Tu rentres d’un mois de vacances au Québec et tu te rends
compte qu’en France, tu n’as plus envie de rien. Rien sauf trouver à passer des
moments, ici et là, autant de moments que possible, avec ceux que tu aimes.
Rien sauf trouver des moments, ici et là, autant de moments que possible, à
lire.
Rien sauf trouver du courage, autant de courage que
possible, pour appeler Cendrillon, dont tu as appris qu’elle est de nouveau à
la rue après quelques mois d’une situation « plus facile » – inutile
d’entrer dans des détails compliqués sauf pour dire que ce « plus facile »
présentait des avantages quotidiens et des inconvénients ontologiques, qu’il
comprenait eau et électricité et lits où dormir mais aussi questions éternelles
et insolubles sur la manière qu’a notre société de gérer l’intégration de ceux
qu’elle n’acceptera jamais vraiment de considérer comme siens (sans jamais avoir
le courage de le dire ouvertement). Je ne remets en cause ni les personnes qui,
pendant cette période « plus facile », ont travaillé au quotidien
auprès de Cendrillon et de sa famille, ni Cendrillon elle-même, qui n’a pas su
s’intégrer à la vision de l’intégration qu’ils tentaient de l’amener à accepter.
Je critique cette confusion irresponsable et confortable entre intégration et
assimilation, effacement, aplanissement, aplatissement, enfouissage sous le
tapis, qui est devenue la nôtre.
Tu rentres du Québec et tu sais que Cendrillon et les
enfants, que tu fréquentes depuis bientôt quatre ans, sont revenus à la
situation dans laquelle tu les as rencontrés : la rue, un abri de
fortune, sans électricité, sans eau, en pleine déchéance, entre déscolarisation
et mendicité, d’humiliation en humiliation, de rejet en rejet, encore et
encore, pour toujours sans doute.
Tu n’as donc servi à rien. Rien n’a servi à rien. C’est
insoluble. Il n’y aura jamais de place pour eux. Chaque fois que le système, la
société, le groupe dominant – tu ne sais même plus comment appeler cela qui t’épuise
– a, fine bouche, ouvert une petite brèche dans laquelle on leur a dédaigneusement proposé de s’engouffrer, ç’a été pour les recracher, eux, Cendrillon et
ses enfants et les autres comme elle, indigestes. Inassimilables.
Tu rentres tu Québec et tu vois du coin de l’œil et tu entends
du bout de l’oreille les obsessions nationales sur la paix=la sacro-sainte identité,
menacées par les religions le terrorisme les « déchets » de la
société les réfugiés les migrants tout ce qui ne veut plus être enfoui comme
poussière sous le tapis et qui plutôt explose, dans plus d’un sens du terme. Tu
vois ce travail littéraire que tu as fait sur les gens comme Cendrillon, celui
qu’une amie a fait sur les réfugiés, incapables de trouver leur place, de trouver preneur chez ceux qui font des livres
ici, depuis des mois, et tu as du mal à résister à la tentation de te dire,
amère, que même sous forme d’êtres de papiers, les sans-papiers et les
sans-terre, personne n'en veut.
Tu rentres du Québec où la radio d’Etat** et les gens qui font des livres t’ont
proposé, eux, une place pour parler de ce « problème » qui pourtant n’est
pas directement le leur.
Tu rentres du Québec et tu sais que c’est un leurre, que nul
pays n’est parfait et qu’il y a partout des gens qui se battent pour exclure
les autres, mais rien n’y fait. Tu es lasse. Tu n’as plus envie de lutter pour
changer ce qui ne le voudra jamais.
Tu rentres du Québec abattue et tu te dis que ce qu’il te
reste à faire, c’est soigner ce qui peut l’être : ta tendresse pour
Cendrillon, les enfants et les autres, tendresse qui ne sert à rien sinon à
simplement advenir et se maintenir, dans la conscience qu’elle est inutile,
impuissante devant l’immense gueule de la bête qui ne sait plus dire que :
« soit je vous assimile soit je vous vomis, à vous de choisir »... comme
si « choisir » pouvait encore vouloir dire quelque chose pour les
gens comme Cendrillon.
Tu rentres du Québec et tu te trouves bien stupide d’avoir
cru pendant tant d’années, comme un certain personnage de la Comédie humaine, que ton « à nous
deux, la France ! » n’était pas ridicule et vain.
Tu rentres du Québec et tu es forcée de l’admettre : tu t’es pris un mur en pleine tronche.
Alors tu te recroquevilles sur les livres de ceux qui sont passés par
là aussi, qui ont eu envie de baisser les bras et qui se sont sentis minuscules
et en colère, et qui l’ont écrit et qui – le savent-ils ? – ont donc fini
par y pouvoir quelque chose, puisque toi et d’autres les avez lus, les lisez,
les lirez, communion des fatigues, des espoirs (vains ?) et des colères.
Et tu écoutes en boucle cette chanson de Radiohead qui est devenue pour
toi une sorte d’incantation. Celle
qui dit : Dreamers / They never learn/They
never learn/Beyond the point of no return/Of no return/And its too late/The
damage is done/The damage/Is done…
(*pour Bé MC, qui est
une de ceux-là)
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