Ici/Là-bas, le 3 juin 2012.
Chère France -- surtout la
littéraire,
Tu sais que je t’aime de plus en plus et d’un
amour de plus en plus solide, de plus en plus lucide, de plus en plus "juste", un de ces amours profonds et véritables qui ne peuvent se
construire que sur le mince fil qui à la fois sépare et unit admirations et
déceptions, révélations et désillusions. Autrement dit, toi et moi, c’est pour
la vie.
Eh bien, ma
toute chère, il est grand temps que je te dise un truc : je ne suis pas ta
petite cousine. Je ne suis la cousine de personne. Et mes
compatriotes/collègues québécois et moi en avons sérieusement ras-le-bol que tu
ne l’entendes pas.
Tiens, ton
concept des "littératures francophones", par exemple. Je ne parlerai pas au nom
des autres cultures que tu classes dans cette catégorie hexagocentriste et un
peu débile (excuse-moi, mais il faut bien le dire), car ce serait la légitimer,
cette catégorie stupide alors que toi, chère amie, tu es la seule à ne pas voir
combien elle l’est, stupide, débile et hexagocentrique – un peu comme on dirait
égocentrique, oui, je le fais exprès, tu
me connais de mieux en mieux... Mais je peux au moins te parler, sans trop craindre de me tromper, de cette "littérature francophone" qu’est la littérature du Québec, et à
laquelle, pardonne-moi, tu ne comprends foutre rien. J’irais même
jusqu’à dire que la plupart du temps, tu la méconnais avec une désinvolture qui
ne t’honore pas spécialement. Cette littérature québécoise, tu poses sur elle
un regard tout tissé de préjugés,
préjugés qui te font croire à tort que ton attendrissement touristique et ta
curiosité de voyagiste ne sont pas
profondément énervants. Et puis cette idée que la littérature québécoise est un
bloc monolithique et uni, que nous écrivons tous dans la même langue qui n’est
pas vraiment du français, sur les mêmes sujets sauvages, bucoliques et
érabliers. Cette idée monolithique que tu te fais de la littérature de chez moi, chère amie France, procède aussi de cet
état d’esprit qui te fait me demander si souvent -- sans la moindre malice oui
oui je le sais maintenant et c’est pour ça que je te réponds si patiemment -- Pourquoi
je n’ai pas un accent plus marqué ? si je l’ai perdu en vivant ici ou bien ?
et quel est ce prodige qui fait que tu me comprends parfaitement quand je
t’écris ou que je te parle – tout en me trouvant un peu spéciale, tout de même,
dans ma manière de dire raisonner construire les choses et les discours ?
Vois-tu,
chère Françounette, la littérature québécoise est faite de tant de continents,
de tant de mouvances différentes (quel que soit le genre concerné, poésie,
roman, essai), que si tu les découvrais, tu en tomberais de ton fauteuil à
pompons et à fioritures, direct sur le cul. Tiens, prenons le roman, pour parler du
domaine que je connais le mieux mais auquel il ne faudrait surtout pas te
limiter si tu te bouges enfin un peu le popotin. Il y a, simplement dans le
monde éditorial, de quoi te faire, de jalousie, bouffer toutes les pages de ton Monde des livres de la semaine. Il y a
le résolument expérimental où se croisent l’ombre de Joyce, le rire de Céline,
la folie de Novarina, le joual, la poésie, les novlangues, et j’en passe ; il y a le bucolique trash ultra-contemporain, "l'école de la tchén'ssâ" (http://oreilletendue.com/2012/05/19/histoire-de-la-litterature-quebecoise-contemporaine-101/), il y a un roman
que tu considérerais plus "classique", dans une langue
finement ciselée qui, non, tu vois, ne t’est pas exclusivement réservée ;
il y a ce polar ou ce noir déjantés, grinçants, écrits dans un style laconique
ou aquinien (Hubert Aquin, un de nos immenses écrivains, que tu devrais avoir
honte de ne pas connaître ; cache-toi, vilaine !)… et tant d’autres
mouvances encore. Pour employer une de tes expressions, il y a à boire et à
manger. Mais voilà, fermeture ou paresse, tu fais la fine bouche, tu lèves le
nez, dans un réflexe qui est vraiment tout toi et que j’ai appris à bien
connaître après sept ans à te pratiquer. Les "littératures francophones", très
bien, mais à trois conditions :
seulement dans des collections ou
chez des éditeurs "spécialisés" ;
et seulement
si
A : elles permettent un
voyage exotique au pays que tu préfères imaginer derrière le nom « Québec »
par exemple
OU
B : elles t’imitent tant et
si bien qu’elles pourraient faire croire qu’elles ont l’honneur de venir de
chez toi.
C’est sans
doute pour cela que toute la littérature québécoise qui n’entre dans
aucune de ces deux catégories ne pourrait réellement attirer ton attention, et
donc trouver sa juste place chez toi, que si on te faisait croire qu’il
s’agissait de littérature étrangère traduite de l’anglais ou d’une autre
langue. Car ça, tu adores. L’altérité, quel délice, à condition qu’elle ne
vienne pas se mêler de marcher sur tes plates-bandes ou de jouer dans ta cour,
ce que tu crois être ton domaine réservé, la langue française. Mais la langue
française, avec toutes les inflexions, toutes les torsions, toutes les
transgressions et toutes les trahisons qui font qu’elle devient littérature, ne
t’appartient pas, et sans vouloir te faire de peine, tu n’es pas vraiment sa
représentante la plus dynamique. Ça sent quand même un peu la poussière, chez
toi, et le renfermé.
Alors, je
vais essayer de te sauver, avec l’aide de quelques collègues et amis. Car en
réalité, il suffit d’une équation toute simple, je le sais maintenant que je te
connais :
Ne
pas te demander ton avis (tu adores qu'on te brasse la cage comme on dit chez nous)
+
te
donner une liste de lectures bien choisies
+
faire
une propagande acharnée et impitoyable
=
avènement
d’un printemps littéraire québécois chez toi
(SURTOUT,
SURTOUT pas "printemps érable littéraire",
n’essaie
même pas ça ne marchera pas, fatigante).
Je vois,
dans ma boule de cristal, un groupe de personnes, association ou organisme, qui
te prend d’assaut pour t’ouvrir les yeux, qui s’insinue partout et qui prend
la parole pour te parler du Québec mais aussi de toi-même, des infiltrés
dans tes facs, tes salons littéraires et tes librairies, qui au passage saccagent tous ces
lieux de "promotion" de notre littérature si ridiculement conçus par
des gens de chez toi qui pensent qu’il suffit de flanquer un auteur ou poète québécois de
deux boîtes de sirop d’érable et d’accrocher derrière lui un dessin de poêle à
bois, de paysage neigeux d’antan, de vieille sagouine portant un châle
improbable, pour se dire intéressé à notre culture.
Car c’est
peut-être bien ça qu’il faudra, je te le dis à toi qui es si fascinée par la
révolte étudiante qui secoue actuellement toute la société québécoise :
une autre révolte québécoise, un autre mouvement, celui-là littéraire, quelque
chose comme la révolution littéraire des cousins de personne.
Toi, France
chérie, je ne te demande pas ton avis, je sais que dans ce genre de situation,
il n’y a qu’une manière de t’amener à consacrer une réelle et authentique
attention à ce qui se situe un peu loin de ton nombril : te rentrer
dedans, te foncer en pleine poire.
Mais à mes
collègues et compatriotes je lance l’appel, dans notre patois touchant qui te
fait tant sourire : "Heille, les tchums du Québec, si je lance c’te
machine-là, vous êtes-tu game ?"
Je m’en vais
y réfléchir. Tu en entendras peut-être bientôt parler, ma petite
Franchouchounette.
Allez, à plus. Je pense à toi et
je t’aime autant que je te malmène !
M. (ta Québécoise à grande gueule
préférée)
p.s. Oh,
allez, souris un peu, ce n’est rien... qu’un peu de provoc' taquine, entre cousines...