vendredi 20 mars 2015

A parte / apartheid (Histoires de Roms 32)

Photo: Christian Desmeules


You were born into a society which spelled out with brutal clarity, and in as many ways as possible, that you were a worthless human being. You were not expected to aspire to excellence: you were expected to make peace with mediocrity.
 James Baldwin, The Fire Next Time, 1963. 




Je ne veux pas parler pour eux, ou parler en leur nom. Ils n’ont pas besoin qu’on parle à leur place. Ce ne sont ni des imbéciles, ni des animaux. Il est vrai que beaucoup d’entre eux, par exemple les personnes dont il est question ici et que je côtoie depuis deux ans, ont bien d’autres chats à fouetter que de vouloir parler au nom de leur peuple pour dénoncer ses conditions de vie – ce qui déjà supposerait que « les Roms » sont un groupe homogène et uni, vivant invariablement dans les mêmes conditions, que chacun de ses « membres » percevrait en tant que tel; ce n’est pas le cas, enfin ça ne semble pas aussi simple. Il est vrai que certains autres auraient peur que cela leur attire des problèmes, que d’autres encore savent pertinemment que s’ils prenaient la parole, personne ne les écouterait. Tout semble vouloir les empêcher ou les dissuader de prendre la parole. Mais cela ne change rien au fait qu’avant de prétendre, moi, parler pour eux, il faudrait au moins que je sache qui sont ces gens en lieu et place de qui je prétendrais parler. Bref il faudrait que j’aie une idée claire et nette de ce que ça signifie, en réalité et dans les faits, de dire « les Roms », cette expression dont je commence à penser qu’elle est employée pour désigner, dans certains cercles de notre société, un groupe de gens qui ont en commun non pas une « origine ethnique » ou une « race », comme on voudrait nous le faire croire, mais plutôt des conditions de vie (insupportables, intolérables, mais dans lesquelles on les laisse néanmoins vivre). 

Le sociologue Eric Fassin l’a bien montré, et à plusieurs reprises : c’est en remplaçant, comme cause des différences de modes de vie entre eux et nous, la réalité de leur pauvreté par l’idée de « race », qu’on a pu désigner ceux qu’on appelle les Roms d’abord comme entièrement responsables (par nature, parce qu’ils sont eux) de la misère dans laquelle ils vivent, ensuite comme responsables des problèmes de tous… et enfin comme l’Autre absolu et à rejeter – ce qui est bien sûr fort commode, car refuser de se reconnaître en eux, c’est refuser de voir que confrontés aux mêmes réalités qu’eux, nous leur ressemblerions. Et on se garde bien sûr de dire qu’il y a des gens qui se considèrent de descendance rom, ou qui se désignent eux-mêmes comme Roms, et qui ont un travail, vivent dans un appartement, sont parfaitement intégrés  – qui sont donc, aux yeux des cercles de notre société dont je parlais à l'instant, invisibles… Je me demande si, à eux, on donne parfois la parole, dans les médias, l’espace public, etc. Cela me semble peu probable, ou enfin on ne le fait pas autant qu’avec des Gadjé qui les aiment, les côtoient, ou veulent témoigner de leurs conditions d’existence.

Et quoi qu’il en soit, moi, je ne veux pas parler en leur nom. Je veux parler d’eux, de ceux qui font partie de ce qu’on appelle, abusivement, « le problème Rom », et que j’ai croisés et côtoyés ces deux ou trois dernières années. Du choc de ces rencontres. En mon nom propre et avec ma subjectivité propre. Sans prétendre aucunement savoir ce que je ne sais pas ou être ce que je ne suis pas.
 
Car pour toutes sortes raisons (la barrière de la langue, le fait que je ne suis pas certaine d’avoir totalement gagné leur confiance, le fait que les urgences et difficultés graves que nous avons parfois à gérer ensemble ne laissent pas toujours beaucoup de temps pour les confidences), ils conservent pour moi leur part de mystère, leurs zones d’ombres, leur jardin secret et leurs différences.

Ces différences, même celles que je devine sans les connaître, celles qui existent et que je ne connais pas, celles que j’ai constatées et desquelles j’ai tenté de m’enrichir, celles qui m’effraient parfois, je suis néanmoins déterminée à vivre avec. Tout comme les mystères de leurs vies qui, peut-être, ne me seront jamais éclaircis.

C’est aussi cela, tenter de nouer des liens avec des personnes qui ne sont ni de votre milieu socio-culturel, ni de votre classe sociale. Résister, coûte que coûte, aux forces qui voudraient que l'idée d'amitié entre vous soit illusoire. 

Les révolutions ont eu beau s’aligner en chapelets, il n’en demeure pas moins que tout est fait pour que perdure la division étanche entre les classes, une certaine forme de ségrégation, ou d’apartheid. C’est vrai de nombre de pays. La France n’en est pas exempte. Elle n’est en cela ni meilleure ni pire que le Canada, les États-Unis ou les autres pays riches, je suppose.

En côtoyant les gens dont je parle ici, j’ai ressenti ce que George Orwell décrit dans ses textes sur les bidonvilles de son pays au début du 20e siècle, ou ce que James Baldwin dit des ghettos noirs de son époque. Cela existe toujours. Le choc de deux mondes que tout voudrait empêcher de se rencontrer et de tenter de se comprendre. Il est là. Dans ma vie. Tous les jours, ou presque. Sauf qu’eux, les gens dont je parle dans ces billets, et moi, avons apparemment décidé d'en faire fi. Malgré le mystère que nous sommes parfois l’un pour l’autre. Malgré la méfiance instinctive qui point parfois pour l’un envers l’autre – peuvent-ils me faire confiance et me raconter les expédients auxquels ils sont parfois poussés? Peuvent-ils espérer que je ne les juge pas, que je ne décide pas à leur place des choix qui seraient « bons pour eux »? Et eux, garderaient-ils un lien avec moi si je ne pouvais plus les soutenir? Ont-ils pour moi une affection véritable?

J’écris tout ça et je croise les doigts. Je croise les doigts pour que ce que j’écris ici soit réciproque! Qu’ils se disent, à leur façon, dans leurs mots, la même chose à propos de moi que moi, je me dis d’eux : notre rencontre est faite d’échanges, d’apprivoisements, de fraternité, d’affection et de mystère.

Mais justement, ce qu’ils pensent de moi en leur for intérieur, ce qu’ils disent de moi lorsque je ne suis pas là, ce qu’ils éprouvent et découvrent… ça non plus, je ne prétends pas le savoir. J’ai des intuitions, des espoirs et des doutes. Et un élan qui me porte vers eux quelles que soient les réponses aux questions qui demeurent entre nous. 



***billet également disponible sur Mediapart (Le Club): http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/200315/parte-apartheid-histoires-de-roms-32