They broke all the
windows
And they took all the door knobs
And they hauled it
away in a couple of days
Then someone
yelled : « Timber, take off your hat ! »
Cause we’re all
falling down here
Falling down
Tom Waits
*
J’étais horriblement pressée ce
matin-là. Nous passions les voir en voiture, en coup de vent, avant de nous
rendre à une réunion de famille, à une heure de Lyon. Ils allaient mal, car une
nouvelle expulsion était, est, imminente. C’était une question de jours, et
nous le savions.
Aujourd’hui, alors que j’écris
ces lignes, cela leur a été confirmé par la police, qui est passée les
prévenir : c’est, probablement, demain. Ou mardi au plus tard.
Bien sûr que leur vie dans ce
bidonville n’est pas une vie. Ceux qui les aiment le savent bien. Mais faute de
mieux, ou plutôt de « moins pire », comment faire ? Et que leur
souhaiter ?
Chez Fabian comme chez Clara,
mais plus encore chez Cendrillon, je sentais au téléphone, depuis quelques
jours, quelques semaines, le moral se dégrader, peu à peu… et je reconnaissais
la réaction de chacun, que je connais désormais assez bien, à l’imminence d’une
nouvelle période d’errance, selon son tempérament propre et unique. Fabian, qui
tentait de me rassurer, moi, quand je l’appelais, qui se montrait combattif,
mais dont la voix, emplie d’une lassitude qu’il n’arrive jamais totalement à me
dissimuler, le trahissait. Clara qui trouvait des prétextes pour appeler plus
souvent que d’habitude mais qui, en vérité, avait surtout envie que nous
parlions avec elle, Anaïs ou moi, que nous lui accordions un peu de notre
temps, de notre écoute, que nous lui murmurions des paroles rassurantes. Leur
couple qui en subissait le contrecoup et qui entrait de nouveau dans une phase
orageuse. Quant à Cendrillon, qui depuis quelques semaines va de plus en plus
mal, je l’ai trouvée ce matin-là dans sa cabane, assise sur le lit, le regard
baissé, comme paralysée de tristesse, incapable de me dire plus que deux mots
de suite. Ma Cendrillon, presque catatonique, tenant à peine compte de ma
présence chez elle.
Mais ce n’est pas que de ça que
j’ai envie de vous parler aujourd’hui. C’est de ce moment où je me suis engagée
dans l’allée principale, au grand soleil, par ce samedi matin, pressée, harassée
et inquiète, n’ayant encore vu aucun d’eux, et que j’ai entendu des petites
voix au loin qui criaient mon prénom, et que je les ai vues, là-bas, tout au
bout, au loin, toutes petites, trois des filles de Cendrillon et deux de leurs
copines, âgées d’entre 4 et 8 ans, courir, courir vers moi, répétant mon nom
encore et encore, riant… Mon cœur s’est fendu. J’ai couru moi aussi. Je me suis
accroupie et elles se sont jetées dans mes bras, mes bras qui ont tenté de
contenir 5 petites filles qui savaient rire et se réjouir de me voir malgré ce
qui les attendait, ce qui ne cesse de les attendre depuis que je les connais.
J’avais apporté des œufs en
chocolat. Mon fils avait tenu à leur réserver une partie de ceux qu’il avait
reçus. Je me suis sentie un peu ridicule, au milieu de cette allée boueuse, à
quelques jours d’une nouvelle expulsion, sachant les adultes au plus bas, de
distribuer mes œufs emballés de papier métallique multicolores aux gamins. Mais
ils étaient contents à ce moment-là. Et je me suis dit : c’est déjà ça.
Après ma courte visite à leurs
parents et à Fabian et Clara (toujours suivie par ma grappe de petites filles à
qui je distribuais les bisous et disais : « Je ne peux vraiment pas
rester longtemps aujourd’hui, mes poulettes, cinq minutes et je dois partir, ok ? »),
elles m’ont raccompagnée jusqu’à l’entrée du terrain. Il m’a tout fallu pour
les convaincre de me laisser partir. Celles que je connais le mieux, les trois
filles de Cendrillon, me racontaient toutes sortes de choses de leur petite vie,
dans un français qui s’est spectaculairement amélioré même si par la force des
choses et des épreuves, leur fréquentation de l’école reste trop sporadique… Je
me souviens de R., 6 ans, me disant, avec un sérieux qui m’avait fait
fondre : « Mélikah, je voudrais te demander quelque chose. La
prochaine fois quand tu vas venir, est-ce que tu pourrais me rapporter des
chips et des barrettes ? Roses s’il-te-plaît, les barrettes. » Cette
petite, il y a deux ans, ne parlait pas un mot de ma langue.
Elles ont fini par me laisser
partir. Pour bien me regarder m’éloigner, elles ont escaladé une voiture
déglinguée qui se trouvait à l’entrée du terrain et, se tenant toutes les trois
debout sur le toit, dans la belle lumière jaune, elles ont agité la main,
crié : « Au revoir, Mélikah ! Au revoir ! A
bientôt ! », en m’envoyant des baisers volants.
Je leur ai crié : « Au
revoir ! A bientôt ! Je vous aiiiiiiiiiime ! »
Et je me suis demandé, abattue,
comment nous allions faire, tous. Comment moi, les bénévoles et amis qui
tiennent à elles, le personnel de l’école qui leur est incroyablement dévoué,
leur père épuisé, leur mère effondrée, allions trouver un moyen de leur
proposer un avenir digne de ce nom. Digne d’elles.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire