. La révolution que la scolarisation des enfants est en train de produire
dans leur propre rapport à la vie et dans celui de leur mère est presque indescriptible
tant elle est inattendue, inespérée, importante, bouleversante, extraordinaire.
Mais personne ne devrait avoir à apprendre la vie au pays des Droits de
l'homme et à prouver sa volonté et sa capacité de s'intégrer tout en vivant dans
des conditions que la plupart des citoyens dudit pays ne sauraient pas même imaginer.
Et pourtant, au moment de discuter avec la directrice de l'école
élémentaire et maternelle où vont depuis mars les deux louloutes de Cendrillon,
non-seulement ai-je eu les confirmation que le personnel et les élèves de cette
école qui devrait être un modèle pour toutes les avait adoptées, qu'elles
faisaient en quelque sorte désormais partie
de la grande famille, j'ai également appris que ça venait aussi d'elles. Que malgré tout, elles étaient en train d'y arriver. La directrice, merveilleuse Mme M., a eu à peu près
ces mots: "Elles sont dégourdies, elles sont volontaires, elles
aiment apprendre, elles sont appréciées de tous. Cela se passe très bien. Nous
les retrouverons avec plaisir l'année prochaine, leur place est réservée, tout
comme celle de leur sœur, la plus petite, que nous comptons bien sûr accueillir
pour sa première rentrée."
*
Même si rien de tout ça n'est normal, ou acceptable, nous allons donc continuer à nous battre, Cendrillon, les autres chevaliers
de l'armée des petites cuillers (Anaïs, Gilberte, Elisabeth, Yves, Nicki, Philippe, etc.) et
moi, pour l'aider à construire cette nouvelle vie. Même si dans cette nouvelle vie se
côtoient le bonheur de voir ses enfants s'épanouir, grandir, de voir le
monde s'ouvrir à eux alors qu'ils semblaient condamnés d'avance au contraire… et la nécessité de mendier
pour les nourrir, de vivre dans une bicoque sur un terrain flanqué d'un
rond-point d'autoroute, sans eau, sans électricité et sans ramassage des
ordures.
Car personne ne devrait avoir à vivre dans un bidonville, jamais.
Mais.
Mais si ça dépendait de moi, tant et aussi longtemps qu'il existera des bidonvilles,
tous les citoyens seraient tenus, au moins une fois, d'en visiter un.
Qu'une fois, au moins, chacun voie de ses yeux un bidonville. Qu'une fois, au moins, chacun aille à la rencontre des gens qui y vivent. Et regarde dans les yeux ces
hommes, ces femmes et ces enfants. Et les salue comme ils le méritent.
Hard to disagree with that approach, of course, but it all just felt kind of dated.
RépondreSupprimerHaven’t we been running around on concrete for decades now?
Isn’t the whole barefoot running craze that has
swept the nation in recent years a backlash against this long-prevailing conventional wisdom?
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