dimanche 22 avril 2012

22 avril -- These Boots Are Made For Walkin'


Ce soir vous penserez « elle est là, assise devant nous sur son canapé, dans le magnifique quartier des Gratte-Ciel, à Villeurbanne, en périphérie lyonnaise, heureuse d’y être et de suivre avec nous le déroulement du premier tour des présidentielles, d’attendre avec nous de voir ce qu’il adviendra de ce pays qui est en quelque sorte devenu le sien », et vous aurez raison. Vous aurez raison mais en votre compagnie, à vous mes amis d’ici, un excellent verre de rouge à la main, je vous dirai qu’une part de moi a mal d’être en France aujourd’hui et qu’en fait, là, assise devant vous et le cœur gros, je marche.

Je marche à Montréal, dans les rues de la ville où j’ai grandi et que j’aime avec la nostalgie du premier grand amour.

Je marche à Montréal le cœur gros comme une maison du Mile-End avec ses escaliers en colimaçon qui épatent tous les Européens.

Je marche à Montréal, vêtue de mon unique veste rouge.

Je marche à Montréal et je revois les rues que j’ai sillonnées pendant 33 ans à travers un kaléidoscope chimérique où se mélangent les cerisiers en fleurs de la Place d’Armes, les commerces de la rue St-Viateur, la largeur de la rue Saint-Denis, la pente vertigineuse de la Main et mon petit appartement de l'avenue de l’Esplanade, ultime chez-moi Montréalais.

Je marche à Montréal avec Annie D. et Pierre-Luc L., qu’il y a deux semaines je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam, et qui à la faveur d’un de mes fameux coups de gueule facebookiens ont décidé de créer une page où tous les étudiants et diplômés québécois puissent dévoiler, sans honte, leur endettement, leur niveau d’études, et la réalité que c’est de commencer sa vie professionnelle avec un boulet qui vous suivra pendant parfois 20 ou 30 ans… 600 membres en moins de deux semaines… et l’histoire d’une génération sacrifiée, depuis longtemps résignée à en faire les frais, mais incapable de se dire que ses petits frères et petites sœurs devront porter le même fardeau – et encore moins une version exponentielle de.

Je marche avec mon ami Eric D., complice depuis quelques années dans l’art de rire des pires horreurs et avec qui, ces dernières semaines, il n’est tout simplement plus possible d’être baveux et ricaneurs. Avec Eric, on continue de se donner des nouvelles, mais on ne rigole plus.

Je marche avec ce jeune homme au visage ensanglanté dont la photo nous a tous déchirés le cœur, ce garçon que je ne connais pas et qui est devenu le symbole de la répression policière inédite exercée par les dirigeants mon pays à l'encontre de sa jeunesse.

Je marche avec Anne-Renée C. et Julien L. et tous mes anciens étudiants de l’U de M. Je marche avec les deux Jean-Marc, avec Patrick P. avec Julien V. et les autres collègues étudiants croisés pendant mes études, retrouvés à la faveur de ces événements qui nous sidèrent tous.

Je marche avec Bertrand L., Patrick B. Sophy B., Tony T. et tous les autres collègues écrivains qui ont eu envie de s’engager et de lutter malgré les moqueries cyniques de certains selon qui la littérature n’a pas à se mêler d’engagement. Je marche avec Jean B., que je connais à peine et que je n’ai croisé que de rares fois, mais que je vois donner sans compter pour une génération qui n’est pas la sienne, donner éperdument. Et que je n’en entende pas un me dire du mal de lui ou je lui dévisse la tête. 

Je marche avec Gabriel N.-D. qui n’a rien à envier à Daniel Cohn-Bendit, Gabriel N.-D. version subdued de Dany, mais pas moins incassable pour autant.

Et je marche sur le mépris de Jean C. et de Line B. et je piétine leur suffisance stupide et je piaffe d’impatience à l’idée que mes compatriotes et moi les virions tous comme les malpropres qu’ils sont, leur montrions que ce genre de connerie peut bien être en train de tracer sa route en Europe tant qu’elle veut mais qu’au Québec NON, NON, monsieur, ce n’était pas du tout prévu, pas dans nos plans, pas dans nos projets ni ceux des jeunes qui depuis deux mois et demi sont dans la rue déterminés dignes indélogeables et forts de toute une vie à grandir sur un territoire où on n’accepte pas ça, un dernier bastion où quelqu’un comme Marine Le Pen ou son affreux de père n’auraient même pas le droit de diriger un parti politique, où Claude Guéant et Brice Hortefeux auraient depuis longtemps perdu leur poste, où on conspue tellement l’arrogance crasse des dirigeants à la Sarkozy qu’on est prêt à se faire jeter en taule pour le dire haut et fort…

Sarkozy… Le Pen… ah ouais… Je suis chez eux. Sur mon canapé. Avec mes amis. Qui attendent de savoir si eux aussi, ce soir, pourront commencer à penser qu’ils se sont réapproprié leur pays.

Et à force de leur raconter ce qui se passe chez moi, de partager avec eux l’attente des premiers résultats qui leur diront si la France recommencera enfin à se ressembler à elle-même, je me rends compte que tous, nous assis ici et bientôt debout dans les rues si ces présidentielles reproduisent le cauchemar de 2002, vous avec vos carrés rouges dans les rues de Montréal, Québec, Trois-Rivières, nous marchons ensemble.

Et les autocrates à talonnettes comme les roitelets frisouillés n’ont qu’à se tenir, qu’à se le tenir pour dit : tous autant que nous sommes, nous marchons, droit sur eux.


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P.S., quatre jours après: 
J'ai envie d'ajouter, en ce 26 avril, quelques jours après, pour mes compatriotes québécois, surtout, car Jean B. a raison de dire qu'il faut absolument appeler au calme : ne lâchons rien, rien de rien, mais faisons-nous entendre avec la dignité et l'éloquence dont la bête à deux têtes est dépourvue. Ne lui donnons pas de quoi justifier sa violence. OK? 
These Boots Are Made For Walkin' -- NOT Kickin'!!

samedi 14 avril 2012

Québec love




On n’a pas pris la mesure de ce que c’est que la douceur de vivre tant qu’on ne l'a pas perdue en quittant le Québec pour vivre ailleurs, dans une de ces grandes sociétés mythiques et impitoyables comme les Etats-Unis, ou la France par exemple. Une de ces sociétés tout habitées de leur propre sentiment d’importance dans l’Histoire, sur la terre, sur l’échiquier des grandes valeurs nationales symboliques. Que cette importance soit réelle ou non importe peu : dans ces pays-là, par tradition, par habitude, par usure du quotidien d’habitant de grand pays, on y croit longtemps après que le déclin a été amorcé. Prenez la France, par exemple, pays que j’aime et qui est devenu chez moi, mais dont comme beaucoup de Québécois j’aime me moquer (désormais avec une sorte de tendresse) : la France, encore convaincue qu’elle est au centre de la culture mondiale francophone, du bon goût, du respect des grandes valeurs humanistes. La France convaincue d’encore aujourd’hui écraser tout le reste du monde sous le poids de toutes ces grandes qualités désormais un peu méconnues, mais que les grands et les justes, eux, savent reconnaître. La France qui m’énerve et la France qui m'émeut.

En tant que Québécoise que son métier, sa passion, ses intérêts, ses curiosités, portent vers ce dont la France se targue d’être la plus fière réprésentante (la culture, les idées des Lumières, les Lettres, la belle langue, les valeurs d'égalité, de fraternité, etc) j’ai eu, vous vous en doutez, mon lot de désillusions. Tant de choses, ici, me sont longtemps apparues comme autant de petites et grandes trahisons. Je ne répéterai pas ce que j’ai déjà dit sur ce blog, cent fois, je ne me lancerai pas dans la grande dénonciation, dans la comparaison qui fait hurler certains de mes amis Français. "Votre pays, il ressemble à s’y méprendre aux « USA » que vous aimez tant détester, à cause de cet abîme entre le mythe républicain que vous entretenez et diffusez partout et la réalité de ce pays - abîme qui est vraiment, mais alors là vraiment difficile à avaler, particulièrement pour une personne qui a passé le plus clair de sa vie au Québec."

Je parle souvent, depuis que je suis arrivée ici, du Québec à mes amis Français, de la France à mes amis Québécois. J’en suis arrivée à l’étape du parcours de l’immigrant où l'on reconnaît à peu près volontiers les défauts et qualités de ses deux pays, celui de ses origines et celui que l'on a adopté. Mais le temps a beau passer, il n’y a rien à y faire : en tant que Québécoise, je m’en rends compte, j’ai appris à considérer comme faisant partie de l’air que l’on respire certaines évidences dont j’ai réalisé qu’elles sont en fait des raretés et des privilèges depuis que je vis ici, en France, dans une société autrement plus dure, plus rude,  plus impitoyable. Mes amis Français qui sont allés au Québec ont tout de suite saisi ce dont je veux parler. Là-bas, au Québec, il y a un truc, quelque chose dans la vie de tous les jours, quelque chose comme l’espoir... non, comme la preuve, que les valeurs républicaines de gauche peuvent en effet exister dans la réalité, se réaliser. Une saveur du commerce entre humains qui n’est pas la même. Qui rappellera à certains le monde des Calinours (ou des Bisounours, comme on dit en France) et qui pour ceux qui l’ont connu toute leur vie, comme moi et mes amis du Québec, fait que vivre en France, ou aux "USA", a quelque chose de la vie dans la Jungle. Je suis passée d’une sorte de royaume social des Calinours/Bisounours au bassin des requins – dans lequel il m’appartenait de chercher, comme une aiguille dans une botte de foin, les Bisounours aguerris avec lesquels je serais susceptible de m’entendre, et au contact desquels je serais en mesure de me construire une armure sans pour autant renier ma nature bisounoursesque.

Je raconte tout ça pour en arriver à la sorte de double révolution, de double séisme qui a eu lieu dans ma vie depuis quelques semaines, et qui a chaviré tous mes pays intérieurs. En France, nous sommes à quelques jours de l’élection présidentielle. La campagne bat son plein depuis plusieurs semaines, comme toujours alimentée par quelques faits divers sordides, terrifiants, bouleversants, térébrants, davantage que par une réfléxion sur la société qui les a rendus possibles. De la bouche de gens qui sont au sommet de l’Etat, et de ceux qui en briguent la présidence, j’ai entendu des propos d’une violence (et d'une bêtise) inouïe(s), des choses dont je ne cessais de dire à mes amis d'ici : "ce ne serait tout simplement pas possible chez nous. Dans mon pays d’origine, le Québec (je sais je sais nous ne sommes pas encore un pays mais j’ai l’impression que les raisons que cela arrive ne cessent de s’amonceler ces derniers mois !), ce genre de chose ne pourrait pas exister ! Le gouvernement, quelle que soit son allégeance, ne peut tout simplement pas se permettre d’accumuler les injustices et les malhonnêtetés sans que personne ne bronche. Les gouvernements qui font n’importe quoi sans écouter les protestations en masse des citoyens, ou alors qui finissent par faire semblant d’écouter pour quand même faire ce contre quoi une énorme partie de la population s’est insurgée, les gouvernements qui puent la corruption et le soutien aux richissimes, les renvois d’ascenseur effrontés, les gouvernements éhontément antidémocratiques, arrogants, méprisants envers les citoyens, je viens d’un pays où ça ne pourrait pas arriver car on ne laisserait pas faire!"

Vous me voyez venir : j’avais à la fois tort et raison. Tort, parce que le Québec que j’ai connu jusqu’en 2005, défauts et qualités, celui qui m’a faite  pour le meilleur et pour le pire, mon Québec intérieur, celui que j’ai emmené avec moi dans mes valises et que je garde bien au chaud, n’existe plus. Parce que son gouvernement actuel n’a, apparemment, rien à envier au détestable gouvernement français de 2007-2012 (voeu pieu, la chute en 2012?!). Mes amis québécois me le disaient pourtant depuis 7 ans: « ici, ç'a changé; ce n’est plus ce que tu as connu. Tu serais déçue! » et moi je refusais de les entendre. Je refusais parce que pour m’adapter aux rudesses et aux beautés de la vie française, j’avais besoin de chérir et de soigner mon Québec intérieur, il me servait de refuge et d’étalon-or. Mais depuis le début de la grève étudiante historique qui est devenue une révolte citoyenne générale (révolte qui était d’abord une voix qui ne demandait qu’à être entendue et devant laquelle le gouvernement a tant fait l’autruche qu’elle a fini par devenir un cri à mille têtes), depuis que je suis religieusement à distance, le cœur serré, cette situation qui fait dire à mes amis français: "Oh! on dirait mai 68 chez vous! c’est du lourd!", je suis à la fois inquiète et rassurée. Inquiète parce que je ne pensais pas voir une telle chose arriver dans mon pays. Rassurée, de voir que, même en étant de l’autre côté de l’océan, grâce à Internet à et à une sorte de spontanéité dans le rassemblement des esprits (n’en déplaise à certains facheux qui voient de la ridicule bisounourserie dans cette solidarité qui a fait se réunir, échanger et se connaître des gens qui n’avaient su/pu jusque-là que se toiser de loin), j’ai pu entrer aux côtés d’amis et d’inconnus, de collègues et de concitoyens, dans cette bataille qu’il n’est plus question d’abandonner. Ils (nous ?) sont (sommes) nombreux, deux centaines de milliers apparemment lors de la dernière manif montréalaise (p.s. le Québec, qui est 4 ou 5 fois plus étendu que la France, ne compte pas 65 millions d’habitants, mais plutôt 8 ou 9 fois moins, c'est dire ce que ça représente!), ils sont déterminés. Ils ont aussi leur Québec intérieur, qui ressemble au mien et pour lequel il n’est pas question de cesser de se battre.

Aujourd’hui, ils descendront dans les rues de Montréal, en une marée rouge. Je ne pourrai pas me joindre à eux… pas physiquement, du moins. Alors, les fesses sur un siège de TGV Lyon-Paris, le coeur à Montréal, j’ai écrit ceci, que quelques-uns d’entre eux liront peut-être.