Photo: Nina, 8 ans |
C'est une période particulièrement chargée
en matière de travail et de projets. Ces jours-ci, je suis un peu "sur les
rotules", comme on dit. Mais c'est samedi matin, je n'ai pas vu Cendrillon
depuis plus d'une semaine, et il n'est pas question que cela se prolonge
davantage.
*
J'ai rendez-vous avec elle dans le petit
centre-ville de mon quartier, où quelques jours par semaine elle vient
"travailler" ou "faire la manche", pour reprendre ses
propres mots.
Devant cela, j'éprouve un sentiment
mitigé.
Depuis deux mois, elle va mal. Elle est
épuisée, elle n’arrive plus à rien : ni à mettre les enfants à l'école, ni
à laver leurs vêtements, ni à bien les nourrir ou à bien les soigner... et
encore moins à s'occuper d'elle-même... Elle carbure au café et à l'insomnie,
elle a maigri et vieilli de plusieurs années en quelques semaines... Ajoutez à
cela l'évacuation du bidonville où elle et ses six enfants étaient depuis
quelques mois, la semaine passée avec eux à dormir dans les parcs et sous les
ponts... Bref, elle avait, ces derniers temps, baissé les bras. Le fait qu'elle
recommence à aller chercher à manger aux Restos du cœur et qu'elle refasse la
manche pour compléter les coups de main, bien insuffisants, que moi ou quelques
d'autres essayons de lui donner, est le signe d'un ressaisissement - même si
elle est toujours épuisée, et que cela se voit.
Oui, j'en suis au point où je pourrais
presque dire que le fait que mon amie se remette à faire la manche est un bon
signe... (!!!)
Et évidemment, à la fois, j'ai du mal à
accepter qu'elle ait à faire la manche, et à vivre ce qui vient avec. (Je l'ai
bien vu aujourd'hui, alors que je passais un moment avec elle et trois de ses
filles, dont je m'occupais en attentant que leur tante vienne les récupérer
pour ne pas qu'elles aient à mendier avec leur mère.) Et j'aimerais tant avoir
les moyens (financiers) nécessaires pour lui épargner cela!
Mais si je les avais, ces moyens, et que
je lui permettais de s'appuyer totalement sur moi financièrement, ne serait-ce
pas terriblement infantilisant pour elle? Qu’en penserait-elle ? Qu’en
ferait-elle ? Accepterait-elle ?
Ou alors, est-ce que si j’avais ces
moyens, je ne devrais pas plutôt me dire (admettant qu’elle accepte) que je lui
sers d'appui, de filet, de roue de secours, le temps qu'elle se repose, qu'elle
reprenne des forces, qu'elle construise un nouveau projet de vie, qu'elle le
mette à exécution et que bientôt, elle n'ait plus besoin de moi? Et qu'alors on
fasse une grosse fête?
Questions inutiles, me direz-vous. Puisque
ces moyens, je ne les ai pas. Mais questions valables, tout de même, car la
relation que j'ai nouée avec elle dépasse maintenant, et de loin, celle de la
dame patronnesse romanesque et des miséreux de cinéma à qui elle a décidé de
faire la charité.
Entre Cendrillon et moi, cela va dans les
deux sens, désormais, malgré l'inégalité de classes, et c'est précisément pour
cela que notre relation n'est plus aussi simple qu'elle l'était.
Et c'est pour cela que lorsqu'elle et son
compagnon me disent: "Mélikah, maintenant, tu fais partie de la famille,
donc nous pouvons te parler franchement. Nous ne sommes pas pareils. Tu le
sais. Je le sais. Tu as une maison avec une baignoire, l'électricité, une autre
vie. Ce n'est pas grave pour nous. Tu es comme la famille et tu partages, et tu
écoutes quand on t'explique les choses que tu ne connais pas. Mais voilà. Il y
a des choses que tu ne peux pas comprendre si nous n'expliquons pas. Et parce
que maintenant tu es comme la famille, on va te les expliquer. Même si c'est
difficile. Ok?"
« C'est un honneur que vous me
faites, leur ai-je répondu. Et bien sûr qu'il faut qu'on se parle de ces
choses-là. On ne peut plus faire autrement, maintenant. N'ayez pas peur de me
parler franchement. Je suis prête. »
Autrement dit, ils en avaient marre de
jouer aux "bons pauvres" et moi à la dame patronnesse. Et c'est tant
mieux. Même si c'est plus compliqué.
Parfois, le fait qu'une relation se
complique est le signe qu'elle compte pour ceux qui s'y sont engagés, et qu'ils
espèrent la voir tenir dans la durée.
*
J'ai donc passé ce matin une petite heure
avec les trois filles de Cendrillon en attendant leur tante pendant que leur
mère faisait la manche. Sur la place de la mairie, il y avait un mariage
algérien. La mariée, sa famille et son époux dansaient sur le trottoir au son
d'une musique magnifique. Les trois petites et moi nous sommes mêlées à la foule
qui regardait et dansait tout autour. Nina, 8 ans, a pris quelques photos avec
mon téléphone.
Mia, 4 ans, que nous surnommons
affectueusement la diablesse de Tasmanie, allait, un peu excitée, d'une
personne à l'autre, disant bonjour à l'un, voulant faire un bisou au bébé de
l'autre, demandant un euro au troisième... j'essayais de lui expliquer,
doucement, comment s'adresser aux gens qu'elle ne connaît pas, qui peuvent
parfois être susceptibles, ou se sentir agressés même si bien sûr ce n'est pas
ce qu'elle voulait. Les gens, témoins des explications que je lui donnais,
alors qu'elle jetait ses petits bras autour de mon cou et me disant
"d'accord, Mélikah, mais pourquoi?", ont en général eu sur nous des
regards bienveillants. Je vis dans un bon quartier, pour ça.
Nous avons croisé un ami J.C. et sa fille,
qui allaient ensemble à la piscine. j'ai éprouvé une fierté de gamine qui m'a
un peu surprise en faisant les présentations: "J.C. je te présente
Cendrillon et ses trois filles, Nina, Florina et Mia, Cendrillon, je te
présente J.C. et sa fille, des amis"... Mais Cendrillon, je l'ai vu - et malgré que mon ami l'ait saluée avec une chaleur que je sais tout à fait sincère -, éprouvait quant à elle une fierté mêlée de gêne...
J'ai fini par les laisser toutes les quatre
au soleil, il fallait retourner à ma vie, aux choses à faire. Chacune des
louloutes m'a fait, comme c'est maintenant notre coutume, un bisou sur les
lèvres (ce qui me fait fondre chaque fois). Nous avons fait quelques projets
pour les prochaines semaines. Cendrillon m'a serrée dans ses bras. Elle m'a dit
"la prochaine fois que tu viens chez moi tu verras, j'ai un cadeau pour
toi". J'ai rougi. Je lui ai dit "je sais que c'est compliqué mais un
jour, si tu es prête, tu pourrais venir boire le café chez moi. Les filles
pourraient jouer avec mon fils. Mais ce n'est pas urgent. Tu me diras."
Et je suis partie, la laissant à son
"travail" pour la journée. Faire la manche. À la fois heureuse
qu'elle existe, heureuse qu'elle me fasse de plus en plus confiance, heureuse
que nous soyons en train d'entrer dans une relation plus franche même si plus
compliquée, qui ose aborder frontalement nos différences... et le cœur gros de
me dire qu'entre nous, il pourrait y avoir n'importe quelle différence, de
tempérament, de culture, de traditions ou de croyances, mais que celle-là,
celle du fric, est vraiment la pire de toutes.
*billet également disponible sur Mediapart (Le Club): http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/300515/money-histoires-de-roms-35
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