I did then what I knew how to do.
Now that I know better, I do better.
*
Je ne changerai pas la vie de Cendrillon
ou celles de ses enfants. Je ne changerai ni la vie de Fabian, ni celle de
Clara. Cela n'arrivera pas. Pas comme je l'espérais. Pas comme je l'ai (tant)
désiré. Et aujourd'hui je me demande comment j'ai pu y croire.
Ce que j'imaginais par exemple pour
Cendrillon? Elle prenant son envol, elle devenue indépendante, elle en mesure
de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants, et comme ça, enfin, enfin!,
cette chose entre nous dont je me suis toujours dit qu'elle était le fossé le
plus difficile à traverser ou à combler, la question du fric... pffuit!
Disparue.
*
Depuis plus de quatre ans, je lui
proposais des solutions allant dans le sens de ce qui me semblait possible dans
la société où nous vivons (et qui, soyons francs, sont merdiques). Jamais ça
n'a fonctionné. Ni pour elle, ni pour Clara et Fabian. "Solutions"
bancales, qui demandent adaptation, renoncements, qui demandent qu'on se plie à
des choses qui peuvent paraître humiliantes, infantilisantes. Et en tout cas
dont Cendrillon, Fabian et Clara ne se sentaient pas capables. Centres
d'hébergement ou d'intégration avec contrat à signer, règles strictes à
respecter, conditions à remplir, en échange d'un petit toit avec eau,
électricité et nourriture fournies, mais dans un endroit isolé et à l'écart de
la ville, clôturé, ou alors dans un bâtiment où doivent se côtoyer une foule de
gens aux vies misérables, soudains sommés de vivre en bonne entente. Une chance
de sortir de la rue, mais pas pour se retrouver dans une vie dorée, loin de là.
Une chance qu'on vous offre contre des efforts que tous ne savent pas fournir.
Je ne peux pas ne pas déplorer le fait que
pour Cendrillon, Fabian et Clara, réussir à s'adapter à ce genre de vie, de
programme, semble improbable, voire impossible. Je ne peux pas ne pas être
peinée en prenant conscience du fait qu'ils en rêvent, oui, mais qu'une fois
devant le fait, quelque chose craque.
(Trouver en soi de quoi se reprogrammer
entièrement pour sortir de la misère par la seule porte qu'on vous ouvre, et
qui vient avec une foule de complications, de règles, de conditions, n'est pas
donné à tout le monde.)
Et je dois me rendre à l'évidence: pour
que ça ait une chance de fonctionner, c'est la manière globale dont notre
société considère ses démunis qui est entièrement à reconstruire, et ça, nous
sommes trop peu à le vouloir. Trop peu, et qui n'ont pas le pouvoir.
*
Depuis quelques semaines, une partie de
moi a renoncé, baissé les bras, est en deuil. Je ne les ai pas abandonnés. Je
les vois toujours régulièrement, je leur apporte de misérables
"sparadraps" sous forme d'argent ou de médicaments dont ils ont
besoin, de recharges pour leur téléphone. Des sparadraps qui ne
changent rien, sauf l'immédiat.
Mais il se passe une chose très bizarre
depuis que j'ai renoncé à cet espoir que j'avais pour eux. En fait, je crois
que je suis en train de comprendre ce que je n'avais jamais envisagé: peut-être
qu'au fond, ils n'attendent absolument pas que leur vie change grâce à la
présence ou au soutien des gens comme moi. Peut-être que ça, ce sont nos projets,
pas les leurs. Peut-être quand nous en parlons ("tu aurais une vraie
maison et un travail, tes enfants iraient à l'école, ce serait fini la
misère") ils rêvent avec nous, mais que cette vision est
aussitôt balayée, qu'elle ne trouve pas où s'ancrer dans leur réalité,
dans notre réalité. Parce qu'au fond, ils savent bien mieux que nous que c'est
presque impossible, aujourd'hui, dans notre monde.
*
Je me souviens d'une période que j'ai
traversée, pas comparable à ce que vivent Cendrillon, Fabian et Clara, mais
néanmoins une période de vache maigre et de lourdes difficultés financières.
J'avais une grande amie qui, comme la
plupart de mes amis, était comme on dit "d'une classe sociale supérieure à
la mienne" - fait imputable à ma fréquentation d'écoles où la majorité des
élèves étaient issus de la bourgeoisie montréalaise, alors que ma famille était
de milieu plus modeste. On encourageait une certaine mixité. Je n'en conçois
aucun regret. Nous avons, tous, toutes, beaucoup appris en nous côtoyant. Mais
c'est un autre sujet.
Cette amie et moi devions avoir vingt-cinq
ou vingt-six ans. Elle s’inquiétait pour moi, me voyant sans cesse
calculer, m’arracher les cheveux, refuser les invitations à suivre les amis au
restaurant ou dans les bars et cafés. Elle me voyait me recroqueviller. Un Noël, elle m’avait donc invitée à un dîner du réveillon à son appartement, en tête à tête,
pour me remonter le moral.
Nous avions établi une règle pour cette
soirée : les cadeaux que chacune allait offrir à l’autre devaient à tout
prix venir de son appartement. Interdit d’acheter quoi que ce soit. Avec le
recul, je me rends compte que c’était peut-être surtout pour m’éviter, à moi,
de souffrir de ma situation, qu’elle avait proposé ça.
Je lui avais offert des bijoux que j’avais
chez moi, et une robe. Elle m’avait donné une compilation musicale conçue
spécialement selon mes goûts, gravée sur un CD dans le boîtier duquel était
cachée… la somme qu’il me manquait pour payer mon énième loyer en retard.
Devant mon air ahuri et mes accusations de
tricherie elle m’avait dit, avec un sourire affectueux et taquin que je
n’oublierai jamais : « Ben quoi, on a dit un truc qui venait de notre
appartement. Ma mère est passée et m’a donné de l’argent pour Noël. J’en ai mis
une partie là. Ça vient de chez moi. Je n’ai rien acheté. »
J’avais failli fondre en larmes. Et elle,
gracieuse, délicate, m’avait dit quelque chose comme : « Voyons, si
on ne peut plus soutenir une personne qu’on aime sans que ça fasse un drame !
Allez, ouvre cette bouteille de piquette, j’ai soif ! »
Ce jour-là, je ne me suis aucunement
sentie inférieure ou déclassée par rapport à elle. Bien au contraire. J'ai
senti qu'elle m'avait comprise, j'ai senti la valeur de son amitié, unique et
précieuse, qui lui permettait de sortir de tout schéma pour simplement se
demander "que veut mon amie? Que veut-elle vraiment? De quoi juge-t-elle
avoir besoin?" et me l'offrir.
Est-ce que je ne devrais pas, au fond,
faire la même chose avec Cendrillon? Si j'y repense, quand m'a-t-elle dit
"toi, tu es comme la famille pour moi"? Quand ai-je vu un vrai
sourire illuminer son visage? Un sourire qui me disait: "merci de me
comprendre? Merci de respecter mes désirs?" C'est simple: c'était quand
j'arrêtais de me crisper et de tenter de l'amener sur la route que j'imagine
être celle menant à LA nouvelle vie qui changerait enfin tout, où tout serait
réglé... Une nouvelle vie qui, en France en 2016 pour une femme rom qui vit dans une misère transmise de génération en génération depuis des lustres, n'a à peu près aucune
chance d'advenir.
*
Est-ce à dire que la réciprocité sur
laquelle toute amitié doit se construire n'est pas forcément là où on le croit?
Qu'elle n'a rien à voir avec les moyens matériels, les capacités de don respectives,
l'autonomie financière de l'un par rapport à l'autre, qui serait garante
d'égalité?
Je ne saurais dire. Je sais seulement que
si j'arrête de me cantonner aux discours reçus, si je cesse de me
cantonner à ces idées (de classe?) qui m'ont poussée à vouloir à toute force
(et contre son gré?) certaines choses pour Cendrillon, et qu'à la place, je la
regarde davantage, je l'écoute davantage, peut-être qu'une nouvelle étape de
notre relation peut commencer. Celle où je lui fiche la paix, celle où je me fiche
la paix, celle où, à tâtons, nous essayons d'avancer côte à côte, chacune avec
sa vie, ses limites, ses embûches, dans cette réalité pourrie et tellement
décevante qui est la nôtre, la France de 2016.
Et n'est-ce pas d'ailleurs ce qu'elle-même
fait aussi? Dans son regard, dans sa manière de me parler, dans les démarches
qu'elle me raconte engager désormais sans avoir besoin de faire appel à moi,
n'est-elle pas justement en train de me dire: "C'est ça que j'ai accompli.
C'est ça que je sais faire maintenant et que je ne savais pas faire avant.
Accepte-le. Prends-en acte. Et moi, je prends acte du fait que tu es bien plus
fragile que nous l'avons cru toutes les deux. Que tu as mis du temps à le
comprendre. Et regarde-moi bien quand je te prends par les épaules pour te
faire un sourire espiègle, un sourire entendu. C'est parce que j'ai appris à te
connaître, moi aussi."
Enfin, j'écris ça, je peux me tromper. Je
n'ai pas encore osé lui demander si ce que je sens est le fruit de mon
imagination fatiguée, ou le signe que nous nous comprenons mieux. Je n'en suis
pas certaine. Mais voilà, dans la vigueur de ses gestes d'affection et dans
l'assurance qui émane de sa manière de se tenir devant moi et de me regarder,
quelque chose a changé, de ça je suis convaincue.
Comme je suis convaincue qu'elle,
intelligente et fine comme peu d'êtres humains le sont, a vu en moi
l'affaiblissement, le vacillement, l'affaissement presque imperceptible mais
indéniable, et peut-être nécessaire, de ma foi en un misérable petit bouquet de
chimères.