Florina, 6 ans, prise par sa sœur Nina, 8 ans. |
- Pourquoi est-ce que les X, qui ont pas beaucoup les enfants, ils ont eu une maison pour habiter et des chèques pour aider à acheter le manger, pendant que moi je suis toute seule avec quatre petits enfants et deux grands, et je les ai mis à l'école, et je n'ai rien, même pas la petite chambre? Pourquoi?
La réponse est comme sortie de ma bouche sans que j'aie à y réfléchir: "Oui, je sais, mais selon ce que j'ai compris, les X, en plus de mettre leurs deux enfants à l'école, ils sont allés s'inscrire à des cours de français et à Pôle emploi, depuis un an ils vont faire une heure de français par semaine, ils vont régulièrement à Pôle emploi."
- Moi j'ai mon mari en prison et j'ai six les enfants, trois qui vont à l'école, un bébé qui doit rester avec moi, comment tu veux que je prenne une fois par semaine les cours de français et le pôle de l'emploi?
La deuxième réponse allait s'échapper tout aussi automatiquement de mes lèvres ("oui, c'est vraiment bien que tu aies mis les filles à l'école, mais il faut faire encore plus d'efforts pour montrer que tu peux t'intégrer, c'est comme ça") mais je l'ai retenue. Je l'ai retenue, parce que je sais qu'elle correspond à une manière de faire et de voir que je n'arrive pas à accepter, à entériner.
Celle selon laquelle il faut faire le tri entre les bons et les mauvais pauvres, et n'aider que les "méritants". Laisser crever ceux qui ne le sont pas.
*
Cendrillon a trois filles que j'adore, et qui vont à l'école depuis un an et demi pour deux d'entre elles, et quelques semaines pour la troisième. Nina a 8 ans, Florina 6 ans, et Mia 4 ans.
Je dis qu'elles vont à l'école mais bien sûr, avec parfois des périodes de décrochage, comme par exemple quand le bidonville où elles vivaient vient d'être évacué et qu'on ne leur a proposé aucune solution de relogement de secours - même temporaire, dans certains cas. Ou comme quand les orages de la nuit ou de la journée précédente ont inondé leur cabane, que leurs lits, couvertures, vêtements en finissent trempés et que le sol de la cabane comme des allées du bidonville sont transformés en grandes coulées de boue. Et que c'est dans cela, une cabane qui fuit, des couvertures trempées, un lit souillé et, souvent, les attaques des rats, qu'elles doivent dormir. Alors même si Cendrillon elle-même, ou moi, ou mon amie Anaïs avons justement la veille fini de laver tous les vêtements de la famille, c'est fichu pour l'école ce matin-là, puisque tout est trempé et sali par l'orage, que tout est à recommencer.
Oui, dans ces moments-là, il y a, en effet, décrochage de l'école.
Mais dans l'établissement où vont Nina, Florina et Mia, non seulement on le comprend, on en prend acte. Les maîtres, la directrice (merveilleuse Mme M!) et certains des parents d'élèves se cotisent pour acheter aux filles des cirés et des bottes de pluie; ils se réunissent pour faire des collectes de vêtements, proposer aux filles de prendre leur douche sur place. Mme M leur offre un copieux goûter lors d'une rencontre avec leur mère pour faire le point mais surtout, je le suppute, pour lui donner le courage de continuer, à coups de chaleur humaine, d'explications, de café et de pains au chocolat.
Récemment, j'ai appris qu'on avait trouvé à la plus petite, Mia, affectueusement surnommée la Diablesse de Tasmanie, un spécialiste en éducation qui passe une heure par semaine avec elle, pour l'aider à s'adapter. Que si elle passe ses matinées, un peu perdue, un peu perturbée, en moyenne section de maternelle, on lui a trouvé tous les après-midis une place dans une classe de petite section, très peu nombreuse, afin que la maîtresse, moins sollicitée, puisse davantage se concentrer sur elle. J'ai appris qu'elle s'y faisait de plus en plus. Qu'elle n'avait plus peur. Qu'elle riait souvent.
J'ai appris que sa grande sœur Nina, désormais en CE1 avec le fils d'Anaïs, était régulière depuis la rentrée, épanouie et volontaire, et que le retard qu'elle accuse sur ses condisciples pourrait, si elle tient bon, être rattrapé.
J'ai appris que Florina, quatre ans, qui était d'abord dans une classe pour allophones, vient d'être basculée dans une classe régulière de grande section, son français étant désormais à la hauteur de celui de ses camarades (Florina qui, quand je l'ai rencontrée il y a deux ans et demi, ne parlait pas un mot de notre langue).
J'ai appris que si les conditions pouvaient enfin être réunies, un avenir était possible pour ces trois petites filles qui découvrent l'école et y sont heureuses. Accueillies, respectées, soutenues.
Mais les conditions, je le crains, ne seront jamais réunies. Car leur mère et elles ne font pas partie des bons pauvres.
Ainsi, lorsque, conformément à une rumeur persistante qui est de plus en plus confirmée par les bénévoles et intervenants sur le terrain, le bidonville où la famille est installée sera évacué, avant le début de la prochaine trêve hivernale, et qu'on proposera des solutions d'intégration et de logement de secours à une partie seulement des habitants - une partie seulement, pour des raisons que je n'ai pas à critiquer ou à commenter car je les comprends mal, ne les maîtrise pas totalement -, Cendrillon et les filles ne feront pas partie des élus. Elles ne font jamais partie des élus, depuis bientôt trois ans que je les connais, de toute manière.
Cendrillon a six enfants dont deux sont adolescents et assez troublés (comment ne pas l'être avec une vie pareille, je me le demande). Cendrillon a eu un mari qui a fait un an de prison pour raisons pas claires liée au proxénétisme. Cendrillon a ensuite eu un nouveau compagnon qui est, lui aussi, emprisonné aujourd'hui, apparemment pour un petit larcin. Cendrillon s'est souvent retrouvée seule avec ses six enfants (dont l'homme du moment souhaitait que s'y ajoute un septième, voire un huitième, ce qu'elle refusait). Cendrillon a parfois eu recours à des petites magouilles minables (et souvent sans résultat) pour essayer de glaner de quoi nourrir sa famille. Cendrillon mendie tous les jours. Cendrillon a parfois des moments de dépression, où il faut la porter à bout de bras pour qu'elle ne se laisse pas aller, qu'elle n'abandonne pas l'idée de se battre pour ses enfants.
Mais quand la rentrée scolaire arrive, malgré la cabane pleine de rats dans un bidonville sans eau et sans électricité, elle trouve en elle-même et en Mme M, en le soutien de ceux qui veulent croire en elle et ses filles, la force de s'accrocher, de déposer les trois petites à l'école, de confier le bébé à un des aînés, et d'aller passer la journée à faire la manche, puis à trouver de quoi nourrir tout le monde.
Sauf que quand tout cela volera en éclats au moment où la prochaine expulsion aura lieu, que l'on sélectionna les "familles méritantes" pour leur proposer des solutions moins insalubres que le bidonville - parce qu'un bidonville, ce n'est pas un lieu de vie digne de ce nom -, Cendrillon restera sur le carreau.
Parce que même aux yeux de ses voisins presque aussi miséreux qu'elle, elle fait partie des mauvais pauvres. Elle et ses marmots. Parce qu'elle n'est pas suffisamment méritante. Parce que Cendrillon, "elle est pas une femme bien".
Et que ses gamines amoureuses de l'école n'y soient pour rien ne changera pas la donne.
Elles et leur mère seront renvoyées à leur misère, cycle infini selon lequel on vous replonge dans votre merde avant de vous demander de prouver que vous êtes digne d'en sortir, avant de vous y replonger pour de nouveau vous demander un effort, tout de même, un plus grand effort que ça. Parce que l'assistance quand on est miséreux, ça se mérite. Même quand on est une gamine de 4, 6, 8 ans qui adore l'école.
Cendrillon, toujours renvoyée à la case départ, à la case du mauvais pauvre.
Et moi qui ne vois en elle et ses filles que des personnes éminemment aimables, éminemment attachantes, et éminemment méritantes de tout mon respect, de toute mon aide, de tout mon amour.
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