Chose certaine, c'est pas facile de se laisser aimer
comme ça; et, sur ce point, je reconnais que les Québécois, en général et y
inclus votre tout dévoué, sont plutôt injustes avec leurs lointains cousins de
France. C'est à croire que nous faisons exprès pour ne pas être comme ils nous
aiment. C'est de la vraie subversion : nous réagissons comme des Vietcongs à
l'étreinte chaude de nos petits cousins d'outremer. Décidément, doivent-ils se
dire, on n'a plus les cousins qu'on avait ; tout change, même les Québécois.
Seule la France est éternelle ; et ça aussi, c'est à brailler...
Hubert
Aquin, Nos cousins de France, 1967.
*
Je suis dans le ***e arrondissement de Paris, invitée à une « boum » chez des amis d’études de mon mari. Dans
le salon de ce petit appart’ haut-perché, il y a moi, mon amoureux, et beaucoup
de Français devenus parisiens - les Parisiens « de souche » sont
devenus chose rare, surtout au sein des jeunes générations.
Mon
époux étant de huit ans mon cadet, et ces amis étant pour la plupart de son
âge, je fais donc figure non seulement d’étrangère (mais est-ce le côté
maghrébin ou le québécois qui sera remarqué ce soir ? Je vis ici depuis
assez longtemps pour savoir qu’au moins un des deux sera soulevé par au moins un
de mes interlocuteurs), mais également d’aînée… Quoique cela, le
fait que je sois une quadra au milieu de trentenaires, n’est peut-être pas
inscrit sur mon visage, contrairement à mon « apparence
musulmane », par exemple...
Un jeune homme que je reconnais
pour l’avoir vu sur de nombreuses photos de la « période parisienne »
de mon amoureux s’approche de moi. Je sais que, s’il vit désormais à l’étranger
et a été appelé à beaucoup voyager après avoir fait de brillantes études de
commerce, il est, comme mon époux, originaire d’une petite ville de province où
le parler est fleuri et chantant. Où l’accent est tout sauf celui qu’il a
lorsqu’il s’adresse à moi - cet accent qu’on a le devoir de faire sien
lorsqu’on arrive de sa province et qu’on veut éviter de jurer dans le décor une
fois à Paris, Centre De Tout. Car ici, c’est le genre de chose qui peut vous
coûter la réussite.
L’accent, en France, peut
aussi être à l’origine d’une conversation qui tourne mal, comme en témoignent
les quelques phrases que le jeune homme et moi échangerons jusqu’à ce que je
l’envoie chier. Ce qu’il me dira après s’être présenté à moi (« Je suis
S., salut. Tu es la femme de P., donc ? Il paraît que tu es
Québécoise ? »), je ne l’oublierai jamais, et je n’oublierai jamais
de le donner en exemple chaque fois que j’en aurai l’occasion pour faire
comprendre à mon interlocuteur la violence des rapports humains dans mon pays
d’adoption, ex-puissance coloniale pas tout à fait au net avec son propre passé
d’envahisseuse à gros sabots.
- Je suis allé une fois au
Québec, me dit-il, c’était vachement sympa.
Ça y est, il va me sortir les
motoneiges, le sirop d’érable et tout le bataclan, je le vois venir, me dis-je…
Mais c’est bien pire encore. Sourire en coin, il poursuit :
- Je crois que j’ai vu peu de
pays où les femmes soient aussi belles. Le seul problème c’est qu’elles
deviennent moches comme tout dès qu’elles ouvrent la bouche, avec cet accent
pas possible. D’ailleurs, tu as perdu le tien. Tu as bien fait, tabernacleuh,
ha-ha-ha !
Normalement, je lui aurais
fait ma réponse habituelle, que j’aurais proférée avec un nœud dans la gorge et
une boule au ventre, retenant la colère qui monte, parce qu’il faut bien faire
un effort, parce qu’il faut être pacifique, passer outre les lubies de son pays
d’adoption, ne pas s’arrêter à chaque petite chose qui nous heurte, si on veut
un jour s’y faire une place. Je ne sais pas si c’est le champagne, le fait que
je commence à avoir « une certaine ancienneté » dans ma vie de
Québécoise en France, le fait que je suis crevée, ou si c’est parce que je
pense désormais, ou plutôt parce que je comprends soudain, là, maintenant,
qu’il n’en tient qu’à moi de détromper les jeunes machos colonialistes de 35
ans. Quoi qu’il en soit, une réponse inhabituelle sort de ma bouche.
Le jeune homme devant moi ne
sait pas que je sais, par mon mari, qu’il vient de telle ville de province et
qu’il a tout fait pour s’en éloigner, dans tous les sens du terme. Il ne sait
pas que je suis au courant de ses origines, et que j’ai compris (avant
lui ?) que sa méchanceté est bien moins le fruit de la stupidité ou de
l’ignorance que de quelque chose de bien plus profond, de bien plus douloureux.
Et je suis aussi sidérée que lui lorsque je m’entends lui dire :
- Mais toi, tu n’as pas tout à
fait perdu le tien, d’accent. C’est très sympa, comment tu prononces certains
mots. C’est mignon comme tout. Laisse-moi deviner… Tu es de ***, pas
vrai ? Oui, ça s’entend encore un peu. Ne te vexe pas, c’est très
touchant. Et en passant, on ne dit pas ta-ber-na-cleuh, on dit
ta-bar-nac. Bon, je continuerais bien à t’écouter égrener les clichés
colonialistes sur mon pays, mais j’ai très soif. Je vais aller me chercher un
autre verre de vin. Salut.
Pourquoi est-ce aujourd’hui
que ma réponse à ce dont je continue de penser que c’est l’entrée en relation
la plus chauvine-maladroite-énervante-touchante-ridicule-exaspérante qui soit
(une entrée en relation typiquement française, en somme) devient soudain autre ?
Pourquoi est-ce aujourd’hui que je refuse de m’àplatventriser devant un garçon
qui, tout compte fait, n’a pas à payer pour toutes les fois où ses concitoyens
ont fait comme lui ?
Pourquoi est-ce aujourd’hui
que je prends acte de ce que je sais pourtant intimement depuis si longtemps,
depuis même ma vie au Québec, alors que j’étais déjà un peu, en tant que fille
d’immigré, une étrangère ? Pourquoi n’est-ce qu’aujourd’hui que j’agis en
conséquence de ce que je sais : que seule la honte de ses propres
origines, seule la conscience de la fragilité de son identité devant le
rouleau-compresseur de l’entité dominante (ici, Paris qui écrase de sa
supériorité la province, entrant en résonance avec la France qui écrase de sa
supériorité « les francophonies »), peut pousser une personne à en
attaquer une autre sous le prétexte de ses origines et de son identité ?
Peut-être parce
qu’aujourd’hui, enfin au moment où a lieu cet incident, alors que cela doit
bien faire sept ou huit ans que je vis en France, je sais ce que ce
jeune homme veut à tout prix faire oublier et qui, pourtant, l’obsède. Cette
chose qui l’a cassé, irrémédiablement.
Finalement, ce mec souffre,
peut-être même plus que moi avec ma gueule de métèque et mon reste d’accent
venu du grand froid, de la violence de la société française. Cette violence
inouïe, inavouée, entêtée qu’entretient la France avec tout ce dont elle aime à
se faire croire qu’il jure avec l’idée chimérique qu’elle se fait de son
identité.
Je ne veux pas faire comme
lui. Je ne veux pas qu’il pense qu’il peut me faire ce qu’on lui a fait.
Je suis immigrée. Québécoise.
D’origine maghrébine. Et pour jouer le numéro du mec honteux de ses origines
qui se retourne contre plus honteux que lui pour asseoir sa domination et se
rassurer, il faut se lever de bonne heure, comme on dit chez nous. Enfin, il
semble bien c’est que je décide, là, maintenant.
Mon mari arrive, à ses côtés
un autre copain à lui, perdu de vue depuis des lustres, soudain retrouvé,
curieux de rencontrer « la Québécoise qui a ravi le cœur de P. » Je
vois dans les yeux de mon amoureux son malaise. J’entends le copain qui me dit
je ne sais quelle connerie en imitant un accent qui ne ressemble à rien, et
encore moins à quelque accent québécois que ce soit. Mon regard est plongé dans
celui de mon amour, triste, contrit, comme bouffé par la honte devant le
comportement des siens.
Je pose ma main sur sa joue.
Nous sommes soudain seuls au milieu de cette foule, le Français qui a passé un
an au Québec et qui en a ramené une Québéco-Maghrébine nourrie de culture
française depuis sa plus tendre enfance. La Québéco-Maghrébine immigrée en
France et qui commence à mesurer ce que cela signifie, ce qu’elle y aime, ce
qui fait qu’elle s’y fera des racines, et ce à quoi elle ne se pliera plus jamais.
Nous nous sourions, d’abord un
peu tristement. Il sait que je sais qu’il sait. Il comprend que je comprends
qu’il comprend. Je le plains de me plaindre. Je souffre de le voir souffrir. Je
l’aime de m’aimer ainsi.
Je le regarde et je lui souris
maintenant franchement. J’éclate même de rire. Le gars qui est avec nous et
dont la présence est soudain devenue superfétatoire semble convaincu que je ris
de ses blagues débiles. Mon mari lui donne une tape affectueuse sur l’épaule.
Il me prend la main et m’entraîne
vers les escaliers. Nous nous échappons de la fête comme deux voleurs et allons
nous promener dans Paris, bras-dessus bras-dessous, imitant interminablement
les Français qui imitent les Québécois, exagérant, pavoisant, en faisant des
tonnes. Amoureux. Étrangers pour toujours à son pays comme au mien, mais jamais
l’un à l’autre. Étrangers ensemble et riant comme des baleines dans les petites
rues désertes du ***e arrondissement de la Ville-Lumière.
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