mardi 6 mai 2014

Dire non, se dire oui (Histoires de Roms 18)


"S'engager, c'est aussi s'intégrer. C'est échapper aux assignations culturelles, religieuses ou familiales liées à l'origine pour embrasser et construire une histoire en mouvement."
Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte éditions, 2014.

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Difficile de décrire ce que l'on éprouve dans des moments comme celui-là.

Le trajet à vélo entre chez toi et le bidonville, devenu familier, dont tu te dis aujourd'hui que ça y est, il fait maintenant partie de ces rituels auxquels tu repenseras encore, dans des années, que tu raconteras encore.

L'arrivée au rondpoint et la traversée avec le vélo. Les habitants du bidonville qui t'aperçoivent, qui te saluent, tout sourires, qu'ils te connaissent ou non.

Les cabanes, la terre battue, les deux ou trois voitures stationnées dont invariablement une sur laquelle sont en train de travailler trois ou quatre hommes, qui te saluent également, la curiosité dans les yeux, quand tu passes à côté d'eux avec ton vélo avant de t'engager sur le terrain.

Les vieux, les hommes, les femmes, assis sur des chaises devant leurs baraques comme sur un balcon ou sous un porche, fumant, buvant le café ou une bière, discutant.

Celui qui te demande si tu es mariée et qui te répond : "Oh, d'accord, désolé.  Vraiment désolé. Je peux te serrer la main, alors?" lorsque tu lui réponds, timide, que oui.

Les enfants qui courent et jouent, qui rient et crient. Comme tous les enfants. 

Une radio qui résonne à tue-tête et deux jeunes gars, au milieu d'une assemblée morte de rire: l'un porte une perruque de femme blonde et se déhanche au son de la chanson, faisait un numéro de charme bidon et hilarant à son pote. Caricature de femme qui fait mourir de rire les vraies femmes autour, agglutinées. Et on t'invite à venir taper des mains et rigoler avec les autres... Et tu danses, un peu. Tu rougis.

Et puis, il y a le moment où les filles de Cendrillon t'aperçoivent et où tu entends leurs petites voix crier ton prénom, où tu regardes leurs petits corps sautiller dans ta direction, où tu les sens plus que tu ne les vois bondir et s'acrocher à ton cou, faire tomber le vélo, te couvrir de baisers en disant "Mélikah, Mélikah" et toutes sortes de mots doux en roumain que tu aimerais comprendre...  Il y a les deux qu'Anaïs et toi avez aidées à inscrire à l'école primaire, "Nina" (7 ans) et "Florina" (4 ans), qui y vont maintenant tous les jours depuis plus d'un mois, et la plus jeune, celle de trois ans, petit animal indomptable qui se méfiait de toi et qui maintenant t'appelle par ton prénom, qui tient à te faire des bisous sur les lèvres chaque fois que vous vous dites Bonjour et Au revoir.

Il y a leur mère qui t'attendait. Qui t'aide à rentrer ton vélo dans la cabane pour qu'il ne lui arrive rien, qui s'assoit à tes côtés.

Il y a les rituels: tu sors de ton sac ce que tu as apporté pour elle et les enfants, du chocolat de Pâques, un peu d'argent, un paquet de clopes, de quoi dessiner, un biberon pour le bébé, des photos prises par ton pote Christian et que tu as fait imprimer... Il y a les remerciements que tu essaies d'écourter et les nouvelles que vous vous donnez l'une à l'autre pendant que les trois plus jeunes grimpent sur le canapé de fortune et vous empêchent de discuter à force de vous faire des bisous, des câlins, des coiffures. Il y a la colère affectueuse de Cendrillon quand elles t'empêchent de parler parce qu'elles sont trop excitées, et vos rires quand elles essaient de te faire de nouveaux looks avec les barrettes qu'elles ont pris le soin de te demander la permission de t'enlever avant de le faire.

Il y a la plus jeune, celle de 3 ans, petite indomptable d'amour, qui à un moment se fâche parce que tu n'écoutes pas ce qu'elle dit, qui t'agrippe le nez et te griffe le visage, à qui tu expliques qu'elle te fait mal quand elle fait ça, et qui court chercher un mouchoir, qui essuie méticuleusement l'égratignure et qui l'embrasse longuement, te caressant les cheveux.

Il y a le moment où, un peu nerveuse, tu demandes à Cendrillon sa confiance, officiellement. Il est question d'afficher dans le cadre d'une exposition à la fin mai des photos que Christian a prises de ses petites. Elle doit donner son accord (si elle le souhaite, bien sûr), par écrit. Tu te trouves bredouillante et timide au moment de lui expliquer tout ça. Une voisine très sympathique se charge de traduire ce que tu dis, car tu tiens mordicus à ce que Cendrillon comprenne de quoi il s'agit, et qu'elle n'accepte qu'en connaissance de cause, et si elle le veut.
Tu as imprimé quelques photos pour qu'elle puisse se prononcer sur des images dont elle juge qu'elles ne déshonorent d'aucune manière elle ou ses filles. Elle te fait comprendre qu'elle veut quand même quelques minutes pour y penser et cela te fait plaisir, parce que cela dit quelque chose de votre relation, et du fait qu'elle se sent libre de s'engager ou non envers toi.

Une heure plus tard, elle te donnera son accord, officiel et écrit. Elle te dira oui. Elle retirera de son annulaire une bague et elle te la passera au doigt. Elle te demandera d'accepter ce cadeau. Tu lui demanderas au moins dix fois si elle est certaine de vouloir te donner un objet qui apparemment lui est cher. Elle te répondra "Prends, s'il-te-plaît", et quand tu retiendras tes larmes après l'avoir serrée dans tes bras, elle t'offrira un sourire où tu liras qu'entre vous, quelque chose d'inattendu est en train de se passer.

Et lorsque tu rentreras, tu auras envie de témoigner de ça. Pour donner envie aux autres. De dire non à la tentation, savamment entretenue par notre temps, de se replier sur soi et de se fermer à l'autre. Pour donner envie à ceux qui te liront de se dire oui entre eux. Seulement ça. Oui. Pour commencer.

Ou encore (pour reprendre les mots de ce livre de Plenel que tu as fini de lire aujourd'hui et qui t'a autant bouleversée que galvanisée): de "dire non pour inventer, tous ensemble, notre oui."







*texte également disponible dans l'espace "Le Club" de Mediapart: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/060514/dire-non-se-dire-oui-histoires-de-roms-18