Aujourd'hui, nous voulons vivre autrement. Et c'est possible. C'est devenu possible. Nous voulons vivre de telle sorte que personne ne marche sur personne, que personne ne crache sur personne, que personne ne dise à personne Tu as l'air bien modeste dans le dessein de l'amoindrir et de mieux l'entuber...
Lydie Salvayre, Pas pleurer, 2014.
*
J'accroche le vélo et je me dirige, le coeur palpitant, vers leur nouveau lieu de vie. Je crains de ne pas trouver leur baraque, peur que les gens qui sont là ne puissent pas m'informer, ou de ne pas bien arriver à me faire comprendre, à faire comprendre qui je cherche... Le compagnon de Cendrillon m'a bien dit de lui téléphoner en arrivant, et qu'il viendrait me chercher à l'entrée, mais il y a ce maudit problème de forfait de téléphone portable qui fait que je ne peux apparemment plus passer d'appels jusqu'à nouvel ordre.
Une petite voix en moi dit: "Il fait beau. Avec un peu de chance, les enfants joueront près du rond-point, et dans le groupe il y aura une des petites de Cendrillon, et vous vous tomberez dans les bras, et elle te guidera jusqu'à la nouvelle cabane."
J'arrive à peine au rond-point, je m'engage à peine sur le passage clouté, que j'entends hurler mon prénom. Et que je la vois. Nina, 8 ans. Qui court vers moi, les bras tendus. Qui me saute au cou et entoure ma taille de ses jambes et se colle à moi. Qui chuchote mon nom encore et encore.
Je la serre comme si j'avais pensé ne plus jamais la revoir. Parce que c'est un peu vrai.
Et exactement comme je l'espérais, elle descend de mes bras, me prend la main et me dit: "Viens, je t'emmène à la maison."
Je la suis. Il fait beau. Les gens sont dehors dans les allées. Une très belle musique, aux accents klezmer (enfin, à mes oreilles de dilettante), joue à tue-tête. Certains dansent et chantonnent devant leur cabane. Je les salue. Je suis Nina, qui me tient fermement par la main, qui me guide avec autorité dans les allées.
Et nous arrivons chez eux. Ils sont tous là: Cendrillon, son compagnon, et les autres enfants. Cendrillon et moi nous tombons dans les bras. S., le grand de 15 ans et A., 13 ans, me serrent contre eux. On m'offre du poulet au riz, une robe trouvée au marché, un café. Nina et deux de ses soeurs (6 et 4 ans) s'entassent pêle-mêle sur mes genoux. On se couvre les unes les autres de baisers. Je les dévore des yeux, je n'arrête pas de les regarder. Ils sont encore plus beaux que dans mes souvenirs. Je le leur dis. Ils rient: "t'es folle, Mélikah!"
Je passe une grosse heure chez eux. Nous nous racontons les derniers jours et nous recommençons nos projets d'avenir (oui, nous avons des projets d'avenir, ils sont modestes mais ils existent). Nous parlons longuement, parfois avec l'aide de l'aîné qui maîtrise très bien nos deux langues...
Et il y a des moments où j'ai l'impression de sortir de mon propre corps pour nous regarder de haut et me dire que toute cette histoire, notre histoire, est tout de même incroyable.
Moi, à F., 6 ans, qui ne parlait pas un mot de français il y a deux ans et qui le parle merveilleusement maintenant: "Alors vous avez dormi dehors plusieurs jours, ma pauvre louloute?"
Elle: "Oui. Depuis qu'ils nous ont dégagés de l'ancienne place et avant qu'on vienne ici, on a dormi dehors plusieurs fois."
(Sous un pont, sur la pelouse d'un parc, sur le trottoir, les quatre enfants de 8 ans et moins, les deux ados, et les deux adultes. Pendant plus d'une semaine. Et pour être, le plus souvent, chassés de sous le pont, puis de sur le trottoir, puis de la pelouse du parc.)
Moi: "Tu étais collée contre maman, quand même, tu avais des couvertures?"
Elle: "Oui. Mais j'avais froid."
Moi: "Je suis tellement désolée... j'étais partie à la campagne pendant deux semaines... J'étais inquiète... je vous cherchais... je téléphonais partout, et Anaïs aussi... Elle a même roulé dans les rues avec sa voiture... Elle ne vous trouvait pas..."
Elle: "Moi je savais bien que tu nous retrouverais."
Moi: "C'est pas moi. C'est grâce à ta maman et à H. Dès qu'ils ont trouvé un téléphone, ils m'ont appelée."
Elle: "D'accord.... C'est pas grave. Tu as apporté des barrettes comme tu avais promis la dernière fois?"
Moi: "Oui. Je les ai données à ta maman. Il y en a des roses et des rouges, comme tu l'avais demandé. Avec des paillettes. Maman dit que c'est pour quand vous retournerez à l'école. Parce que vous allez y retourner. Mais avant il faut vous retrouver des vêtements. T'en fais pas. Il faudra quelques jours encore, mais on trouvera."
Elle me prend des mains mon téléphone et demande à son grand-frère de faire une photo de moi, d'elle et de ses soeurs, collées les unes contre les autres. Mon coeur bat la chamade. Je ne sais pas exactement comment nommer ce qui est en train de se passer. Bonheur semble un terme court, ou trop général. Celui-ci, de bonheur, a la saveur particulière des choses réputées impossibles qui ont pourtant bien lieu.
H., le compagnon de Cendrillon, regarde sa bien-aimée déguster son assiette de poulet. Je leur dis en riant que je n'aurais jamais dû manger avant de venir, que ça sent diablement bon mais que malheureusement, je n'ai pas faim.
Après avoir mendié toute la matinée, ils ont amassé, à eux deux, trois euros cinquante. Il a pu acheter ce poulet, qu'ils ont cuisiné avant que j'arrive. Parmi nos projets d'avenir il y a celui de leur trouver des tâches plus rentables, aussi modestes soient-elles... Peinture, menus travaux, etc. Mais ce n'est pas pour tout de suite, pour le moment il faut se réinstaller et tenter de redémarrer la scolarité des filles.
H. s'approche de moi et, sur le ton de la confidence, me dit: "Tu sais, la Cendrillon, on dormait dehors et elle pleurait la nuit, elle disait encore et encore Je suis perdue de Mélikah! Je suis perdue de Mélikah!"
Mon coeur se serre: "Mais moi aussi, vous savez. J'avais peur qu'on ne se retrouve jamais. J'en étais malade."
Lui: "Et tu vois, on est là."
Moi: "Oui! On est là."
Il me prend la main et la tapote. Cendrillon rougit et me sourit comme une gamine timide. Nina me caresse la joue comme elle ne l'avait jamais fait avant: avec confiance et familiarité.
Elle se colle contre moi. Deux de ses soeurs s'immiscent dans notre étreinte en rigolant.
Moi: "Mes chéries, vous êtes comme mes nièces..." Je me retourne vers le compagnon de Cendrillon: "C'est quoi, en roumain, nièce? Tu sais, c'est pas tes enfants, mais presque. Les enfants de ta soeur."
Lui: "Tu veux dire, c'est comme la famille."
Moi: "Oui, c'est ça."
Lui: "Oui. Toi et nous, on est comme la famille. Je te jure."
Nous nous sommes quittés sur ces mots. J'étais tellement transportée en rentrant à vélo que j'ai eu peur d'avoir un accident.
Et on dit qu'un fossé devrait nous séparer, eux et les gens comme moi.
Moi je dis au diable le fossé. Je l'enjambe dans un sens, eux l'enjambent dans l'autre. On finit toujours par réussir à se rejoindre.
Et il n'est pas né, celui qui va nous arrêter.
*Billet également disponible sur Mediapart, section Le Club; http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/280415/familles-histoires-de-roms-34
*Billet également disponible sur Mediapart, section Le Club; http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/280415/familles-histoires-de-roms-34