Le 8 décembre 2012: première
fois que j'ai vu de mes yeux un bidonville.
Cela fera donc deux ans, dans
trois jours.
C'était en région lyonnaise,
et une douzaine de familles roms y vivaient, parmi lesquelles celle de
Cendrillon, ainsi que Clara et Fabian, que je vois tous régulièrement depuis,
et que j'ai vu, tous, connaître depuis six ou sept différents lieux de
vie. (Ou peut-être davantage? Peut-être plutôt huit? Il se peut que ma mémoire
me joue des tours.)
Entre ce jour de décembre 2012
où ma vie a bifurqué à tout jamais et aujourd'hui, j'ai beaucoup appris. J'ai
agi. J'ai écrit. J'ai vu. Vu des choses de notre monde dont je déplore
l’existence. Une part de moi est néanmoins convaincue, désormais, que l’on vit
mieux une fois qu’on a cessé de les ignorer ou de fermer les yeux sur elles.
Des scènes inimaginables, qui suscitent chez vous des émotions censées être
contradictoires. Dans le même temps, dans le même corps. Et l’esprit qui lutte
et peine à s’habituer à leur coexistence. Mais qui finira par y arriver.
J’ai vu un jeune homme rom
autrefois sans-abri et désormais marié, père d’une petite fille, locataire d’un
appartement, parlant parfaitement le français, détenteur d’un emploi, un beau
jeune homme roux aux yeux bleus perçants, venir passer ses heures libres à
l’église où un prêtre accueillait une cinquantaine de Roms
sans-abris après l’évacuation d’un bidonville. Drôle, énergique, faisant
l’accolade aux uns lorsqu’ils faisaient mine de baisser les bras, secouant les
autres lorsqu’ils faisaient mine de s’impatienter d’être ainsi entassés dans
une salle paroissiale, interpellant tout le monde, leur expliquant dans leur
langue comment les bénévoles et paroissiens venus là pour donner un coup de
main allaient procéder pour servir les repas, ou le café, ou organiser les
douches, distribuer des vêtements ou des couvertures, etc., il était
infatigable. J’ai discuté avec lui. « Moi je suis comme eux, c’est mon
peuple, c’est normal que je vienne là! Je leur souhaite d’avoir la même chance
que moi », me disait-il. Nous ne nous sommes croisés que cette unique
fois, mais nous nous sommes embrassés chaleureusement au moment de mon départ,
avec une affection qui peut paraître bizarre entre deux inconnus. Mais quand on
partage des choses comme celles-là, les convenances se retrouvent vite jetées
aux orties.
J’ai bu le café et dégusté la
bûche de Noël, les cigares au chou farcis, les gâteaux et beignets, le poulet
épicé, les choux fleurs frits préparés par la maîtresse de la maison dans ces
cabanes faites de bric et de broc, reçue comme une reine par ceux qui n’ont
rien. J’ai même un jour célébré un anniversaire, j’avais préparé un gâteau au
chocolat pour diabétiques (celle dont c’était l’anniversaire, Clara, en étant
malheureusement atteinte) et apporté du mousseux. Nous étions cinq, j'étais
accompagnée de mes amis Nicki et Christian. Nous avons trinqué. Ils avaient
aussi prévu de quoi préparer ces cocktails qu’ils nous ont fait découvrir,
mélange de rosé et de coca. Clara nous avait préparé un repas si gargantuesque
que nous sommes repartis avec des Tupperware pleins à craquer pour nous-mêmes
mais aussi pour Anaïs, qui n’avait pas pu venir ce jour-là. J’avais apporté un
flacon de parfum en cadeau pour Clara mais comme elle trouve difficile de
recevoir sans donner en retour, j’étais repartie avec des vêtements qu’elle
m’avait trouvés au marché, une jupe longue et une tunique parfaitement à ma
taille, que je porte toujours régulièrement, en pensant à elle.
J’ai accompagné aux urgences
ophtalmologiques la belle et jeune Blanche, protégée de Nicki, et son petit
garçon d’un peu plus d’un an, menacé de strabisme et même de cécité si on ne le
prenait pas en charge. C’est Nicki qui s’était occupée de tout : prise de
rendez-vous, défraiement des honoraires, organisation, etc., moi je n’avais
qu’à être à l’heure au rendez-vous, Nicki ne pouvant y être elle-même parce
qu’elle était en déplacement pour son travail. J’ai passé deux heures avec
Blanche et le petit, au milieu de ces parents qui, chacun, vivait dans
l’angoisse cette épreuve que traversait sa progéniture. Fraternité entre eux
tous, Blanche comprise. Là, au milieu de ce groupe de parents courageux et
inquiets, elle était comme les autres. À cette différence près qu’on nous a
entendues, elle et moi, discuter du fait que si le petit avait en effet
urgemment besoin de lunettes, nous allions devoir faire une collecte, Nicki, Anaïs
et moi, parmi nos proches, pour les lui payer… Au moment de quitter les lieux,
rassurées par le fait que bien pris en charge, le petit irait très bien, que
rien n’était perdu, Blanche et moi avons été rattrapées par une dame que
j’avais remarquée assise tout à côté de nous, avec son fils dont les problèmes
ophtalmologiques semblaient bien plus importants que ceux du fils de Blanche.
Elle s’est approchée de nous et nous a dit : « Excusez-moi de vous
poursuivre comme ça… c’est juste que… je vous ai entendues, vous disiez que
vous alliez devoir faire une collecte pour les lunettes du petit… Alors voilà,
j’aimerais être la première à y participer. Je voudrais vous donner 5
euros. » Les joues roses de Blanche acceptant le don, le serrement de
mains de ces deux femmes, de ces deux mères, gravés dans ma mémoire.
Dans des cabanes ou des pièces
d’immeubles désaffectés transformées en studio de fortune, j’ai écouté le
compte rendu des épreuves du moment, les récits des vies de ceux qui
m’accueillaient chez eux, les histoires à vous arracher le cœur et des
histoires qui feraient des romans, en me disant à moi-même : « Tu
rassemblerais toutes les difficultés de tes quarante-deux ans sur cette terre
et ça n’équivaudrait pas à une semaine de la leur ». J’ai aussi vécu avec
eux de grands moments d’hilarité au milieu de la misère.
Depuis bientôt deux ans, j'ai
appris que la vie était faite d’un tas de choses dont les gens comme moi ne
soupçonnaient ni l’existence, ni les modalités. J’ai appris à les regarder en
face, à en écouter attentivement les échos, et enfin, à cesser de les regarder,
pour m’y plonger. On n’accompagne pas une personne en lui donnant la main dans
un gant aseptisé par un trou percé dans une paroi de verre. On n’accompagne pas
en restant bien en sécurité de son propre côté de la glace. Il faut
traverser.
J'ai traversé.
Je ne le regrette pas.
*ce billet est également disponible sur Mediapart: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/051214/choses-vues-histoires-de-roms-28
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