mercredi 5 octobre 2016

Renoncements (Histoires de Roms 46)



I did then what I knew how to do. 
Now that I know better, I do better. 

*

Je ne changerai pas la vie de Cendrillon ou celles de ses enfants. Je ne changerai ni la vie de Fabian, ni celle de Clara. Cela n'arrivera pas. Pas comme je l'espérais. Pas comme je l'ai (tant) désiré. Et aujourd'hui je me demande comment j'ai pu y croire.

Ce que j'imaginais par exemple pour Cendrillon? Elle prenant son envol, elle devenue indépendante, elle en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants, et comme ça, enfin, enfin!, cette chose entre nous dont je me suis toujours dit qu'elle était le fossé le plus difficile à traverser ou à combler, la question du fric... pffuit! Disparue.

*

Depuis plus de quatre ans, je lui proposais des solutions allant dans le sens de ce qui me semblait possible dans la société où nous vivons (et qui, soyons francs, sont merdiques). Jamais ça n'a fonctionné. Ni pour elle, ni pour Clara et Fabian. "Solutions" bancales, qui demandent adaptation, renoncements, qui demandent qu'on se plie à des choses qui peuvent paraître humiliantes, infantilisantes. Et en tout cas dont Cendrillon, Fabian et Clara ne se sentaient pas capables. Centres d'hébergement ou d'intégration avec contrat à signer, règles strictes à respecter, conditions à remplir, en échange d'un petit toit avec eau, électricité et nourriture fournies, mais dans un endroit isolé et à l'écart de la ville, clôturé, ou alors dans un bâtiment où doivent se côtoyer une foule de gens aux vies misérables, soudains sommés de vivre en bonne entente. Une chance de sortir de la rue, mais pas pour se retrouver dans une vie dorée, loin de là. Une chance qu'on vous offre contre des efforts que tous ne savent pas fournir.

Je ne peux pas ne pas déplorer le fait que pour Cendrillon, Fabian et Clara, réussir à s'adapter à ce genre de vie, de programme, semble improbable, voire impossible. Je ne peux pas ne pas être peinée en prenant conscience du fait qu'ils en rêvent, oui, mais qu'une fois devant le fait, quelque chose craque.

(Trouver en soi de quoi se reprogrammer entièrement pour sortir de la misère par la seule porte qu'on vous ouvre, et qui vient avec une foule de complications, de règles, de conditions, n'est pas donné à tout le monde.)

Et je dois me rendre à l'évidence: pour que ça ait une chance de fonctionner, c'est la manière globale dont notre société considère ses démunis qui est entièrement à reconstruire, et ça, nous sommes trop peu à le vouloir. Trop peu, et qui n'ont pas le pouvoir.



*

Depuis quelques semaines, une partie de moi a renoncé, baissé les bras, est en deuil. Je ne les ai pas abandonnés. Je les vois toujours régulièrement, je leur apporte de misérables "sparadraps" sous forme d'argent ou de médicaments dont ils ont besoin, de recharges pour leur téléphone. Des sparadraps qui ne changent rien, sauf l'immédiat. 

Mais il se passe une chose très bizarre depuis que j'ai renoncé à cet espoir que j'avais pour eux. En fait, je crois que je suis en train de comprendre ce que je n'avais jamais envisagé: peut-être qu'au fond, ils n'attendent absolument pas que leur vie change grâce à la présence ou au soutien des gens comme moi. Peut-être que ça, ce sont nos projets, pas les leurs. Peut-être quand nous en parlons ("tu aurais une vraie maison et un travail, tes enfants iraient à l'école, ce serait fini la misère") ils rêvent avec nous, mais que cette vision est aussitôt balayée, qu'elle ne trouve pas où s'ancrer dans leur réalité, dans notre réalité. Parce qu'au fond, ils savent bien mieux que nous que c'est presque impossible, aujourd'hui, dans notre monde.


*

Je me souviens d'une période que j'ai traversée, pas comparable à ce que vivent Cendrillon, Fabian et Clara, mais néanmoins une période de vache maigre et de lourdes difficultés financières.

J'avais une grande amie qui, comme la plupart de mes amis, était comme on dit "d'une classe sociale supérieure à la mienne" - fait imputable à ma fréquentation d'écoles où la majorité des élèves étaient issus de la bourgeoisie montréalaise, alors que ma famille était de milieu plus modeste. On encourageait une certaine mixité. Je n'en conçois aucun regret. Nous avons, tous, toutes, beaucoup appris en nous côtoyant. Mais c'est un autre sujet.

Cette amie et moi devions avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle s’inquiétait pour moi, me voyant sans cesse calculer, m’arracher les cheveux, refuser les invitations à suivre les amis au restaurant ou dans les bars et cafés. Elle me voyait me recroqueviller. Un Noël, elle m’avait donc invitée à un dîner du réveillon à son appartement, en tête à tête, pour me remonter le moral. 

Nous avions établi une règle pour cette soirée : les cadeaux que chacune allait offrir à l’autre devaient à tout prix venir de son appartement. Interdit d’acheter quoi que ce soit. Avec le recul, je me rends compte que c’était peut-être surtout pour m’éviter, à moi, de souffrir de ma situation, qu’elle avait proposé ça.

Je lui avais offert des bijoux que j’avais chez moi, et une robe. Elle m’avait donné une compilation musicale conçue spécialement selon mes goûts, gravée sur un CD dans le boîtier duquel était cachée… la somme qu’il me manquait pour payer mon énième loyer en retard.

Devant mon air ahuri et mes accusations de tricherie elle m’avait dit, avec un sourire affectueux et taquin que je n’oublierai jamais : « Ben quoi, on a dit un truc qui venait de notre appartement. Ma mère est passée et m’a donné de l’argent pour Noël. J’en ai mis une partie là. Ça vient de chez moi. Je n’ai rien acheté. »

J’avais failli fondre en larmes. Et elle, gracieuse, délicate, m’avait dit quelque chose comme : « Voyons, si on ne peut plus soutenir une personne qu’on aime sans que ça fasse un drame ! Allez, ouvre cette bouteille de piquette, j’ai soif ! » 

Ce jour-là, je ne me suis aucunement sentie inférieure ou déclassée par rapport à elle. Bien au contraire. J'ai senti qu'elle m'avait comprise, j'ai senti la valeur de son amitié, unique et précieuse, qui lui permettait de sortir de tout schéma pour simplement se demander "que veut mon amie? Que veut-elle vraiment? De quoi juge-t-elle avoir besoin?" et me l'offrir.

Est-ce que je ne devrais pas, au fond, faire la même chose avec Cendrillon? Si j'y repense, quand m'a-t-elle dit "toi, tu es comme la famille pour moi"? Quand ai-je vu un vrai sourire illuminer son visage? Un sourire qui me disait: "merci de me comprendre? Merci de respecter mes désirs?" C'est simple: c'était quand j'arrêtais de me crisper et de tenter de l'amener sur la route que j'imagine être celle menant à LA nouvelle vie qui changerait enfin tout, où tout serait réglé... Une nouvelle vie qui, en France en 2016 pour une femme rom qui vit dans une misère transmise de génération en génération depuis des lustres, n'a à peu près aucune chance d'advenir.

*

Est-ce à dire que la réciprocité sur laquelle toute amitié doit se construire n'est pas forcément là où on le croit? Qu'elle n'a rien à voir avec les moyens matériels, les capacités de don respectives, l'autonomie financière de l'un par rapport à l'autre, qui serait garante d'égalité?

Je ne saurais dire. Je sais seulement que si j'arrête de me cantonner aux discours reçus, si je cesse de me cantonner à ces idées (de classe?) qui m'ont poussée à vouloir à toute force (et contre son gré?) certaines choses pour Cendrillon, et qu'à la place, je la regarde davantage, je l'écoute davantage, peut-être qu'une nouvelle étape de notre relation peut commencer. Celle où je lui fiche la paix, celle où je me fiche la paix, celle où, à tâtons, nous essayons d'avancer côte à côte, chacune avec sa vie, ses limites, ses embûches, dans cette réalité pourrie et tellement décevante qui est la nôtre, la France de 2016. 

Et n'est-ce pas d'ailleurs ce qu'elle-même fait aussi? Dans son regard, dans sa manière de me parler, dans les démarches qu'elle me raconte engager désormais sans avoir besoin de faire appel à moi, n'est-elle pas justement en train de me dire: "C'est ça que j'ai accompli. C'est ça que je sais faire maintenant et que je ne savais pas faire avant. Accepte-le. Prends-en acte. Et moi, je prends acte du fait que tu es bien plus fragile que nous l'avons cru toutes les deux. Que tu as mis du temps à le comprendre. Et regarde-moi bien quand je te prends par les épaules pour te faire un sourire espiègle, un sourire entendu. C'est parce que j'ai appris à te connaître, moi aussi."

Enfin, j'écris ça, je peux me tromper. Je n'ai pas encore osé lui demander si ce que je sens est le fruit de mon imagination fatiguée, ou le signe que nous nous comprenons mieux. Je n'en suis pas certaine. Mais voilà, dans la vigueur de ses gestes d'affection et dans l'assurance qui émane de sa manière de se tenir devant moi et de me regarder, quelque chose a changé, de ça je suis convaincue. 

Comme je suis convaincue qu'elle, intelligente et fine comme peu d'êtres humains le sont, a vu en moi l'affaiblissement, le vacillement, l'affaissement presque imperceptible mais indéniable, et peut-être nécessaire, de ma foi en un misérable petit bouquet de chimères.

mercredi 14 septembre 2016

Mauvaise langue (une "Québécoise de souk" à Paris)



Chose certaine, c'est pas facile de se laisser aimer comme ça; et, sur ce point, je reconnais que les Québécois, en général et y inclus votre tout dévoué, sont plutôt injustes avec leurs lointains cousins de France. C'est à croire que nous faisons exprès pour ne pas être comme ils nous aiment. C'est de la vraie subversion : nous réagissons comme des Vietcongs à l'étreinte chaude de nos petits cousins d'outremer. Décidément, doivent-ils se dire, on n'a plus les cousins qu'on avait ; tout change, même les Québécois. Seule la France est éternelle ; et ça aussi, c'est à brailler... 

Hubert Aquin, Nos cousins de France, 1967.


*

Je suis dans le ***e arrondissement de Paris, invitée à une « boum » chez des amis d’études de mon mari. Dans le salon de ce petit appart’ haut-perché, il y a moi, mon amoureux, et beaucoup de Français devenus parisiens - les Parisiens « de souche » sont devenus chose rare, surtout au sein des jeunes générations.
Mon époux étant de huit ans mon cadet, et ces amis étant pour la plupart de son âge, je fais donc figure non seulement d’étrangère (mais est-ce le côté maghrébin ou le québécois qui sera remarqué ce soir ? Je vis ici depuis assez longtemps pour savoir qu’au moins un des deux sera soulevé par au moins un de mes interlocuteurs), mais également d’aînée… Quoique cela, le fait que je sois une quadra au milieu de trentenaires, n’est peut-être pas inscrit sur mon visage, contrairement à mon « apparence musulmane », par exemple...
Un jeune homme que je reconnais pour l’avoir vu sur de nombreuses photos de la « période parisienne » de mon amoureux s’approche de moi. Je sais que, s’il vit désormais à l’étranger et a été appelé à beaucoup voyager après avoir fait de brillantes études de commerce, il est, comme mon époux, originaire d’une petite ville de province où le parler est fleuri et chantant. Où l’accent est tout sauf celui qu’il a lorsqu’il s’adresse à moi - cet accent qu’on a le devoir de faire sien lorsqu’on arrive de sa province et qu’on veut éviter de jurer dans le décor une fois à Paris, Centre De Tout. Car ici, c’est le genre de chose qui peut vous coûter la réussite.
L’accent, en France, peut aussi être à l’origine d’une conversation qui tourne mal, comme en témoignent les quelques phrases que le jeune homme et moi échangerons jusqu’à ce que je l’envoie chier. Ce qu’il me dira après s’être présenté à moi (« Je suis S., salut. Tu es la femme de P., donc ? Il paraît que tu es Québécoise ? »), je ne l’oublierai jamais, et je n’oublierai jamais de le donner en exemple chaque fois que j’en aurai l’occasion pour faire comprendre à mon interlocuteur la violence des rapports humains dans mon pays d’adoption, ex-puissance coloniale pas tout à fait au net avec son propre passé d’envahisseuse à gros sabots.
-         Je suis allé une fois au Québec, me dit-il, c’était vachement sympa.
Ça y est, il va me sortir les motoneiges, le sirop d’érable et tout le bataclan, je le vois venir, me dis-je… Mais c’est bien pire encore. Sourire en coin, il poursuit :
-         Je crois que j’ai vu peu de pays où les femmes soient aussi belles. Le seul problème c’est qu’elles deviennent moches comme tout dès qu’elles ouvrent la bouche, avec cet accent pas possible. D’ailleurs, tu as perdu le tien. Tu as bien fait, tabernacleuh, ha-ha-ha !
Normalement, je lui aurais fait ma réponse habituelle, que j’aurais proférée avec un nœud dans la gorge et une boule au ventre, retenant la colère qui monte, parce qu’il faut bien faire un effort, parce qu’il faut être pacifique, passer outre les lubies de son pays d’adoption, ne pas s’arrêter à chaque petite chose qui nous heurte, si on veut un jour s’y faire une place. Je ne sais pas si c’est le champagne, le fait que je commence à avoir « une certaine ancienneté » dans ma vie de Québécoise en France, le fait que je suis crevée, ou si c’est parce que je pense désormais, ou plutôt parce que je comprends soudain, là, maintenant, qu’il n’en tient qu’à moi de détromper les jeunes machos colonialistes de 35 ans. Quoi qu’il en soit, une réponse inhabituelle sort de ma bouche.
Le jeune homme devant moi ne sait pas que je sais, par mon mari, qu’il vient de telle ville de province et qu’il a tout fait pour s’en éloigner, dans tous les sens du terme. Il ne sait pas que je suis au courant de ses origines, et que j’ai compris (avant lui ?) que sa méchanceté est bien moins le fruit de la stupidité ou de l’ignorance que de quelque chose de bien plus profond, de bien plus douloureux. Et je suis aussi sidérée que lui lorsque je m’entends lui dire :
-         Mais toi, tu n’as pas tout à fait perdu le tien, d’accent. C’est très sympa, comment tu prononces certains mots. C’est mignon comme tout. Laisse-moi deviner… Tu es de ***, pas vrai ? Oui, ça s’entend encore un peu. Ne te vexe pas, c’est très touchant. Et en passant, on ne dit pas ta-ber-na-cleuh, on dit ta-bar-nac. Bon, je continuerais bien à t’écouter égrener les clichés colonialistes sur mon pays, mais j’ai très soif. Je vais aller me chercher un autre verre de vin. Salut. 
Pourquoi est-ce aujourd’hui que ma réponse à ce dont je continue de penser que c’est l’entrée en relation la plus chauvine-maladroite-énervante-touchante-ridicule-exaspérante qui soit (une entrée en relation typiquement française, en somme) devient soudain autre ? Pourquoi est-ce aujourd’hui que je refuse de m’àplatventriser devant un garçon qui, tout compte fait, n’a pas à payer pour toutes les fois où ses concitoyens ont fait comme lui ?
Pourquoi est-ce aujourd’hui que je prends acte de ce que je sais pourtant intimement depuis si longtemps, depuis même ma vie au Québec, alors que j’étais déjà un peu, en tant que fille d’immigré, une étrangère ? Pourquoi n’est-ce qu’aujourd’hui que j’agis en conséquence de ce que je sais : que seule la honte de ses propres origines, seule la conscience de la fragilité de son identité devant le rouleau-compresseur de l’entité dominante (ici, Paris qui écrase de sa supériorité la province, entrant en résonance avec la France qui écrase de sa supériorité « les francophonies »), peut pousser une personne à en attaquer une autre sous le prétexte de ses origines et de son identité ?
Peut-être parce qu’aujourd’hui, enfin au moment où a lieu cet incident, alors que cela doit bien faire sept ou huit ans que je vis en France, je sais ce que ce jeune homme veut à tout prix faire oublier et qui, pourtant, l’obsède. Cette chose qui l’a cassé, irrémédiablement.
Finalement, ce mec souffre, peut-être même plus que moi avec ma gueule de métèque et mon reste d’accent venu du grand froid, de la violence de la société française. Cette violence inouïe, inavouée, entêtée qu’entretient la France avec tout ce dont elle aime à se faire croire qu’il jure avec l’idée chimérique qu’elle se fait de son identité.
Je ne veux pas faire comme lui. Je ne veux pas qu’il pense qu’il peut me faire ce qu’on lui a fait.
Je suis immigrée. Québécoise. D’origine maghrébine. Et pour jouer le numéro du mec honteux de ses origines qui se retourne contre plus honteux que lui pour asseoir sa domination et se rassurer, il faut se lever de bonne heure, comme on dit chez nous. Enfin, il semble bien c’est que je décide, là, maintenant.
Mon mari arrive, à ses côtés un autre copain à lui, perdu de vue depuis des lustres, soudain retrouvé, curieux de rencontrer « la Québécoise qui a ravi le cœur de P. » Je vois dans les yeux de mon amoureux son malaise. J’entends le copain qui me dit je ne sais quelle connerie en imitant un accent qui ne ressemble à rien, et encore moins à quelque accent québécois que ce soit. Mon regard est plongé dans celui de mon amour, triste, contrit, comme bouffé par la honte devant le comportement des siens.
Je pose ma main sur sa joue. Nous sommes soudain seuls au milieu de cette foule, le Français qui a passé un an au Québec et qui en a ramené une Québéco-Maghrébine nourrie de culture française depuis sa plus tendre enfance. La Québéco-Maghrébine immigrée en France et qui commence à mesurer ce que cela signifie, ce qu’elle y aime, ce qui fait qu’elle s’y fera des racines, et ce à quoi elle ne se pliera plus jamais.
Nous nous sourions, d’abord un peu tristement. Il sait que je sais qu’il sait. Il comprend que je comprends qu’il comprend. Je le plains de me plaindre. Je souffre de le voir souffrir. Je l’aime de m’aimer ainsi.
Je le regarde et je lui souris maintenant franchement. J’éclate même de rire. Le gars qui est avec nous et dont la présence est soudain devenue superfétatoire semble convaincu que je ris de ses blagues débiles. Mon mari lui donne une tape affectueuse sur l’épaule.
Il me prend la main et m’entraîne vers les escaliers. Nous nous échappons de la fête comme deux voleurs et allons nous promener dans Paris, bras-dessus bras-dessous, imitant interminablement les Français qui imitent les Québécois, exagérant, pavoisant, en faisant des tonnes. Amoureux. Étrangers pour toujours à son pays comme au mien, mais jamais l’un à l’autre. Étrangers ensemble et riant comme des baleines dans les petites rues désertes du ***e arrondissement de la Ville-Lumière.

mardi 9 août 2016

Lassitude (Histoires de Roms 45)

La Baie, Saguenay (Québec)


Tu rentres d’un mois de vacances au Québec et tu te rends compte qu’en France, tu n’as plus envie de rien. Rien sauf trouver à passer des moments, ici et là, autant de moments que possible, avec ceux que tu aimes. Rien sauf trouver des moments, ici et là, autant de moments que possible, à lire.

Rien sauf trouver du courage, autant de courage que possible, pour appeler Cendrillon, dont tu as appris qu’elle est de nouveau à la rue après quelques mois d’une situation « plus facile » – inutile d’entrer dans des détails compliqués sauf pour dire que ce « plus facile » présentait des avantages quotidiens et des inconvénients ontologiques, qu’il comprenait eau et électricité et lits où dormir mais aussi questions éternelles et insolubles sur la manière qu’a notre société de gérer l’intégration de ceux qu’elle n’acceptera jamais vraiment de considérer comme siens (sans jamais avoir le courage de le dire ouvertement). Je ne remets en cause ni les personnes qui, pendant cette période « plus facile », ont travaillé au quotidien auprès de Cendrillon et de sa famille, ni Cendrillon elle-même, qui n’a pas su s’intégrer à la vision de l’intégration qu’ils tentaient de l’amener à accepter. Je critique cette confusion irresponsable et confortable entre intégration et assimilation, effacement, aplanissement, aplatissement, enfouissage sous le tapis, qui est devenue la nôtre.

Tu rentres du Québec et tu sais que Cendrillon et les enfants, que tu fréquentes depuis bientôt quatre ans, sont revenus à la situation dans laquelle tu les as rencontrés : la rue, un abri de fortune, sans électricité, sans eau, en pleine déchéance, entre déscolarisation et mendicité, d’humiliation en humiliation, de rejet en rejet, encore et encore, pour toujours sans doute.

Tu n’as donc servi à rien. Rien n’a servi à rien. C’est insoluble. Il n’y aura jamais de place pour eux. Chaque fois que le système, la société, le groupe dominant – tu ne sais même plus comment appeler cela qui t’épuise – a, fine bouche, ouvert une petite brèche dans laquelle on leur a dédaigneusement proposé de s’engouffrer, ç’a été pour les recracher, eux, Cendrillon et ses enfants et les autres comme elle, indigestes. Inassimilables.

Tu rentres tu Québec et tu vois du coin de l’œil et tu entends du bout de l’oreille les obsessions nationales sur la paix=la sacro-sainte identité, menacées par les religions le terrorisme les « déchets » de la société les réfugiés les migrants tout ce qui ne veut plus être enfoui comme poussière sous le tapis et qui plutôt explose, dans plus d’un sens du terme. Tu vois ce travail littéraire que tu as fait sur les gens comme Cendrillon, celui qu’une amie a fait sur les réfugiés, incapables de trouver leur place, de trouver preneur chez ceux qui font des livres ici, depuis des mois, et tu as du mal à résister à la tentation de te dire, amère, que même sous forme d’êtres de papiers, les sans-papiers et les sans-terre, personne n'en veut. Tu rentres du Québec où la radio d’Etat** et les gens qui font des livres t’ont proposé, eux, une place pour parler de ce « problème » qui pourtant n’est pas directement le leur.

Tu rentres du Québec et tu sais que c’est un leurre, que nul pays n’est parfait et qu’il y a partout des gens qui se battent pour exclure les autres, mais rien n’y fait. Tu es lasse. Tu n’as plus envie de lutter pour changer ce qui ne le voudra jamais.

Tu rentres du Québec abattue et tu te dis que ce qu’il te reste à faire, c’est soigner ce qui peut l’être : ta tendresse pour Cendrillon, les enfants et les autres, tendresse qui ne sert à rien sinon à simplement advenir et se maintenir, dans la conscience qu’elle est inutile, impuissante devant l’immense gueule de la bête qui ne sait plus dire que : « soit je vous assimile soit je vous vomis, à vous de choisir »... comme si « choisir » pouvait encore vouloir dire quelque chose pour les gens comme Cendrillon.

Tu rentres du Québec et tu te trouves bien stupide d’avoir cru pendant tant d’années, comme un certain personnage de la Comédie humaine, que ton « à nous deux, la France ! » n’était pas ridicule et vain.

Tu rentres du Québec et tu es forcée de l’admettre : tu t’es pris un mur en pleine tronche.

Alors tu te recroquevilles sur les livres de ceux qui sont passés par là aussi, qui ont eu envie de baisser les bras et qui se sont sentis minuscules et en colère, et qui l’ont écrit et qui – le savent-ils ? – ont donc fini par y pouvoir quelque chose, puisque toi et d’autres les avez lus, les lisez, les lirez, communion des fatigues, des espoirs (vains ?) et des colères.

Et tu écoutes en boucle cette chanson de Radiohead qui est devenue pour toi une sorte d’incantation. Celle qui dit : Dreamers / They never learn/They never learn/Beyond the point of no return/Of no return/And its too late/The damage is done/The damage/Is done…


(*pour Bé MC, qui est une de ceux-là)



**http://ici.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2014-2015/chronique.asp?idChronique=412681


vendredi 10 juin 2016

Palaces (Histoires de Roms 44)



Photo: Christian Desmeules (détail)

"Souviens-toi de ces Roms que tu as vu mendier dans la rue avec leurs enfants, et des paroles venimeuses qui leur étaient adressées."  
Ta-Nehisi Coates, Une Colère noire. Lettre à mon fils, éditions Autrement, 2016.

*

Maria en larmes sur un des bancs de la cour d'école quand j'y arrive avec mon fils, à 8h30 ce matin. Maria en larmes, et la douceur intacte de son regard, et ce visage qui est le sien, ce visage dont je me rends compte ce matin qu'il a une beauté indienne et tragique.

Les cheveux de jais qui dépassent de sous le foulard qu'elle a noué sous son menton, les yeux d'un marron profond, la peau hâlée, les sourcils hauts et généreux, les sillons sur le front de cette femme qui a exactement mon âge, sillons qui montrent combien la vie nous a traitées différemment.

Maria en larmes sur un des bancs de la cour d'école ce matin pendant que son mari est allé reconduire leurs deux fils dans leurs classes de maternelle. 

Maria qui tentait de garder sa contenance et qui la perd lorsqu'elle me voit me pencher pour la serrer dans mes bras. Lorsqu'elle m'entend répéter son prénom: "Oh, Maria, Maria... Oh, Maria..."

Maria en larmes dans la cour parce qu'hier, on leur a saisi le camion où elle, son mari et leurs deux enfants vivaient et dormaient. Ils avaient presque fini de le payer. Et ils ne pourront pas le récupérer, c'est une évidence. Le propriétaire original du camion l'a vendu à un monsieur qui l'a vendu à Maria et son mari, mais l'immatriculation est toujours au nom du premier propriétaire parce que les deux suivants étaient trop pauvres pour payer les formalités nécessaires au changement de carte grise, à l'assurance, etc.

Maria, les enfants et son mari font partie des familles prioritaires pour attribution d'un logement mais comme les logements paraît-il manquent, ils doivent déposer un recours pour accélérer le processus, et c'est très compliqué. Il y en a pour des mois voire des années avant que le fait que leur situation d'extrême précarité est reconnue s'accompagne d'actes et de solutions. Son mari Arturo voudrait vite travailler mais c'est très compliqué. Compliqué de faire bonne figure et de ne pas être rejeté ou regardé avec mépris quand tu vis dans une voiture et que tu n'as donc ni douche ni eau ni toilettes ni rien pour te donner une apparence qui ne choque pas les bons messieurs-dames oublieux du fait que tous n'ont pas leur chance. Partout où il va, ce regard. 

Les enfants de Marie et Arturo ont la chance, eux, de pouvoir prendre leur douche deux fois par semaine à l'école. Ils vivaient dans un  camion, sans eau, sans électricité, sans toilettes et sans moyen de se faire à manger depuis des semaines mais ça ne les a jamais empêché d'être des écoliers assidus. Quand ils croisent nos enfants, à nous qui tentons de les aider, ils leur sautent au cou et les embrassent comme du bon pain. Nos enfants les aiment et leur rendent leur affection sans se poser la moindre question.

Maria en larmes hier aussi, m'a dit l'amie H., lorsqu'elle l'a trouvée au milieu de ses affaires sur le parking d'où on avait à l'instant enlevé le camion qui était leur toit, assise à même le bitume, effondrée. Et Arturo, quel visage avait-il lorsque H. et lui se sont entendu dire ensuite que de toute façon, tout le monde détestait avoir des Roms qui vivent dans le parking en bas de chez soi, et que de toute façon "les détritus attirent les détritus"... A-t-il compris le sens de ces mots qui ont fait bondir ma copine, tellement qu'au téléphone ensuite sa voix en tremblait de rage?... Et celui qui les a proférés, ces mots, sait-il que la médiathèque à laquelle est rattaché ce parking se fait au contraire un devoir d'accueillir les enfants, de leur montrer ses rayonnages, d'organiser des activités avec eux, de faire connaître leur situation à ses usagers, que ce ne sont pas les détritus qui attirent les détritus, mais les livres et la chaleur humaine qui attirent les gamins des rues?

Les détritus attirent les détritus, oui, dans ce pays où on juge normal qu'une femme pleure la perte d'un camion qui était le seul toit qu'elle ait à offrir à ses enfants scolarisés. Sauf que les ordures ne sont pas forcément là où on aimerait nous le faire croire.

Maria en larmes sur un banc dans la cour d'école parce qu'on lui a enlevé ce camion qu'elle adorait car depuis combien de temps avait-elle si bien dormi et dans un espace si vaste, avec de la place pour que deux adultes et deux enfants puissent s'allonger côte à côte?

Maria en larmes et moi qui dois me retenir de ne pas pleurer aussi, moi qui me dis "arrête tes conneries, sois forte, c'est elle qui vit l'horreur, pas toi, sur toi elle doit pouvoir se reposer, ne l'insulte pas avec tes émotions de princesse". C'est con de se dire ça sans doute. Sans doute que Maria ne m'en voudrait absolument pas de pleurer avec elle. Peut-être que c'est même le contraire. Et sans doute que je me tance de la même manière que H. essayait hier d'empêcher sa voix de trembler au téléphone. Ce que nous voyons nous tétanise à tel point que nous ne savons même plus nous parler normalement à nous-mêmes. Sidération qui brouille tous les repères de nos vies jusqu'ici. Nos repères à nous désormais brouillés par ses repères à elle. Et c'est peut-être pour le mieux. C'est peut-être même vital, que le plus possible d'entre nous voient nos repères brouillés par ceux des gens que nous sommes dressés pour ignorer, sur lesquels nous sommes dressés pour fermer les yeux. 

Maria en larmes qui pleure son camion bien aimé. Son camion qu'elle a appelé, fière comme une gamine montrant son royaume quand elle le montrait à l'amie S. , autre voisine du quartier venue apporter son soutien, mon palace.




samedi 7 mai 2016

Inutile (Histoires de Roms 43)

You think your pain and your heartbreak are unprecedented in the history of the world, but then you read. It was books that taught me that the things that tormented me most were the very things that connected me with all the people who were alive, or who had ever been alive.
James Baldwin
*

Elle ne me ressemble pas.
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu. 
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu avant de la connaître, Elle, et que mon regard sur le monde soit à jamais réajusté, reformulé, réorienté - vers les fissures béantes sur cet écran qui tient lieu de réalité aux gens qui vivent dans un certain confort, écran tout déchiré dans lequel mon regard s'obstinait, allez savoir pourquoi, et comme tant de mes semblables, à voir une surface plane, unie.
Elle ne me ressemble pas: j'ai 43 ans, je vis dans un appartement confortable, j'ai des dettes parce que j'ai fait de longues études de lettres dans une institution prestigieuse au Québec, je gagne mal ma vie parce que je suis une chercheuse et auteure "confidentielle mais respectée", sauf que mon conjoint est prof et qu'il me soutient, j'ai un enfant unique que j'ai eu sur le tard et après y avoir longuement, mûrement réfléchi, un enfant qui vit dans une maison pleine des livres que nous lui avons appris à aimer comme nos parents nous l'ont appris à nous, un enfant qui est entouré de soins à l'école, dans la famille, parmi les proches, un enfant que nous aimons et qui a toutes les chances de son côté pour "réussir", dont j'espère surtout et même avant tout que je saurai l'armer pour la vie, lui donner la force d'assumer fièrement ce qu'il est, de marcher tête haute, j'espère lui transmettre ce que j'ai appris à son contact, à Elle: il y a dans nos villes des gens qui vivent dans la misère et le malheur, nous en croisons souvent qui nous demandent de l'aide, une cigarette, quelques pièces. Que l'on puisse accéder à leur demande ou non, un impératif: toujours leur témoigner politesse, respect et surtout, gentillesse.
Elle ne me ressemble pas: elle a 35 ans, 6 enfants dont l'aîné en a 15, elle vit dans des bidonvilles, dans la rue ou dans des conditions précaires depuis toujours ou presque, elle n'a pas choisi grand-chose dans sa vie, je ne sais même pas si elle a vraiment choisi d'avoir tous ces enfants en si peu de temps. Elle les aime, mais elle n'a pas le temps ou le loisir de se poser un millième des questions de riche que je me pose. Elle ne sait pas lire, mais elle aime voir que ses enfants, dans leur scolarité chaotique, commencent à savoir écrire et déchiffrer quelques mots. Ils n'ont pas de livre à eux, sinon ceux que moi ou quelques autres leur ont offerts et qu'ils doivent laisser derrière à chaque nouvelle expulsion ou évacuation. Sinon ceux qu'ils feuillettent lorsque des bénévoles viennent leur donner des ateliers de lecture. Elle a sans doute plein de dettes et d'impayés, mais que peut-elle, que pourra-t-elle jamais y faire? Elle n'a à ma connaissance eu la chance d'aller à l'école que trois ou quatre ans, lorsqu'elle était enfant, en Roumanie. Une part d'elle est restée de cet âge, et parfois elle ressemble à une fillette démunie coincée avec 6 enfants, coincée dans un corps de femme très belle mais dont la misère a vieilli trop tôt les traits.
Elle ne ressemble à rien de ce que j'ai connu avant elle mais me rappelle ces personnages de romans ou de films, issus des banlieues américaines très pauvres, ou d'une histoire du Québec noire et misérable, ces personnages à qui on sent que la vie n'a réservé pour seul cadeau ce qu'elle a de plus laid et de plus impitoyable, de plus moche et de plus cruel, ces personnages toujours déjà condamnés, fichus, tragiques, qui entre les sursauts de courage et d'énergie lorsque la fatigue prend une pause, s'effondrent et deviennent comme des gamins qui ne savent faire que des conneries et détruisent toutes leurs chances de s'en sortir, comme on dit.
Oui, elle ressemble à ces êtres de papier ou de pellicule qui m'ont toujours tant marquée, dont les destins m'ont toujours tant remuée, peut-être bien parce que je suis la fille d'un immigré et d'une Québécoise tous deux issus de familles nombreuses et tout sauf aisées (14 enfants dans un cas, 11 dans l'autre), qui ont connu dans leur enfance plusieurs déclinaisons de la grande noirceur. 
Elle ne me ressemble apparemment pas, avec son incapacité à se prendre en mains quand les années de misère se mettent à tellement lui peser qu'elle néglige tout à commencer par elle-même, et qu'elle fait n'importe quoi. Je suis apparemment beaucoup moins inquiétante qu'elle, mais c'est parce que j'ai toujours un filet où je sais que finiront mes chutes. Et que personne ne me voit quand les fantômes de la grande noirceur que mes aïeux m'ont laissés en héritage, quand ma propre galerie de démons personnels et je-ne-sais quelles autres araignées au plafond, viennent réveiller en moi cette gamine terrifiée qui pourrait être la jumelle de celle qui, en Elle, se bat contre la femme de 35 ans qui n'a jamais pu s'épanouir. La femme de 35 ans qui en a vu, tellement vu, que tous les doctorats du monde n'arriveraient pas à la cheville du savoir qu'il y a dans ses yeux bleu de Perse.
Elle me ressemble, quand dans les moments rudes - mes moments d'horreur intime de fille qui a de la chance, ses moments d'horreur réelle de femme seule avec six enfants dans la misère physique matérielle réelle et parfois émotionnelle - nous nous téléphonons et que, réflexe gémellaire d'enfants mal fichues, l'une ou l'autre, invariablement, fait une blague potache, un truc tout con, pour arracher l'autre à sa douleur rien qu'un instant, et que nous rions ensemble comme des adolescentes débiles et que j'oublie tout, tout, les différences de nos histoires, mon impuissance devant ses malheurs à elle qui est la même que celle de la lectrice ou de la spectatrice que j'étais et qui lisait une pièce de Michel Tremblay, regardait un épisode de The Wire ou écoutait l'histoire des parents de ses parents. Parfois quand je suis avec elle, j'oublie qu'en réalité je ne sers à rien, et je me dis que c'est bon de rire avec elle et que je me fous du reste.
Je ne sers à rien, sinon à être désormais ce regard sur le monde qui sait qu'il y a des déchirures derrière lesquelles se cachent des femmes et des hommes dont on ne pourra plus jamais me faire croire qu'ils n'ont rien à voir avec moi.
Je sers à les regarder en face, à leur sourire, et à dire à tous ceux qui pourront l'entendre: regardez!, de l'autre côté de la déchirure... oui, là... il y a des hommes, des femmes, comme nous.
Je ne sers à rien, sinon, peut-être, j'espère, à être cette petite chose inutile devant l'immensité de ses problèmes à Elle, mais dont Elle sait que l'amitié est acquise.


** billet également disponible ici: https://blogs.mediapart.fr/melikah-abdelmoumen/blog/070516/inutile-histoires-de-roms-43

lundi 14 mars 2016

Des gestes simples (Histoires de Roms 42)






Quand je pense à ce pays que je voudrais que soit le Québec, je pense à des gens réunis dans et par une telle culture qui met au-dessus de tout le souci de l'autre. Combattre pour cela est fatigant, mais c'est une fatigue qui fait vivre, c'est une fatigue qui introduit de la durée dans le mouvement discontinu de la vie, de l'histoire.
Yvon Rivard, Une idée simple, éditions du Boréal, 2010.

*

Depuis plus de trois ans que l'engagement auprès de familles roms démunies fait partie de ma vie, il faut l'avouer, j'avais l'impression que l'expérience m'avait un peu "blindée". J'avais peur que tout ce que j'ai appris au contact de ces destins qui rendent son sens au mot tragique m'ait (trop?) endurcie. Que, forte de savoir désormais combien l'espoir est un moteur qui peut devenir dangereux lorsqu'il ne prévoit pas qu'il va se heurter à une suite interminable de murs, je voie la fragilité qui m'avait permis de m'engager auprès de ces gens devenir chose du passé. J'étais devenue plus efficace, parce que débarrassée de ma candeur. Plus solide, parce que plus lucide. L'habitude, cette puissance qui rend plus habile, a aussi, et je le sais, un pouvoir soporifique. Elle fait que quelque chose en vous se met à ronronner, parce qu'accoutumé au pire.

Je pense qu'une part de moi déplorait ce changement. Qu'une part de moi s'en inquiétait légèrement. Qu'une part de moi craignait que l'expérience ait endormi quelque chose comme ma délicatesse, celle qui fait que, trop souvent, dans la vie, j'ai l'impression d'être un coquelicot coincé au milieu d'un terrain de foot en plein championnat.

Je sais maintenant que je me trompais. 

J'ai appris il y a peu qu'étaient accueillis, pour la première fois depuis que nous la fréquentons, deux petits garçons roms à l'école de notre quartier. Qu'ils étaient comme les familles dont je suis désormais proche, celle de Cendrillon et celle de Fabian: sans abri, sans ressources, sans rien. J'ai appris que leur arrivée en maternelle (moyenne et grande section) causait, évidemment, toutes sortes de bouleversements. Un parent d'élève dont l'aîné est de l'âge de mon fils, qui avait appris mon engagement dans cette cause, m'a demandé si je ne pouvais pas donner un coup de main... à qui et comment, exactement, je ne le savais pas encore. Mais je savais une chose: il suffit de gestes simples pour faire de son école, son quartier, sa ville, son pays, ce que le grand intellectuel et romancier québécois Yvon Rivard, que je cite en exergue de ce billet, appelle de ses vœux. 

D'abord, le matin, dans la cour, chercher du regard le père ou la mère. Leurs conditions de vie les rendent, malheureusement, faciles à identifier (facilité d'identification dont on confond trop souvent la véritable cause, la pauvreté, avec une "culture" qui serait choisie par eux)... Puis, me diriger vers elle (car en l'occurrence, c'est la mère), timide et isolée au milieu de la cour d'école, fragile comme un origami de papier de soie. Me planter devant elle. Lui sourire. Lui dire bonjour, madame. Lui dire que je suis une maman de l'école. Que je connais des gens de l'association CLASSES, qui l'a aidée à inscrire ses enfants ici. Saluer maintenant ses deux garçons, qui traduisent pour elle ce que je tente de lui dire. Leur demander où ils vivent. Leur demander qui est leur maîtresse. Leur demander ce dont ils ont besoin. Leur dire que je vais chercher, et qu'on va se revoir bientôt, soit ici, soit "chez eux".

Des choses simples.

Puis, prendre contact avec la maîtresse dont ils m'ont parlé, et qui était justement celle de mon fils en grande section. En apprendre un peu plus sur la famille. Trouver qui est la deuxième maîtresse, celle du plus petit, et découvrir qu'elle aussi a été la maîtresse de mon fils. Recevoir un appel d'elle, justement. Recevoir un message de la part du père d'élève qui m'a le premier appris la situation, pour me mettre en contact avec une de ses amies, mère d'élève qui tente d'aider la famille et qui a besoin de soutien, qui se bat et se bat mais, forcément, ne peut pas tout accomplir toute seule. Se mettre tous en contact. Découvrir que ces gens ont mis en place un système pour que les enfants puissent prendre leur douche à l'école, pour faire une collecte de vêtements, pour qu'ils aient petit déjeuner et goûter tous les jours. Découvrir ce que mon pays d'adoption, la France, a de plus beau et de plus précieux. Le leur dire et les entendre dire de même. Se donner rendez-vous pour discuter de tout ça autour de quelques verres, pour mettre en place tout ce qu'il est possible de mettre en place pour ces enfants et leurs parents. Des choses simples.

Aller enfin rendre visite à la famille là où elle vit. Sur un parking de médiathèque, à quatre, dans une voiture. Dans des conditions dont on se rend compte qu'elles vous serrent le cœur et vous donnent envie de pleurer comme la première fois que vous avez mis les pieds dans un bidonville. Songer que, comme vous l'a appris la maîtresse du cadet des deux garçons, le personnel de la médiathèque a invité la famille, hors des heures d'école, à venir se mettre au chaud à l'intérieur, et à montrer aux enfants des livres, par exemple toute la journée du samedi, comme ça, parce qu'ils adorent les livres. Et que c'est simple.

Arriver donc à l'endroit où ils vivent. La sidération intacte, même après trois ans à voir de telles choses régulièrement. Chercher du regard la mère et les enfants. Voir son visage lorsqu'elle vous aperçoit et qu'elle vous reconnaît. La lumière dans ce visage. Ce sourire. Surprise ravie, soulagement ému, étonnement heureux? Qui sait? Mais plonger dans ce sourire, savoir que vous avez sans doute le même, et avoir immédiatement un geste d'affection, qu'elle vous rend. Se tenir la main pendant qu'elle vous présente son conjoint. Passer un moment à discuter avec eux. Offrir aux enfants le ballon de foot de votre fils, qu'il tenait à leur donner. Apprendre que la voiture dans laquelle ils dorment appartient à un parent d'élève de la classe du plus jeune des deux enfants, un homme qui leur donne aussi des vêtements et qui leur a proposé de venir se doucher chez lui. Parce qu'il n'est pas question qu'il en soit autrement. Parce que c'est simple.

Se donner rendez-vous le matin suivant à l'école. Y rencontrer ce monsieur d'origine algérienne qui leur a prêté sa voiture, se dire qu'il vous rappelle Joey Starr, même beauté rude, même dégaine, constater sa générosité sans cérémonie, vraie et simple. Rencontrer aussi l'autre mère d'élève qui tente de soutenir la famille parce que cela compte, et que même si c'est compliqué d'organiser ce type de soutien, il faut que des bonnes volontés s'unissent, comme c'est justement en train d'arriver au moment où vous lui serrez la main.

Sortir de l'école. Redire au papa qu'il peut vous téléphoner au moment de son rendez-vous avec la travailleuse sociale plus tard dans la journée, pour que vous lui disiez quelques mots. Dire au revoir au monsieur qui vous rappelle Joey Starr. Serrer contre vous la mère. Le père encore tout barbouillé de ne pas avoir dormi parce qu'il manquait de place dans la voiture et qu'il a voulu en laisser autant que possible à la mère et aux enfants.

Vous préparer à repartir de l'école avec une sorte de petit souffle au cœur. Les gestes sont simples. Ce sont les mêmes, depuis trois ans. Oui, il y a une habitude qui s'est installée. Oui, vous savez maintenant que cette famille n'est pas au bout de ses peines. Oui, vous savez maintenant que les embûches seront nombreuses. Oui, vous savez maintenant qu'il ne faut pas vous emballer.

Mais l'émotion, intacte. Le bouleversement de voir que même (surtout?) aujourd'hui, dans ce monde, la solidarité partagée peut rendre si heureux. Ce soulagement de se trouver mutuellement, vous l'avez senti chez tous, les maîtresses, la mère d'élève que vous avez rencontrée ce matin, les parents des deux petits dont le visage affiche une émotion que vous ne connaissez que trop car elle est vous semble-t-il le miroir de la vôtre... 

Et vous reviendront, en route vers chez vous, les mots du monsieur qui vous rappelle par sa dégaine et son charisme Joey Starr, lorsque vous vous êtes présentée à lui tout à l'heure:

- Bonjour... Je suis... je suis une maman du coin, quoi. Je veux les aider. Je suis contente de voir que nous sommes plusieurs.
- Salut. Oui, j'espère bien que nous sommes plusieurs. C'est bien la moindre des choses. Mais là, il va falloir qu'on m'explique comment c'est possible que des gens, ils vivent comme ça, avec leurs gamins, ici, aujourd'hui. Vraiment, va falloir qu'on m'explique, parce que moi, ça me dépasse.