Photo: Christian Desmeules (détail)
"Souviens-toi de ces Roms que tu as vu mendier dans la rue avec leurs enfants, et des paroles venimeuses qui leur étaient adressées."
Ta-Nehisi Coates, Une Colère noire. Lettre à mon fils, éditions Autrement, 2016.
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Maria en larmes sur un des bancs de la cour d'école quand j'y arrive avec mon fils, à 8h30 ce matin. Maria en larmes, et la douceur intacte de son regard, et ce visage qui est le sien, ce visage dont je me rends compte ce matin qu'il a une beauté indienne et tragique.
Les cheveux de jais qui dépassent de sous le foulard qu'elle a noué sous son menton, les yeux d'un marron profond, la peau hâlée, les sourcils hauts et généreux, les sillons sur le front de cette femme qui a exactement mon âge, sillons qui montrent combien la vie nous a traitées différemment.
Maria en larmes sur un des bancs de la cour d'école ce matin pendant que son mari est allé reconduire leurs deux fils dans leurs classes de maternelle.
Maria qui tentait de garder sa contenance et qui la perd lorsqu'elle me voit me pencher pour la serrer dans mes bras. Lorsqu'elle m'entend répéter son prénom: "Oh, Maria, Maria... Oh, Maria..."
Maria en larmes dans la cour parce qu'hier, on leur a saisi le camion où elle, son mari et leurs deux enfants vivaient et dormaient. Ils avaient presque fini de le payer. Et ils ne pourront pas le récupérer, c'est une évidence. Le propriétaire original du camion l'a vendu à un monsieur qui l'a vendu à Maria et son mari, mais l'immatriculation est toujours au nom du premier propriétaire parce que les deux suivants étaient trop pauvres pour payer les formalités nécessaires au changement de carte grise, à l'assurance, etc.
Maria, les enfants et son mari font partie des familles prioritaires pour attribution d'un logement mais comme les logements paraît-il manquent, ils doivent déposer un recours pour accélérer le processus, et c'est très compliqué. Il y en a pour des mois voire des années avant que le fait que leur situation d'extrême précarité est reconnue s'accompagne d'actes et de solutions. Son mari Arturo voudrait vite travailler mais c'est très compliqué. Compliqué de faire bonne figure et de ne pas être rejeté ou regardé avec mépris quand tu vis dans une voiture et que tu n'as donc ni douche ni eau ni toilettes ni rien pour te donner une apparence qui ne choque pas les bons messieurs-dames oublieux du fait que tous n'ont pas leur chance. Partout où il va, ce regard.
Les enfants de Marie et Arturo ont la chance, eux, de pouvoir prendre leur douche deux fois par semaine à l'école. Ils vivaient dans un camion, sans eau, sans électricité, sans toilettes et sans moyen de se faire à manger depuis des semaines mais ça ne les a jamais empêché d'être des écoliers assidus. Quand ils croisent nos enfants, à nous qui tentons de les aider, ils leur sautent au cou et les embrassent comme du bon pain. Nos enfants les aiment et leur rendent leur affection sans se poser la moindre question.
Maria en larmes hier aussi, m'a dit l'amie H., lorsqu'elle l'a trouvée au milieu de ses affaires sur le parking d'où on avait à l'instant enlevé le camion qui était leur toit, assise à même le bitume, effondrée. Et Arturo, quel visage avait-il lorsque H. et lui se sont entendu dire ensuite que de toute façon, tout le monde détestait avoir des Roms qui vivent dans le parking en bas de chez soi, et que de toute façon "les détritus attirent les détritus"... A-t-il compris le sens de ces mots qui ont fait bondir ma copine, tellement qu'au téléphone ensuite sa voix en tremblait de rage?... Et celui qui les a proférés, ces mots, sait-il que la médiathèque à laquelle est rattaché ce parking se fait au contraire un devoir d'accueillir les enfants, de leur montrer ses rayonnages, d'organiser des activités avec eux, de faire connaître leur situation à ses usagers, que ce ne sont pas les détritus qui attirent les détritus, mais les livres et la chaleur humaine qui attirent les gamins des rues?
Les détritus attirent les détritus, oui, dans ce pays où on juge normal qu'une femme pleure la perte d'un camion qui était le seul toit qu'elle ait à offrir à ses enfants scolarisés. Sauf que les ordures ne sont pas forcément là où on aimerait nous le faire croire.
Maria en larmes sur un banc dans la cour d'école parce qu'on lui a enlevé ce camion qu'elle adorait car depuis combien de temps avait-elle si bien dormi et dans un espace si vaste, avec de la place pour que deux adultes et deux enfants puissent s'allonger côte à côte?
Maria en larmes et moi qui dois me retenir de ne pas pleurer aussi, moi qui me dis "arrête tes conneries, sois forte, c'est elle qui vit l'horreur, pas toi, sur toi elle doit pouvoir se reposer, ne l'insulte pas avec tes émotions de princesse". C'est con de se dire ça sans doute. Sans doute que Maria ne m'en voudrait absolument pas de pleurer avec elle. Peut-être que c'est même le contraire. Et sans doute que je me tance de la même manière que H. essayait hier d'empêcher sa voix de trembler au téléphone. Ce que nous voyons nous tétanise à tel point que nous ne savons même plus nous parler normalement à nous-mêmes. Sidération qui brouille tous les repères de nos vies jusqu'ici. Nos repères à nous désormais brouillés par ses repères à elle. Et c'est peut-être pour le mieux. C'est peut-être même vital, que le plus possible d'entre nous voient nos repères brouillés par ceux des gens que nous sommes dressés pour ignorer, sur lesquels nous sommes dressés pour fermer les yeux.
Maria en larmes qui pleure son camion bien aimé. Son camion qu'elle a appelé, fière comme une gamine montrant son royaume quand elle le montrait à l'amie S. , autre voisine du quartier venue apporter son soutien, mon palace.
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