Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitié, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié dont je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : Parce que c'était lui, parce que c'était moi.
Michel de Montaigne, Essais, chapitre 28, livre 1.
*
Ma chère Cendrillon,
Ça y est, tout bientôt, ça fera deux ans que nous nous sommes
rencontrées. Deux ans que toi et les tiens êtes entrés dans ma vie pour l'infléchir à tout jamais. Oui, infléchir, le mot est voulu. Dans mon
esprit il s’accompagne de l’image d’une flèche, justement, celle qui représente
en quelque sorte la ligne de ma vie, le tracé de mon passage ici-bas, une flèche
qui a brusquement bifurqué, qui s’est jetée hors du chemin prévu pour aller
courir follement et librement ailleurs, tellement ailleurs qu’il m’a fallu du
temps pour me rendre compte que je ne marchais plus du tout dans le même
paysage, vers le même but, ou du même pas. J’avance désormais dans un monde
beaucoup plus laid, mais où brillent comme des diamants fous la beauté de notre
lien et de toutes les solidarités qui, autrefois dans l’ombre, n'en finissent plus de se dévoiler à mon regard.
Avant, le monde, mon monde,
était un tableau regardable, assimilable, digérable, dans les ombres duquel je soupçonnais en tremblant des monstres, tapis, invisibles, que j'espérais imaginaires, que je tentais d'oublier. Aujourd’hui c’est l’inverse. Ils ne sont plus dans l'ombre, ils sont au grand jour, et le monde est laid, mais je n’ai plus peur d'y vivre, d'y faire ma route, même sous leurs yeux, aux monstres bien réels, cette route où tu as désormais une place inviolable. Tu as chamboulé
ma vie, Cendrillon, toi et tes amis, tes voisins, ta famille. Et de cela je ne
te remercierai jamais assez.
Mais je parle trop de moi. Ceux qui me connaissent et ceux qui me lisent
savent combien notre rencontre a été le début d’une révolution dans mon
existence. Et peut-être commences-tu à le savoir, toi aussi?
*
Hier nous sommes passés chez toi avec mon fils et mon mari. Nous étions
venus vous porter quelques manteaux et bottes pour les petits, de quoi acheter
à manger pour la semaine, et prendre des vêtements à laver chez nous pour que les enfants
puissent aller à l’école dans les prochains jours.
Quand je suis entrée dans la cabane, où l'on était au chaud et comme dans un cocon malgré la pluie torrentielle de
novembre qui se déchaînait dehors, trois des petites se sont jetées à mon cou
pour m’embrasser. J’ai encore une fois mesuré combien ces baisers de tes filles
me sont précieux. Je n’aurai jamais les mots pour décrire ce que ça vient
chercher en moi, de sentir leurs petits bras autour de mon cou, de les entendre
dire mon prénom, de les voir sourire de leurs petites dents de gamines.
Tu te
tenais debout devant le poêle qui chauffait, ces poêles fabriqués avec un vieux
bidon de métal percé sur le dessus d’un trou pour faire passer une cheminée, et
d’un autre pour enfourner le matériel à brûler. Ces poêles qu’il y a dans
toutes les cabanes de tous les bidonvilles que j’ai connus. Tu étais debout là,
au chaud, mais abattue comme je t’avais rarement vue.
Mon cœur s’est serré et j’ai
une fois de plus mesuré mon impuissance à vraiment te sortir de là. Et j’ai eu
beau me dire que depuis que nous nous connaissons, je peux au moins penser que
tu te sens soutenue, épaulée, que tu sais que même si je ne peux pas faire autant que
je le voudrais, tout ce que je peux faire, je le fais, je le ferai. Que je ne te
laisserai pas tomber. Qu’en deux ans tant de choses déjà ont changé. Que tu as
maintenant la fierté de voir tes enfants aller à l’école, que tu parles
tellement mieux le français, tellement que c’est maintenant parfois toi qui
sers d’interprète à tes copines dans leurs démarches administratives. Que tu es
devenue une autre femme. Que tu prends de plus en plus d’autonomie. Que pour
les besoins matériels c’est loin d’être encore ça mais qu’en bidouillant, entre
toi, moi, Anaïs et les quelques autres qui nous aident à veiller sur toi, on
finit toujours par se démerder. Bref que non, je ne t’ai pas sauvée comme j’aurais
aimé pouvoir le faire mais que oui, maintenant, je suis là pour rester, que tu
le sais, que peut-être pour toi ça signifie quelque chose…
J’ai eu beau me dire
tout ça, en te voyant si triste, et incapable de retrouver le sourire malgré
mes paroles de réconfort, je me suis posé la terrible question, celle qui sourd
en moi depuis des mois, lancinante… Lui arrive-t-il de me détester, de m’en
vouloir, de se dire non mais qu’elle me lâche, celle-là, elle ne pourra jamais
comprendre, après nos rencontres elle rentre chez elle bien au chaud
dans sa maison avec sa vie d’abondance et ce n’est pas moi qui l’empêche de
dormir?
Et je me suis dit : bien sûr! Bien sûr, que parfois tu dois en avoir marre
de ma tronche de privilégiée, de mon incapacité à faire plus, du fait qu’en
deux ans tu as eu beau avancer comme personne ne t’en aurait jamais imaginée
capable, tu n’en habites pas moins dans une cabane et le soir, quand tes gamins
rentrent de l’école, après avoir été toute la journée des enfants comme les
autres, ils retrouvent ça, et ils
doivent composer avec ce gouffre entre eux et les autres. Et moi qui vous
connais depuis deux ans et qui tente de vous soutenir il m’arrive parfois d’aller
jusqu’à oublier ça, parce que pour moi tes enfants sont comme les autres, et je les aime
comme s’ils étaient mes neveux et nièces. Les enfants de Cendrillon, ma sœur.
Pouvons-nous espérer être amies malgré tout ça? Accepterais-tu de me faire cet immense honneur?
La question me jette parfois dans des abîmes de doute et de tristesse.
*
Et puis je me ressaisis et je me dis que tu es tout sauf une imbécile,
toi, Cendrillon. Que tu sais pertinemment l’écart qui, malgré nous, se trouve entre
nos vies. Que si aujourd’hui tu me fais le cadeau de m’accorder ta confiance, c’est
que tu ne m’en veux pas. En tout cas pas la plupart du temps. Que tu me fais, à
moi, cette charité-là : me pardonner d’appartenir à un monde si différent
du tien, d’avoir mon adresse du côté du monde où vivent ceux qui vous refusent,
à toi et tes enfants, l’accès à la dignité, à la sécurité, et à la paix. Et que s’il
t’arrive parfois de te décourager devant le peu d’effet immédiat de ce que nous tentons
d’accomplir, il t’arrive aussi, plus souvent, de savoir que toi et
moi, c’est pour de bon, et que nous n’avons vraiment, mais alors vraiment pas
fini d’avancer ensemble.
Peut-on parler d’amitié quand on est toi et moi, Cendrillon? Quand tant
de choses devraient nous séparer? Quand tout devrait nous amener à nous
mépriser l’une l’autre? Et pourtant, oui, c’est bien là, entre nous, la
confiance, la tendresse, les rires même quand tout va mal, les confidences et les
yeux qui disent, les miens aux tiens et les tiens aux miens, dans les moments
légers comme dans les jours cauchemardesques : « Je sais. Je sais que
tu es là. »
Je n’ai pas rêvé tout ça, n'est-ce pas? C’est là. Et l’autre jour sur une
photo de nous deux faite par mon ami Christian je l’ai vu. Sur ton visage, collé contre le mien, dans ce sourire que je veux croire à la fois espiègle et protecteur (sur la photo tu rigoles car tu m'a emprunté mes lunettes de soleil, trop grosses pour ton visage si fin et si délicat), au creux de ton bras que en as enroulé autour de moi, j'ai vu que j’ai peut-être bien raison de vouloir croire que l’amitié entre nous est possible.
Je sais que tu ne liras peut-être jamais ceci. Tu ne
lis pas le français. Mais peut-être un jour trouverai-je le courage de demander
à quelqu’un de te le traduire. Et de finir la lecture, dans ta langue, par ces
mots, non pas en t’appelant Cendrillon mais en disant ton vrai prénom qui est
un secret entre nous : mon amie ma soeur, merci de m’accepter telle que je suis. Je t’aime.
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