Sous les ordres de militaires, les pauvres d’Europe devaient se soumettre à l’inspection sanitaire et se plier à la logique de l’Administration. En moyenne, la proportion de personnes refusées tournait autour de 2 %. Mais, quand ça tombe sur vous, c’est 100 % pour votre gueule.
Eric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express
*
Nina, 8 ans, me disait hier, tremblant de froid pendant que je parlais avec
sa mère sur la Place de la mairie près de chez moi :
- Tu sais que les mardis, à l'école, j'ai piscine maintenant? J'adore ça.
Elle est scolarisée depuis deux ans et demi, avec ses deux sœurs cadettes,
dans un établissement où la directrice, les professeurs, le personnel, les ont adoptés,
malgré les intempéries et décrochages que peuvent causer leurs "déménagements" forcés par les expulsions successives des
bidonvilles où elles et leur famille ont habité.
- Mais mardi prochain, n'oubliez pas, leur dis-je, à elle et sa mère, que
c'est les vacances. Pas d'école ni de piscine pendant deux semaines, o.k.?
- C'est dommage, répond Nina.
J'allais dire "mais non, c'est bien les vacances, tu sais.
Tous les enfants en ont besoin", mais je me rends compte du ridicule de cette
phrase: deux semaines de vacances pour elle, ses frères et sœurs (ils sont
six), sa mère, ce sont deux semaines dans une cabane de bidonville avec les
rats. Lorsqu'il y a école, ses sœurs et elle sont au chaud, elles mangent tous
les midis à la cantine, elles sont avec les autres enfants parmi lesquels se
trouvent plusieurs nouveaux copains, entourées d'adultes qui les acceptent et
sont soucieux de les aider, de les former. Elles apprennent à parler, lire,
écrire, jouer. Elles sont en paix.
Pour Nina, il n'y aura pas de piscine pendant deux semaines, ni d'eau
courante ou d'électricité.
*
“Ces 350 personnes, dont une
centaine d'enfants, vivent dans des conditions indignes de la République. Cela
ne peut plus durer !" déclare dès le début de son
intervention Michel Delpuech, préfet de la région Rhône-Alpes.
Lyon Capitale, 16 octobre 2015
*
L'évacuation du bidonville de F., qui existe depuis des années, et où
Cendrillon et les enfants vivent depuis quelques mois, est imminente, nous le
savons. Un projet de réinsertion est prévu pour un certain nombre de ses
habitants, tout comme pour les deux autres grands bidonvilles de la région.
Un village dans un village qui pousserait comme un champignon, fait pour eux,
dans une commune où ils pourraient avoir un vrai logement, inscrire leurs
enfants à l'école, avoir des cours de français, se préparer à avoir un
véritable emploi. Pour cela, bien sûr, il faudra répondre à certains critères.
Être des gens honnêtes, avec des dossiers propres.
*
les familles s'engageront à scolariser
effectivement leurs enfants et à effectuer des démarches pour trouver un
emploi. Les personnes concernées devront enfin renoncer à gagner leur vie de
façon illicite (ferraillage, mendicité, prostitution, etc.). En contrepartie,
l'État s'engage à verser un pécule de 4 euros par jour à chaque adulte et
à héberger les familles dans un “village modulaire sécurisé”, c'est-à-dire
des préfabriqués tout équipés.
Lyon capitale, 16 octobre 2015
*
Les autres, ceux qui n’ont pas un dossier propre, pourraient,
malheureusement, être priés de quitter le territoire français.
Cendrillon ne répond pas à ces exigences: le père de ses enfants, dont elle
est maintenant séparée, a déjà été incarcéré. La vieille besace où elle
conserve tous ses papiers et son courrier est remplie à craquer d'avis de
paiement en retard, de factures non-réglées, de mises en demeure du Trésor
public.
Mais elle a six enfants, dont un né en France, et trois qui vont à l'école
depuis deux ans et demi, pour qui la scolarisation est une expérience si
positive (en dépit des moments difficiles), qu'on est presque en droit de se
dire que oui, cela se pourrait, cela se peut, qu'elles aient un avenir autre
que celui de leurs parents... On voudrait croire que pour une famille comme celle-ci, malgré les "dérapages" des parents, qui sont parfois le corollaire de la
grande misère, on donnera une chance. Non ? Ne serait-ce qu’au nom des
enfants, qui n'y sont pour rien ?
*
Interrogé sur ce qu'il adviendrait des
200 personnes qui seraient exclues du dispositif, Michel Delpuech a
rappelé que le financement débloqué par l'État est pour l'instant prévu pour
150 personnes mais qu'il n'était pas figé. Les personnes volontaires qui
ne seraient pas en situation irrégulière pourraient donc en bénéficier. Pour
les autres, en revanche, une obligation de quitter le territoire français
pourrait être décidée. Les familles originaires de Roumanie et donc
ressortissantes de l'Union européenne seraient alors reconduites dans leur pays
d'origine.
Lyon capitale, 16 octobre 2015
*
"Ma voisine m’a dit qu’ils ont dit dans le journal que si mes enfants
ils vont tous les jours à l'école, que j'ai un papier de madame la directrice,
moi peut-être je vais pouvoir rester en ville, qu'on va donner à moi une petite
maison. Une petite place. C'est pas grave si c'est petit. C'est mieux que la
cabane qui pleure quand il y a l'orage, avec tous les rats qui griffent les
enfants!"
*
Ce vendredi matin, dès
8 heures, habitants, industriels, artisans et commerçants ont organisé un
blocage de l’accès du chemin de Chapoly. Ils ont ainsi signifié leur
désapprobation au projet d’accueil de 160 Roms sur ce site.
Ce mouvement fait suite à la visite programmée du
préfet à l’égalité des chances, après une réunion à huis clos jeudi soir. Cette
visite a finalement été annulée à la dernière minute suite au barrage organisé.
Le Progrès, Rhône, 25 septembre 2015
*
Il y a une dizaine de jours, Cendrillon a reçu une lettre lui demandant si,
le cas échéant, elle accepterait de participer au programme d'insertion du
village dans le village. Elle a signé et coché la case "oui". En
l'écoutant, nous nous sommes rendu compte qu'elle n'avait pas bien compris le
contenu de la lettre. D'une part elle avait compris à tort qu'on lui signifiait qu'elle était acceptée dans
le programme, et de l'autre, elle n'avait pas bien saisi en quoi il consistait.
Une fois que moi-même et mon amie Anaïs, qui est bien plus versée que moi
sur ces choses et qui est engagée depuis des années, le lui avons expliqué,
comme plusieurs de ses voisins, elle était loin d'être enthousiasmée ou
rassurée par cette perspective. Tous sont inquiets. Seront-ils parmi les élus?
Et s'ils le sont, est-ce que nous ne comprenons pas que l'endroit où sera
construit le village d'insertion est très loin de la ville, où ils ont toutes
leurs attaches, où les enfants sont scolarisés depuis plus d'un an, deux ans,
trois ans?... Qu’on veut les déplacer "comme le bétail" ?
Nous lui avons expliqué que de toute façon, cette lettre ne signifie pas
qu'elle sera acceptée dans le programme, et que d'autre part, on peut espérer
qu’elle fera partie de ce deuxième groupe dont nous avons entendu parler dans
les médias, ceux qui ont des enfants scolarisés depuis longtemps en ville et
qui pourraient peut-être bénéficier d’une autre forme d’aide...
- C’est combien de personnes, la deuxième groupe ? nous a-t-elle
demandé.
Nous ne savions pas, mais lui avons expliqué que quoi qu’il en soit, elle devra bien exposer sa situation lors du recensement à venir, parce
que même si c’est dans un village à la campagne, un peu loin, c’est toujours
mieux que le bidonville avec les rats.
Elle nous a regardées, l’air de dire : facile à dire quand on est vous.
*
Un matin du début octobre, la police a débarqué en grand nombre dans
le bidonville. (Ils le feront d'ailleurs trois jours de suite, pour arrêter
des personnes ayant commis des actes illégaux importants la première fois, et
dont on aurait soupçonné qu'ils se cachaient là, pour faire une sorte de
recensement une seconde fois, en vue du programme de réinsertion, etc... police
et/ou gendarmes, je ne sais pas exactement car Cendrillon a tendance à les
confondre...)
Les lieux étaient évidemment bouclés pendant l'opération, ce premier jour
où ils cherchaient des malfaiteurs, mais les policiers et/ou gendarmes ont
laissé passer les enfants une fois qu'ils ont compris que certains devaient se
rendre à l'école. Ils ont été courtois, polis. Gentils. Anaïs a dit à Cendrillon :
tu restes là, j’ai ma voiture, j’emmène les filles.
Elle les a embarquées et est passée chez elle où son mari, prévenu de l’imprévu, avait préparé
le petit déjeuner pour 5 petits écoliers : leurs deux fils, et les trois
filles de Cendrillon.
Les trois filles de Cendrillon qui avaient traversé le bidonville dans les
impers et bottes de pluies roses qui ont pu être achetées après que la
directrice a organisé une collecte entre profs, parents d’élèves, et ses
proches. Fières comme des coqs d’aller à l’école. Saluant les policiers.
*
Statut Facebook d'Anaïs, le lendemain, 6 octobre, 2e jour de présence
policière consécutif :
Un jour sans fin.
7h43 : Cendrillon au tél
"la police pas école"
7h44 : je saute dans le
même jean sale et le même vieux pull qu'hier.
8h00 : arrivée sur le terrain. La police : "C'est le recensement en vue des relogements (enfin, des 160 sur 450, qui seront soigneusement sélectionnés pour aller à Saint-Genis les Ollières où personne n'en veut). Les enfants ne peuvent aller à l'école que lorsqu'on aura fini".
8h00 : arrivée sur le terrain. La police : "C'est le recensement en vue des relogements (enfin, des 160 sur 450, qui seront soigneusement sélectionnés pour aller à Saint-Genis les Ollières où personne n'en veut). Les enfants ne peuvent aller à l'école que lorsqu'on aura fini".
8h11 : je speede tout le
monde pour qu'ils recensent la cabane de Cendrillon en glissant : "les
enfants? scolarisés à E.R. depuis plus de 2 ans? Bon je peux les prendre, c'est
bon?"
8h25 : j'arrive à
l'école avec les filles. Ce matin, pas de petit déjeuner à la maison, trop
tard. Je regarde S, 4 ans, qui le regard dans le vide répète en boucle
"POLICE POLICE POLICE POLICE"
8h30 : je m'excuse
auprès de la directrice. La maîtresse de S. étant malade, elle devrait rester
avec maman, mais j'ai préféré l'emmener pour la sortir de là. Evidemment, la
directrice acquiesce.
*
Le couperet est tombé ce matin pour Cendrillon. OQTF. Avis d'expulsion. Tous les Roms que
je fréquente appellent cela un avis
d'exploser.
"Pourquoi ils ont dit dans le journal que c'est bon? C'est pas bon! Comment
je vais faire? Pourquoi c'est comme ça?"
(Il y a une erreur. Ça ne peut être que ça. Quelque part, quelqu’un s’est
trompé. Forcément, ils ne peuvent pas tout savoir sur toutes les familles. Les erreurs, ça arrive. On doit bien pouvoir faire quelque chose, leur expliquer qui sont ces gens, plaider pour eux.)
Et Nina, 8 ans, qui adore l'école, surtout les mardis, parce que les mardis
c'est piscine?
Nina, 8 ans, n'ira plus à la piscine. Elle n’y est pour rien, mais pour
elle, c'est double peine.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire