dimanche 10 avril 2011

Fast-thinkers et langues de putes


J’ai d’abord pensé que ce qui me choquait était une arrogance bien française, une ignorance affichée sans complexe qui ne s’entend qu’ici, un truc très parisiano-parisien, une de ces choses qui font que oui, il faut bien le dire, parfois, la France et moi, ça fait deux, comme on dit au Québec.
Mais après mûre réflexion, je me rends compte que c’est plus compliqué. Il y a certes une manière bien française de gérer et de donner en spectacle son ignorance, arrogante et percluse de mauvaise foi, dans ce pays où on préférerait parfois crever que dire « je ne sais pas », où l’on préférerait parfois être torturé des heures que de dire « j’avoue ne pas savoir et j’en suis gêné car je devrais savoir », où on préfère parfois dire « je ne sais pas et je vais quand même vous dire mon opinion là-dessus, avec tellement d’humour fielleux que vous en oublierez que je ne sais pas de quoi je parle »… Comme il y a aussi la manière québécoise d’afficher et de médiatiser l’ignorance, qui témoigne d’une naïveté tout aussi inquiétante, quelque chose comme l’ignorance de sa propre ignorance, avec une absence totale de mauvaise foi. Quelque chose comme l’ignorance qui débarque ingénument, sans se rendre compte du scandale, avec une jovialité de boîte à surprise…
Bref, j’en arrive à déterrer la hache de guerre non pas pour m’attaquer à l’arrogance à la française, mais à l’ignorance toute-puissante et médiatisée telle qu’elle m’a toujours fait grimper dans les rideaux, qu’il s’agisse de ceux de mon petit appartement montréalais du Mile-End il y a quelques années, ou de ceux de mon appartement actuel du génial quartier de la périphérie lyonnaise que j’habite désormais, les Gratte Ciel (amis Québécois, entendez non pas gratte-ciel à la nord américaine post-1967 mais bien agglomération toute construire et dessinée autour du style art-déco, style années 30!!! Magnifico!)
La hache de guerre mélikienne dormait un peu dans son petit tombeau depuis que j’avais quitté le Québec. L’immigration, ça vous force à vous battre avec autre chose, à vous débattre plutôt, comme vous n’auriez jamais imaginé avoir à le faire de votre vie. Et l’immigration, c’est aussi, je crois, cette chose qui vous force à développer une discipline de fer pour apprendre à faire le tri, quand une chose de votre pays d’adoption vous choque ou vous heurte, entre ce qui tient du trait national, et ce qui tient de la bêtise universelle.
Je suis désolée de le dire, mais l’épisode du Masque et la Plume où il a été question du dernier roman d’un auteur que je connais plutôt pas mal, Serge Doubrovsky, appartient à tout ça à la fois : tout ce qui m’énerve de la France (France que par ailleurs j’aime, que j’ai même adoptée, ce qui signifie que je ne suis ni complaisante ni particulièrement mal disposée à son égard), tout ce qui m’énerve des médias, tout ce qui m’énerve de ce que Bourdieu appelait les fast-thinkers, tout ce qui m’énerve des modes, des vogues, de la transformation de la culture en produit de consommation qui se rapproche du fastfood, et dont, n’en déplaise à quelques francophones que je connais (Français comme Québécois), les Américains sont loin d’avoir le monopole.
Quelques exemples tirés presque au hasard parmi la montagne de conneries proférées pendant cet épisode honni ? Of course. Je les dois entre autres à Serge D. (les exemples), car il faut bien que quelqu’un, quelque part, pointe les énormités.
Dès l’ouverture du segment, ça commence bien : énorme faute factuelle, du genre qu’un collégien aurait pu éviter en allant consulter le Robert. Serge Doubrovsky aurait inventé le terme « autofiction » il y a trente ans dans son roman  Un amour de soi (ici, bruit de buzzer de jeu télévisé, BZZZZZZZZZZZZZ ! WRONG !) Le premier collégien qui prépare un devoir vous dira que c’est en 1977, dans le prière d'insérer de Fils, que le mot est d’abord apparu.
La bande de zozos quasi interchangeables déguisés en intellos (qu’il s’agisse de défendre ou de descendre le roman, ils disent autant d’énormités les uns que les autres) enchaîne illico avec une autre phrase qui a dû faire frémir dans sa tombe Roland Barthes, qui a déjà fait partie des chroniqueurs de l’émission (eh oui, on en braillerait de regret, on se dit qu’on est né à la mauvaise époque quand on est moi) : « Un homme de passage. Gros roman. 550 pages… Ah non ! C’est une horreur, il ne faut plus faire ça ! Mais oh! » (Faire quoi ? Ecrire autre chose que des Oui-oui ?, même pour ceux dont c’est le métier de lire et de parler de livres? Même eux ne veulent plus qu'on les force à lire?)
Et ce n’est pas fini. Quiconque a fait la moindre recherche, ne serait-ce que sur Wikipédia, sait pertinemment que la chose dont le personnage-narrateur de tous les romans de Serge Doubrovsky ne s’est pas remis – non seulement il en fait état dans tous ses romans, mais Un homme de passage est l’affirmation finale de la blessure qui a fait l’homme, jusqu’à ses 82 ans aujourd’hui –, c’est l’expérience de la Shoah, l’étoile jaune portée sur la poitrine comme du métal incandescent, les 9 mois terrés dans une cave sans avoir même le droit d’ouvrir les rideaux pour mettre le nez à la fenêtre et voir la vie qui continue pour les autres… Et comment nos grands intellectuels parisiens du Masque et la Plume résument-ils le centre du roman et de l’œuvre d’un des plus importants romanciers, critiques, théoriciens de la littérature et du théâtre de notre temps? Par sa dernière apparition télévisée marquante. Ce qui résume l'ensemble de l'oeuvre de Serge Doubrovsky et encore davantage son dernier livre c'est que, tel que vu à la tivi, il ne s’est jamais remis du suicide de sa femme, Ilse, qui était au centre de son roman Le livre brisé, le seul à avoir connu un grand succès médiatique au  sale et irrésistible petit parfum de scandale. Scandale qui a été lancé par ce grand intellectuel, Bernard Pivot, lors d'une émission d'Apostrophes, cette autre grande messe pour le fast-food culturel déguisé en littérature. (A ce sujet je ne peux m’empêcher de citer Philippe Lejeune : "il y a du vrai dans la roublarde fausse naïveté du « Ah! vous écrivez... ». A « Apostrophes », le texte (ce qui est écrit) et l’écriture (le fait d’écrire) ont tendance à disparaître. Il est plus payant de montrer une riche et séduisante personnalité que de penser à l’auteur d’une œuvre. Il faut ressembler à son livre, le mimer, le parler, l’être. Vous devenez votre propre homme-sandwich. Inutile de vous souvenir de ce que fut réellement votre travail : un travail bien fait efface ses traces. Impossible d’alléguer qu’on écrit justement pour dire autre chose que ce qui passe par les moyens ordinaires. Dangereux de pontifier. Un seul impératif : viser la transparence.")

Enfin, je vais essayer de ne pas salir mon écran d’ordinateur en parlant trop longtemps de celle que j’appellerai Nelly Nunuche, grande prêtresse de la McDoculture, qui commence son laïus en disant qu’elle n’a pas lu le livre en entier mais qu’elle va tout de même nous dire pourquoi il est mauvais et surtout comment elle, petite journaliste tombée avec la dernière pluie des modes littéraires parisiennes, va dire à Serge Doubrovsky (82 ans, une vie et une carrière à se pencher sur la question), comment il aurait dû écrire son livre.
D’abord, évidemment, il aurait dû faire plus court.
Ensuite, il est juif, il aime les femmes et son livre se passe à New York. Il a donc copié Philip Roth. Il faudrait éviter, car cela fait de Serge Doubrovsky un « Philip Roth aux petits pieds »(!!!)
Il ne passerait ses 550 pages qu’à parler des minettes de 20 ans qu’il voudrait "se taper". En effet, le thème de l’attrait irrésistible du narrateur, à une époque de sa vie, pour les trop jeunes femmes, occupe environ un dixième de ce roman, et comme elle n’en a lu que ça, dix pour cent, la Nelly Nunuche, elle est forcément passée à côté du fait qu’Un homme de passage est un roman sur ce que c’est que de survivre à la Shoah; ce que c’est que d’être Juif en France par rapport à être Juif aux Etats-Unis; ce que c’est que de connaître un amour paisible et réciproque au moment où l’on croyait avoir un pied dans la tombe; ce que c’est que voir la mort approcher lorsque l’on est écrivain et que les livres, tout compte fait, ne feront survivre que le personnage alors que l’homme, lui, n’aura de vie posthume que dans le cœur de ceux qui l’ont aimé; ce que c’est que d’avoir donné naissance à un genre littéraire qui a fini par vous échapper, tombé aux mains d’ignares comme Nelly Nunuche...
Et ces rares pages parcourues, elle devait avoir les yeux fermés, se regarder le nombril, ou les ongles, ou son minois fielleux de petite journaliste parisienne au moment de les "lire". Oui, le livre s'ouvre sur un grand départ, puisque le narrateur quitte son appartement et fait ses adieux à New York (ville où il a enseigné plus de 40 ans) parce qu’il prend sa retraite et rapatrie tout à Paris où il passait depuis toujours une année sur deux. Oui, en faisant ses cartons, il revient sur toute une existence d’homme et de professeur, sur une expérience de la judéité sur deux continents différents, questionnant la capacité de la littérature à donner ou non un sens et un prolongement à la vie...  Mais ce n'est pas, chère Nelly Nunuche, parce que « la femme, les enfants sont partis et que l’appartement est devenu trop grand pour lui et qu’il emballe ses bibelots et que chacun lui rappelle un truc et qu’on s’en lasse, ça fait  tellement procédé ! » (Au secours, ma hache de guerre frétille.)
Je passe sur ce que cela a pu me faire d’entendre ces joyeux lurons s’époumoner fièrement sur le fait « qu’il y a toutes ces pages sans ponctuation, là, où il y a des blancs, on n’y comprend rien. Mais pour quoi faire ? Pourquoi ne pas écrire comme tout le monde? » (ceci après l’aveu de n’avoir jamais lu un seul des autres livres de l’auteur, pas UN SEUL). Là, c’était tout simplement trop pour moi. Désolée, amis Français qui m’ont tout de même bien fait réfléchir en me disant que c’est justement cette mauvaise foi qui rend l’émission drôle. Je n’arrive pas à rigoler. Im a simply not amused. Pas plus qu’au Québec, lorsqu'il y a quelques années, la seule et unique émission littéraire télévisée qui avait survécu avait été annulée dans sa forme « classique » ("c’est trop difficile pour les téléspectateurs, il n’y a pas assez de divertissement dedans") et confiée à un couple de vétérinaires parce que le public les trouvait sympas et qu’ils avaient eu un succès monstre avec leur émission précédente, sur les animaux de compagnie. On m’avait d’ailleurs trouvée sacrément effrontée, lorsque lors d’un cocktail, les deux vétérinaires me furent présentés et qu’après les avoir entendus me dire « Nous sommes vétérinaires mais nous adorons les livres, nous serons donc tout à fait comme des poissons dans l’eau à notre nouvelle émission littéraire », je leur avais répondu, avec ce parler québécois qui me revient toujours quand je suis en colère : « Ouain, pis moi, j’aime beaucoup les animaux… j’pense que j’vais aller en opérer une coupl’. J’vais être trrrrès à l’aise devant une table d’opération. J’adore les chats. »
C'est peut-être vrai, je suis peut-être dépourvue de tout sens de l’humour. Je suis peut-être une femme bien morose. Mais je n'y peux rien, la bêtise, ça ne me fait pas rire.