samedi 21 décembre 2013

Le dehors et le dedans - Histoires de Roms 13



Pour que ce blog s'incarne pleinement, il faut que tu oses aussi parler de toi et de ceux qui s'engagent avec toi pour aider les familles roms dont tu fais le portrait. Il faut les deux côtés de l'histoire."
Un ami (presque) parisien, 
que je remercie encore. 


*

Nous sommes quatre, attablés autour d'un pot de vin à l'Impromptu Kafé, place Colbert, en haut des Pentes de la Croix-Rousse.

Deux Québécois, une Germano-Britannique, une Française.

Trois femmes, un homme.

Christian, Mélikah, Nicki, Anaïs.

Lui vient d'arriver en ville, avec sa caméra. Elles ont beaucoup de choses à lui montrer. Il est prêt, il est venu pour ça.

Elles, la Française et la Germano-Britannique, consacrent chacune plusieurs heures par semaine à visiter des squats, campements ou tentes où se sont réfugiées des familles roms. Elles aident à inscrire les enfants à l'école, accompagnent aux rendez-vous médicaux et administratifs. Elles sont toujours à la recherche de cet équilibre (illusoire) entre la vie de famille, le travail, la vie amicale, sociale, et l'engagement sur le(s) terrain(s).

La quatrième, bibi, essaie depuis maintenant un an de conjuguer toutes ces mêmes choses avec l'écriture de ces billets appelés "Histoires de Roms". 

J'ai toujours été convaincue que l'engagement par l'écriture était valable, utile, mais depuis un an, depuis que je suis sortie de la théorie pour plonger les mains dans le cambouis de la pratique (pour ainsi dire), je sais que je ne peux désormais être vraiment (même minimalement) utile que si je nourris l'une par l'autre, l'écriture par l'action.
Ce n'est pas toujours évident. Mais ça se fait.

Nous sommes donc attablés tous les quatre, C. et les drôles de dames. Il est venu pour nous aider à transformer ce blog, et notre expérience, en un livre où les photos viendraient dire ce que les mots restent impuissants à dire. Montrer ce que mes mots ne savent pas dire parce que je suis parfois tellement plongée dans cette expérience que je n'en vois même plus la rudesse, la violence. (Et aussi parce que ses photos, que je commence à connaître un peu, parlent. Elles ont leur propre voix.)

Quoi qu'il en soit, attablées avec lui, nous lui racontons ce qu'il n'a pas eu l'occasion de lire ici, ou dans les courriels que nous échangeons, ou sur Facebook, ou aux infos... Nous devons ressembler à une espèce de pieuvre à trois têtes qui agite ses tentacules dans tous les sens, parle et boit une gorgée de vin et reparle et s'indigne et ricane et appelle à témoin l'une des deux autres têtes qui y va de son anecdote bientôt poursuivie par la troisième tête, levant les tentacules au ciel en racontant la visite dans ce bidonville boueux où des enfants de moins de deux ans dormaient sous des tentes de fortune minuscules fabriquées avec des bâches de plastique, ou encore les quatre mois passés par des familles sous une bretelle de périphérique...

Il écoute, patient. La pieuvre n'en revient pas. Puis ils passent aux choses sérieuses: qui veut-il rencontrer, quand, comment. Qui la pieuvre a envie de lui présenter. Quel endroit il doit absolument voir. Il y a Fabian et Clara (séparés lorsqu'à bout de nerfs, ils ont subi leur énième expulsion de squat cette année, puis heureusement réconciliés), B. et sa famille (que Nicki aide et suit depuis plusieurs mois maintenant), et Cendrilon qui fait partie de cette quarantaine de personnes ayant passé quatre mois sous une bretelle de périphérique avant d'en être expulsés (je me souviens de mon cri au moment où j'ai appris la nouvelle; dans ma rage, j'ai retrouvé mon parler québécois le plus profond: "Tabarnac, ils les ont mis dehors de dehors?! Câlisse!" ). 

Je ne sais si c'est ici ou ailleurs que j'ai écrit que Cendrillon est la plus belle femme que j'aie vue de ma vie, et que la pauvreté, les 10 ans de trop que la misère a dessinés sur son visage, la fatigue et le découragement n'y changent rien.

C'est à elle que nous irons rendre visite en premier. Nous prendrons la caméra mais nous verrons, pour les photos, si le moment est propice. Il est hors de question de heurter qui que ce soit. Et puis, comme je suis partie à Montréal, puis revenue, comme depuis j'ai repris le travail, et aidé Fabian et Clara chacun de son côté pendant leur séparation, comme je n'ai eu le temps de presque rien, je n'ai pas encore pu aller voir Cendrillon and family dans leur nouveau refuge. Heureusement, ils ont enfin trouvé un endroit où construire une cabane. Les jours noirs du périphérique sont (pour l'instant) chose du passé.


*

Nous y allons à deux, quelques jours plus tard. 

Il s'agit d'une sorte de grand entrepôt où ont été construites quelques cabanes, près d'un ancien immeuble à bureaux.

L'odeur du "tout ce que nous trouvons de combustible" dont ils se servent pour alimenter leurs poêles de fortune est subtile aujourd'hui, mais je la reconnais immédiatement... Elle ramène avec elle tous les souvenirs de ce décembre, il y a un an, où j'ai connu un premier bidonville, un premier groupe de familles roms, et Cendrillon et Fabian et Clara. Ce premier bidonville qui, quelques semaines après, avait été détruit par les bulldozers au petit matin, avec tous les effets de ceux qui y avaient vécu et qui se sont trouvés en plein mois de mars sur le trottoir, sous la pluie, sans aucune alternative, sans savoir où aller...

Les cabanes dans l'immense entrepôt ramènent les souvenirs de cet autre vaste espace où Fabian et Clara avaient lui construit et elle méticuleusement décoré une maisonnette, dans ce squat peu après ravagé par un incendie qui a fait trois morts dont Beni, un petit garçon de douze ans. C'était au printemps 2013.

La suie qui couvre les visages des quatre filles de Cendrilon qui m'accueillent et me sautent au cou me rappelle cet autre incendie, celui qui a brûlé en quelques secondes leur cabane et leur chien à l'été 2013, celui qui les a jetés sous une bretelle de périphérique sans eau, sans rien à manger, sans même une bâche en guise de toit, à même le béton et assaillis par les gaz des tuyaux d'échappement des centaines de voitures qui passaient à côté d'eux et au-dessus de leur tête.

La joue de Cendrillon contre la mienne me rappelle tout autre chose, comme le son de sa voix et ses yeux dans les miens. Autre chose que j'ai du mal à nommer mais qui a à voir avec l'amour maternel. Je ne saurais pas mieux le dire. Elle me regarde avec la tendresse d'une mère qui regarde sa fille, même si elle est moins âgée que moi. 

Vite, je reprends mes habitudes pendant que Christian fait connaissance avec tout le monde. Dresser la liste des choses qui manquent aux enfants, puis aux adultes. Parler de l'avancement du dossier des filles à l'école. As-tu encore du shampooing? Et le linge? Tu as besoin que je te fasse une lessive? Tu me mets ça dans ton caddie et je l'emporte. Les enfants ont des poux? Non, ne dis pas ça. Ce n'est pas ta faute. A l'école de mon fils aussi, il y a une épidémie. Ce sont des choses qui arrivent. On va chercher des solutions avec Anaïs. Une tétine pour le bébé. Ok. Ton frère est en prison. Il a fait une connerie et s'est fait prendre. Ok. Soeurs, frère, belle-soeur, réunis pour amasser quelques sous et maintenant il faut les lui faire parvenir, si possible avec quelques vêtements. Ok. On vous aidera.

Pendant que nous parlons, les enfants sont fascinés par l'homme à la caméra qui m'accompagne. Tout le monde veut se faire prendre en photo et surtout voir ensuite sur le petit écran de l'appareil ce que ça donne. Je découvre donc Christian avec une grappe d'enfants accrochés à lui par les mains, et à sa caméra par les yeux. Je me dis que j'aimerais pouvoir prendre cela en photo, ou savoir le raconter.

*

Ce n'est que le début de ce projet mais déjà, les quelques images qu'il a faites (et qui pour l'instant restent entre nous) m'ont fait comprendre une chose. Comme une gifle. Anaïs, Nicki, moi, nous sommes trois drôles de dames avec nos petites cuillers pour vider un océan de merde dont la plupart des gens n'ont rien à foutre parce qu'il reste pour eux un océan théorique, abstrait, sans visage. Nous tentons de ne pas laisser tomber et dans les soirées, les statuts Facebook, sur ce blog, nous essayons de faire voir ce que nous voyons à ceux qui ne connaissent pas, ne veulent pas imaginer ou ne soupçonnent pas. Mais les mots ont leurs limites, comme notre position. Nous ne sommes pas encore de vieilles routières, mais nous sommes assez aguerries pour ne plus éprouver le même choc en voyant ce que, chaque semaine, nous voyons, et qui est pourtant intolérable.

Les photos ont une beauté, une tristesse et une violence que nous ne voyons plus de la même manière, nous qui avons pris l'habitude, pour que notre aide soit vraiment efficace, de ne plus nous attarder ni nous désoler trop longtemps. L'habitude de vite chercher des solutions, de vite s'activer, de donner du réconfort, plutôt que de s'apitoyer comme des spectatrices que nous ne sommes plus tout à fait. (Et peut-être pour être en mesure de supporter ce que nous voyons, de supporter le fossé entre leur vie et la nôtre, tout en sachant que c'est justement parce que notre vie est celle-là que nous pouvons intervenir dans la leur? Eternelle petite spirale, dangereuse et bouffeuse de temps.)

Les photos et surtout le regard de celui qui les a prises m'ont un peu écrabouillé le coeur, elles ont un peu défait mon blindage. Elle m'ont montré un portrait que je ne vois plus de l'extérieur puisque j'y figure désormais avec Nicki, Anaïs, Cendrillon, Fabian, Clara et les autres. Dans ce portrait il y a des enfants couverts de suie qui courent pieds nus en plein hiver; des mères de famille qui ne savent plus quoi inventer pour nourrir leurs petits; des pères tellement écoeurés qu'ils se mettent à faire des bêtises; des bébés qui n'ont ni couches ni lait; des cabanes faites avec application et amour et n'importe quel matériau faisant l'affaire mais qui en moins de cinq minutes peuvent être réduites en fumée; des gens qui ne savent faire autrement que vous mentir pour vous convaincre de les aider; des petits délits et des grandes dépressions; des veilles dames qui toussent depuis six mois; des collections de mégots de cigarettes partagés en famille; des adolescents au regard triste et écoeuré qui dit Sortez-moi de cette vie, je n'en veux pas!... et trois drôles de dames, armées de leur bonne volonté et de pas grand-chose d'autre, assises dans un coin du portrait, qui savent que la plupart des gens les prennent pour de pauvres folles.

Qui savent que ce tableau, dont elles font désormais partie, pour le meilleur et pour le pire, c'est le grand portrait de famille de ceux dont la société n'a rien à foutre et qui peuvent les uns crever, les autres crier dans le désert, comme ils veulent, jusqu'à la fin des temps si ça leur chante, tant qu'ils ne vont pas s'imaginer que les choses peuvent changer.

Qu'à cela ne tienne. Nous continuerons. Les visites, les démarches, le blog, les photos, le projet de livre, et le reste. Et les doutes, les questions, la peur de n'en faire pas assez ou d'en faire trop. Et les appels et les visites médicales. Et les moments de rires dans les cabanes. Et les accolades. Et les vêtements sales. Et les inscriptions scolaires. Et le shampooing pour les poux. Et les colères contre l'indifférence du monde. Et les coups de gueule. Et les crises de larmes. Et les pots dans un café de la Croix-Rousse pour se raconter tout ça, se sachant donquichottesques mais enfin un peu moins seuls, un peu moins fous.













vendredi 18 octobre 2013

Enfances (Histoires de Roms 12)


"I have no mercy or compassion in me for a society that will crush people, 
and then penalize them for not being able to stand up under the weight."

Malcolm X



Nous n'avions pas vu Sara et Anna depuis des mois. Depuis l'incendie de leur bidonville cet été pour Anaïs, depuis la destruction de leur cabane derrière le KFC en avril 2012 pour moi. J'apprends peu à peu que c'est comme ça: d'expulsion en expulsion, de fuite en fuite, d'abri de fortune en abri de fortune, sur la durée, il arrive souvent de perdre de vue une famille, et de la retrouver.

Sara et Anna doivent avoir 12 et 14 ans, maintenant. "Sara" et "Anna" ne sont pas leurs vrais prénoms (comme pour tous les "personnages roms" de ce blog, pour des raisons évidentes). Elles sont maintenant avec leur mère, la soeur de "Cendrillon", et leur père, dans un immense bidonville boueux près de l'autoroute. À l'orée de, pour ainsi dire. C'est Sacha, le fils de Cendrillon, qui nous a menées jusqu'à elles. 

Les retrouvailles sont à la fois heureuses et tristes. Pour des raisons évidentes.

Nous n'avons pas grand-chose à leur offrir aujourd'hui (nous ne savions pas que nous les retrouverions et avons donc donné tous nos vêtements et toutes nos victuailles aux familles qui dorment depuis bientôt deux mois sous une bretelle de périph'). Nous promettons de revenir le lendemain avec du shampooing, du savon, des vêtements et des collants pour les deux grandes, Sara et Anna, mais aussi des vêtements et chaussures pour les enfants de la belle voisine (enceinte de nouveau, elle est un peu nerveuse, sa dernière grossesse s'étant terminée par une fausse couche au 5e mois, en plein bidonville, avec les pompiers qui la cherchaient désespérément dans le dédale des allées entre les cabanes, sans la trouver). Sa fille de trois ans se promène pieds nus et sans pantalon dans la boue glaciale (il fait 6 ou 7 degrés, il pleut depuis deux jours).

Nous prenons tout de même le temps de nous asseoir toutes ensemble dans la cabane de la soeur de Cendrillon, la mère de Sara et Anna, avec la voisine, ses enfants, et une autre gamine, Dana, quatre ou cinq ans, orpheline de mère. 

Je demande à Anna, qui adorait l'école du temps où nous allions la voir au bidonville derrière le KFC, si elle a continué d'y aller. Son français est toujours aussi impeccable. Elle me dit que oui, qu'elle aime toujours ça.

J'apprendrai par Anaïs qu'en fait elle n'y va plus mais qu'elle ment désormais à ceux qui le lui demandent, parce qu'elle est fatiguée de se justifier, d'expliquer qu'avec les expulsions successives et les préjugés ordinaires qui ont maintenant toutes les cautions pour s'exprimer haut et fort, de manière "décomplexée", comme on dit, avec les insultes et les rejets, elle a fini par abandonner.

Le lendemain, nous y retournons en effet. Nous faisons même une petite séance de photos avec le téléphone d'Anaïs, nous rigolons, il faut beau. Mais ce bonheur (incongru sans doute mais bien authentique) sera interrompu par l'arrivée de policiers cherchant une personne qui aurait commis un délit.

Je n'oublierai jamais ce moment où je me suis retrouvée assise sur une sorte de vieille palette de bois avec cette grappe de fillettes de quatre ans, six ans, sept ans, et la grande Anna, blotties contre moi, en larmes, terrorisées à la vue des hommes en uniforme - qui n'ont été ni gentils ni méchants, ni polis ni impolis, passant devant moi avec ma grappe de fillettes accrochées à moi de partout, ne saluant personne mais n'embêtant personne non plus, peut-être mal à l'aise, qui sait.

Je me souviens de leurs larmes et de leurs gémissements, aux fillettes, de leurs petits cris, de l'impression de ne pas être dans le réel, d'être dans un film tellement je ne pensais jamais vivre ça de ma vie, et de mes mots: "Ne pleurez pas, ça va aller, ça va aller, ce sont des policiers français, ils ne font pas de mal aux enfants, vous n'avez rien fait et ils le savent. Regardez, ils passent, là, ils ne sont pas méchants, vous voyez bien. Calmez-vous. Je suis là."

Et malgré moi, la boule au ventre en me rendant compte que j'espérais de tout mon coeur ne pas être en train de leur mentir.

***

Je connais moins bien Barbara et son petit garçon de quatorze mois, I., que j'accompagne un matin au service d'ophtalmologie d'urgence pour enfants. Le petit I. souffre d'un strabisme un peu inquiétant. Le médecin généraliste que Nicki les a emmenés voir leur a dit qu'il y avait un risque de cécité si on n'agissait pas rapidement. Nicki a pris en charge Barbara, son mari et leurs deux enfants depuis un moment maintenant. Mais ce matin-là elle est en déplacement professionnel et c'est moi qui prends le relais, pour soutenir Barbara et l'aider au cas où la communication avec le médecin ne serait pas suffisamment aisée. Je suis surtout là pour rassurer, quoi. Mais ce n'est pas nécessaire. Les infirmières et les médecins sont tous également charmants, ils complimentent tous Barbara sur la qualité de son français, la beauté de son fils. Elle est elle-même une femme magnifique, aux visage d'une grande douceur, au sourire lumineux.

Dans la salle d'attente, des parents comme elle et comme moi, avec des enfants qui pour certains semblent vivre des choses beaucoup plus inquiétantes que le petit I. Cette petite fille de six ou sept ans, par exemple, qui réside manifestement à l'hôpital, et qui est manifestement en chimiothérapie, que ses parents doivent soutenir voire porter tant elle est faible, qui vient pour un examen après une opération à la tête... Ce petit garçon de quelques semaines dont les yeux vrillent dans tous les sens, serré contre le coeur de sa mère inquiète. Et cette dame assise à côté de nous, dont le fils de peut-être deux ans porte déjà des lunettes aux verres aussi épais que des fonds de bouteilles... Cette dame, quand elle apprendra que le fils de Barbara a un strabisme qu'on peut tenter de corriger (car, heureusement, nous sommes venues avant qu'il ne soit trop tard -- ce qui me fera penser à tous ces gens qui n'ont pas accès à ce type de soins pour leurs enfants, qui n'ont pas de Nicki pour les prendre en charge, les soutenir, les assister dans leurs démarches), mais qu'il faudra pour cela acheter des lunettes qui ne sont pas remboursées lorsqu'on a l'Aide Médicale d'Etat, cette dame inconnue viendra vers nous en disant: "Excusez-moi, j'ai entendu quand vous parliez avec l'infirmière, je suis désolée de vous déranger. J'aimerais vous donner 5 euros pour les lunettes du petit. Voilà. Bonne chance."

Nous sortirons en fin de matinée de l'hôpital, Barbara et moi, avec le petit I. endormi dans sa poussette, et je verrai dans ses yeux cette angoisse que je connais tellement, parce que toutes les mères du monde, sans doute, la connaissent. Je poserai ma main sur la poussette pour l'arrêter et je prendrai la main de Barbara pour lui dire: "Je sais comment on se sent quand notre petit est malade et qu'on a peur de ne rien pouvoir faire pour le soulager. Nous avons bien fait de venir. Il y a des solutions médicales. L'argent, ça se trouve. S'il en faut pour les lunettes, on s'y mettra à plusieurs, mes amis et les amis de Nicki, et ceux d'Anaïs, et on trouvera. Ok?"

Elle m'a fait ce sourire où se mêlaient le soulagement et une sorte de honte qui m'a brisé le coeur. Je donnerais cher pour conjurer ce sentiment de honte de tous les Roms que j'ai croisés ou aidés, cette honte injustifiée qui m'enrage, parce qu'elle est imposée par un discours ambiant, un air du temps qui pue tellement qu'il est capable de faire croire aux gens que la misère est un choix. 

***

Cendrillon, que nous appelons ainsi à cause de la délicatesse de ses mains et de ses manières empreintes d'une grâce princière, Cendrillon dont la beauté brille même au milieu de la suie sous une bretelle de périph', a six enfants qu'Anaïs et moi adorons tous, et un mari aussi beau qu'elle mais qui est en train de baisser les bras et de sombrer dans la boisson. Heureusement, il a l'alcool tendre, quand il a bu il devient comme un petit enfant sans défense, il s'allonge par terre, à même le béton, et pose sa tête sur les genoux de sa Cendrillon, il regarde les enfants jouer avec Anaïs et moi, Cendrillon lui caresse les cheveux et lui chuchote des choses en roumain que nous ne comprenons pas. Mais nous savons que ce sont des mots d'amour, de réconfort et de reproche inextricablement entremêlés.

Nous n'avons évidemment pas de solution pour les loger, eux et les huit ou neuf autres familles qui vivent depuis un mois dans ces conditions que les mots sont inaptes à décrire. Mais nous pouvons leur apporter de l'eau pour qu'ils ne crèvent pas de soif, des couvertures, des vêtements, de l'amitié et aussi, et surtout, autant d'aide que possible dans leurs démarches pour "améliorer" leurs conditions de vie, et inscrire à l'école ceux des enfants qui peuvent y aller. Comme Anna, ils en rêvent tous, mais au fil des expulsions, incendies, rejets, c'est devenu très compliqué. Qu'à cela ne tienne, disons-nous, Anaïs et moi, à Cendrillon, on va prendre les problèmes un à la fois et au bout de la route, il y aura l'école pour ceux des petits qui sont en âge d'y aller, ok?

Etape 1, avant les démarches auprès de la mairie et autres tâches administratives: il faut trouver de quoi manger pour vous tous. 

Le lendemain, accompagnée de Cendrillon, de son grand fils de treize ans, de sa petite de quatre ans et d'une des soeurs de leur mère, nous allons les inscrire, tous ensemble, aux Restos du coeur.

J'y passe une des plus belles matinée de ma vie. Pourtant, je suis entourée de gens qui n'ont pas même de quoi se nourrir... Peut-être est-ce grâce aux câlins de la petite R., collée contre moi toute la matinée. Ou des cours de roumain improvisés de Sacha, ou des échanges tendres et bienveillants avec Cendrillon et sa soeur aînée, des blagues, des rires, des récits de vie, du jus et du cafés partagés, offerts avec tant de bienveillance par le personnel des Restos. 

Coluche serait satisfait. Ici, chaque personne, quelle que soit sa situation ou son origine, semble, le temps d'une matinée, retrouver une dignité qu'elle croyait perdue. Et moi, Mélikah, qui ne manque de rien et qui n'ai pas à me plaindre de quoi que ce soit, moi qui suis là non pas par besoin mais pour accompagner d'autres, j'ai cette même impression de retrouver (de trouver?) une dignité que j'avais soit perdue, soit jamais eue.

Lorsque nous sortons, nous avons entre les mains le précieux sésame: dès demain, Cendrillon, sa soeur et leurs enfants pourront aller chaque semaine faire remplir leur caddy de victuailles pour toute la famille.
***
C'est l'anniversaire de mon mari et nous fêtons cela entre amis. Nicki, Anaïs, leurs conjoints et leurs enfants sont là. 

Parmi ce petit groupe qui court partout, saute sur le lit, se chamaille, veut trop manger de gâteau, ne veut pas de légumes verts, distribue les câlins aux adultes, parmi ce petit groupe d'enfants de trois à six ans dont on peut dire qu'ils ont une vie normale, sinon privilégiée, il y en a au moins deux qui ont participé à des séances de lecture avec un groupe d'enfants Roms; il y en a un qui raconte dans son langage de petit garçon, à tous ceux qu'il croise, qu'il va voir les gens défavorisés pour les aider; il y a ceux qui ont voulu donner des vieilles baskets, des jouets et des doudous aux petits enfants roms que maman va voir sous le périph'; il y a celui qui est allé à plusieurs reprises rendre visite à Fabian et Clara pour leur porter des médicaments ou autre chose, et à qui Clara fait d'énormes bisous mouillés et qui n'aime pas ça mais qui se laisse toujours faire quand c'est Clara, celui qui a gardé précieusement les jouets et le pendentif en argent (un petit trésor familial) qu'elle lui a donné un jour pour lui porter chance. 

Il y a ces petits enfants de trois à six ans qui ont la chance de ne manquer de rien, et il y a leurs parents qui se demandent toujours si c'est vraiment une bonne idée qu'à leur âge ils sachent que la misère existe même pour les enfants comme eux... tout en étant convaincus qu'il vaut mieux savoir de quoi le monde et fait et y être sensible que de se boucher les yeux sur ce que vivent les autres. Leurs parents qui se disent qu'on n'est jamais trop jeune pour apprendre la solidarité. Que leurs enfants en sont la preuve. 






***billet également disponible ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/181013/enfances-histoires-de-roms-12

jeudi 19 septembre 2013

Jours d'expulsion - se pardonner (Histoires de Roms 11)


Jeudi 19 septembre. Il est 8h08. Mon petit garçon crie dans mes bras, dans le vestibule, chez nous. Il ne veut pas aller à l'école. Il sait qu'aujourd'hui, pour la première fois, je ne viendrai pas le chercher à midi pour qu'il vienne manger à la maison. Il va vivre sa première journée complète d'écolier, de "grand". Il n'a pas encore tout à fait quatre ans, il a peur. Il se braque, il refuse que je le console, il n'arrive pas à se calmer, il est en colère, il est en larmes, je suis déjà sérieusement entamée par une sorte de gros rhume ou de grippe insidieuse et de le voir comme ça me demande tout ce qu'il me reste de forces. Ne pas m'énerver, ne pas lui montrer ma tristesse, ne pas lui montrer que j'ai mal de le voir avoir peur, être forte. Qu'il puisse s'appuyer sur moi. Ressaisis-toi, arrête de faire la gamine, c'est toi la mère. 

J'essaie de le raisonner, de rester calme. Nous allons être trop en retard alors je prends ses seize kilos dans mes bras et je décide de le porter jusque là-bas, à la fois pour gagner du temps et pour le serrer un peu contre moi. Mon téléphone portable, dans ma poche, sonne au moins huit fois. J'arrive tant bien que mal, tout en tenant le petit qui donne du fil à retordre à mes vertèbres pas franchement solides solides, à attraper l'appareil pour consulter l'afficheur. C'est Fabian. Il a appelé huit fois. Il n'a pas laissé de message. Ensuite Anaïs, qui elle en a laissé un, mais je n'ai qu'une main de libre et mon autre bras faiblit sous le poids de mon fils, qui pleure toujours.

Si je prends le message je néglige mon fils qui a absolument besoin de moi présente, disponible, concentrée pendant les dix prochaines minutes. Si je ne prends pas le message... si c'est grave... S'il est arrivé malheur à Clara, qui sort tout juste d'une semaine d'hospitalisation?

Pas le temps de penser. Monter les marches de l'école. Laisser le petit à la maîtresse. Il ne pleure plus mais me boude. Je lui dis que je l'aime et que ça ira. Il me croit, je pense, mais il veut me montrer qu'il est fâché contre moi. Je sors de l'école le cœur serré et au bord de la défaillance à cause de ce maudit virus, je pense que j'ai de la fièvre.

Je prends le message d'Anaïs. Fabian et Clara, avec tous leurs collègues du squat chez Rita, ont été expulsés ce matin. Elle va me rappeler avant de commencer le boulot à 9h.

Je rentre chez moi. Je renifle et j'éternue et je craque. Je m'effondre. Je n'ai pas la force de les rappeler. Je ne sais pas quoi leur dire. Je voudrais me cacher sous la couette. Sous le lit. Sous le parquet. Je voudrais ne pas m'en vouloir de ne pas pouvoir. Et je m'en veux de me dire ça.

Les dix derniers jours ont été durs. Mardi soir dernier, trois heures d'attente avec Clara chez le Dr. Z., un généraliste extraordinaire qui a accepté de devenir son médecin traitant et de la prendre en charge. Les problèmes devenaient trop nombreux et ingérables. Il fallait des analyses, des tonnes de tests, il fallait avoir l'heure juste. Fini les soins-sparadraps et le colmatage de fortune. Clara et moi sommes reparties de chez lui avec ordre de nous présenter le lendemain aux urgences, munies d'une lettre détaillée qu'il avait préparée pour le médecin de garde. Nous avions peur, mais nous savions que nous n'avions plus le choix.

Mercredi soir, premier essai, L'hôpital Médical D. Un hôpital militaire. Il nous a été conseillé par le Dr Z. parce qu'on y est bien soigné et qu'il y a moins d'attente qu'aux urgences normales. Clara a l'A.M.E. (l'aide médicale d'état) mais pas l'assurance maladie "classique", du moins pas encore. Ils ne peuvent pas accepter son dossier. Ils sont désolés. Et nous aussi. Nous venons de faire un trajet interminable en transport en commun, elle presque incapable de tenir debout, le corps meurtri de partout. 

Nous repartons vers les autres urgences, les normales, les pas militaires, celles où nous savons que nous attendrons des heures. 

Nous nous y traînons - enfin, elle, Clara, s'y traîne. Mais elle ne se plaint pas. Avoir trop mal pour se supporter, jour après jour, se gaver de médicaments, n'importe lesquels, ceux qu'on trouve, pour au moins atténuer la douleur, tous les jours, depuis des années, elle connaît. Elle met sa vie en danger en gobant n'importe quel antidouleur pour s'acheter une heure ou deux sans souffrance. C'est l'enfer.

Je passerai six heures aux urgences avec elle. Jusqu'à ce que le médecin de garde et son équipe (qui auront pris grand soin d'elle et l'auront traitée avec beaucoup, beaucoup d'égards toute la soirée) décident de la garder pour la nuit, avant de l'envoyer dans un hôpital cardiologique. Bilan, en plus de son éventration abdominale inopérable : diabète, problèmes de tension, de cholestérol, infection aux reins.

En rentrant, j'écrirai à un ami, Christian, avec qui j'ai le projet de transformer ce blog en livre avec photos, que j'aurais aimé qu'il soit là pour voir ce moment étrange et beau, pour le "capturer" avec sa caméra comme les mots semblent impuissants à le faire. Les six heures à attendre, le drôle de calme, la nuit qui tombe, les infirmières qui vont et viennent et qui au passage vous sourient, vous assurent que c'est bientôt fini, le médecin de garde seul pour une quinzaine de patients mais ne se défait pas de son calme olympien, et Clara qui s'est endormie sur son brancard, qui ronfle comme un bébé, ses ongles peints, ses barrettes en forme de papillons, sa coquetterie qui me touche, sa main dans la mienne. Son sourire quand elle émerge un moment et que je lui dis "dors, dors, je suis là, repose-toi"...

Elle est sortie de l'hôpital lundi. Je l'ai emmenée à la pharmacie pour récupérer sa panoplie de médicaments. Il a fallu que nous achetions un "semainier", que nous "organisions" les comprimés dans les petites cases, tellement c'était compliqué, tellement il ne fallait pas qu'elle se trompe dans les prises, tellement il fallait que ce soit fini, pour toujours fini, les histoires de je me gave de médicaments je les prends n'importe comment, j'ai mal, je n'en peux plus, je m'en fous, je veux que ça arrête.

Mardi, elle allait mieux, elle prenait sagement ses comprimés, Fabian et elle avaient bon espoir de pouvoir rester jusqu'à la trêve hivernale au squat chez Rita. Chez eux.

Mercredi, nous nous reparlions et ça allait moins bien: leur fille, D., et ses deux bébés, là-bas, en Roumanie, ont de gros problèmes. Au téléphone, Fabian, entendant que je suis enrhumée comme pas permis, me disait "repose-toi. J'espère que c'est pas grave. Te pup dulce". 

Et ce matin, en plein chaos, avec mon fils que depuis dix jours je néglige, comme mon mari, comme mon boulot, avec la fièvre, avec les cris, le téléphone qui sonne à répétition et moi qui ne peux pas répondre. Moi qui ai peur. Moi qui ai honte.

Moi qui ne saurai pas, avant d'avoir Anaïs au téléphone une fois le petit casé à l'école et d'être rentrée, me pardonner d'être à court. D'énergie. De forces. De courage. De volonté. 

Anaïs me somme de prendre une journée pour respirer. Elle leur a parlé. Ils se sont calmés. Ils cherchent un nouveau point de chute et en général, les jours d'expulsion, c'est toujours pareil: nous cherchons, nous angoissons, et Fabian nous rappelle, ragaillardi, pour nous dire d'arrêter de nous casser la tête, qu'il a trouvé ce qu'il leur faut (mieux que nous aurions jamais su le faire). 

Nous nous réservons un moment ce week-end pour aller les voir, eux, Fabian et Clara, mais pour aussi aller rendre visite à V. et à ses six enfants qui dormaient aux dernières nouvelles sous un périph', à la famille que suit Nicki, à cette fille de 15 ans qui a accouché d'une petite fille handicapée...

Je n'arrive ni à me reposer, ni à travailler, ni à les appeler (pour pleurer plus qu'eux et leur donner le cafard? non, aujourd'hui, je serais un poids, c'est pas le moment d'emmerder le monde avec mes états d'âme de fille privilégiée). Alors j'écris. J'écris parce que je me dis que ce blog doit aussi servir à ça, à dire ce que c'est que le "militantisme", "l'engagement" ces jours où on se sent dépourvu, pris de court, ces jours où on se trouve pris dans une spirale très moche. 

Décrire ce que c'est que d'en avoir ras-le-bol, de se casser le nez sur ses propres limites, et de s'en vouloir d'avoir envie de se le pardonner. 

Voilà le téléphone qui sonne de nouveau. C'est Fabian. Sans blague. Et comme écrire redonne des forces, haut les cœurs!, je vais répondre.

dimanche 1 septembre 2013

Revenir (Histoires de Roms 10)


Vaulx-en-Velin: un camp de Roms ravagé par un incendie


Le feu s'est déclaré en début d'après-midi dans un des campements roms de Vaulx-en-Velin de 2000m2. Quatre blessés légers sont à déplorer et 300 à 400 personnes seraient à reloger. Le maire en appelle au préfet.
  •  Vers 15h30, le sinistre était maîtrisé. © Christian Conxicoeur, France 3 Rhône Alpes
© Christian Conxicoeur, France 3 Rhône Alpes.
 
 
*
 
Je suis rentrée d'un mois de retrouvailles avec Montréal le jour où le camp de Vaux-en-Velin (Lyon) a brûlé.


 
Je suis rentrée pleine de crainte parce que je savais que leur situation ici ne se serait pas améliorée, pleine d'espoir parce que Christian (québécois comme moi, grand voyageur, photographe follement doué)  et moi avons désormais le projet de transformer ce blog en livre illustré dans lequel ses photos viendraient dire ce que les mots ne peuvent qu'échouer  à dire. Pendant que je survolais l'océan, la belle V. et ses six enfants fuyaient les flammes.
 
D'ailleurs, tous nos amis, à Anaïs et moi, de l'ex-terrain de la rue Léon Blum ont vu leur cabane partir en fumée, sans exception. D. était en train de "faire les poubelles" quand tout ça est arrivé. Il n'a pas eu le temps de récupérer le violon que nous lui avions donné pour remplacer celui qu'un bulldozer avait détruit, et qui était devenu une sorte de symbole d'espoir un peu cucul mais sacrément important pour nous. Parti en fumée. Je vous le jure. On croirait un roman mais c'est la bête et conne vérité.
 
Le nouveau violon de D. a cramé tout comme le chien de la petite A., 12 ans, l'une des filles de V., qui a dormi ce soir-là à deux pas de son corps carbonisé. V. a raconté l'incendie à Anaïs, comment elle faisait la sieste avec son bébé d'un an, comment elle a juste eu le temps de l'attraper par les bras avant de courir, courir, courir, avec derrière ses cinq autres enfants et son mari, R.. Personne n'est mort, mais aujourd'hui ils vivent cachés sous un périph', crevant de faim et de soif, avec d'autres familles. Plusieurs d'entre elles ont de jeunes enfants et n'ont pourtant pas été relogées.
  
Sur un site d'infos annonçant la nouvelle de l'incendie, dans les commentaires, un homme avait écrit: "Merci à celui qui a foutu le feu."
 
 
*


Je suis allée rendre visite à Clara et Fabian dès que je l'ai pu. Ils allaient bien même si nous avons encore beaucoup à faire pour la santé de Clara (et que nous sommes toujours aussi inquiets: comment la sortir de là alors qu'elle vit une vie aussi incertaine, aussi instable?)

Ils étaient depuis plus de deux mois accueillis par une bande d'anars battants et généreux, avec d'autres familles roms et des tas de gens différents, dans un squat très bien organisé. Leur situation, à tous, était prise en mains par deux avocats bénévoles. On leur avait attribué une chambre privée avec l'eau, l'électricité, un lit. Ils l'avaient aménagée et avaient quelque chose comme le sentiment d'être enfin de nouveau chez eux, même s'il n'y avait pas la possibilité de voir les choses à long terme ou de faire des projets. C'était comme lorsque je les ai connus  en décembre 2012, et que Fabian leur avait construit une cabane incroyablement élaborée et décorée par les soins de Clara, où ils logeaient depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et qui a été écrasée par un bulldozer avec toutes leurs affaires. Avant qu'ils ne se réfugient dans un squat qui a brûlé quelques semaines plus tard, puis un gymnase, puis un autre squat, puis celui où ils sont actuellement.

Les avocats qui luttaient pour prolonger le séjour des habitants du "Squat Chez Rita" n'ont pas réussi à le faire davantage. Tout le monde doit quitter les lieux lundi matin. Ils auraient été traités avec déférence par les gens du commissariat venus leur annoncer la nouvelle.

Parmi eux, Fabian m'apprend qu'il y a deux familles françaises dont les parents travaillent mais ne gagnent pas assez pour louer ne serait-ce qu'un studio où loger eux-mêmes et leurs enfants. Ces parents vont travailler tous les matins comme des "gens normaux" et le soir, ils rentrent retrouver leur famille dans un squat du 7e arrondissement de Lyon.

Chaque fois que j'y suis allée, l'ambiance était chaleureuse, les habitants souriants, le café chaud, l'eau fraîche, les rires francs.

Je suis partie ce jour-là avec un cadeau de la part de Fabian et Clara, que j'ai voulu refuser mais qu'on m'a forcée à prendre (je venais de refuser la mini machine à laver qu'une dame du quartier avait donnée à Fabian pour qu'il la revende). Un gigantesque rôti de porc congelé, calé dans le panier de mon vélo (il leur avait été offert par une commerçante du coin qui les aime bien), je suis rentrée avec une boule d'angoisse au ventre. Je ne sais pas exactement pourquoi. Pourtant nous étions si heureux de nous revoir, Clara et moi avec force larmes et câlineries qui faisaient rire Fabian, et ce dernier à coups de blagues et de taquineries. Peut-être parce que nos moments de joie sont comme des perles, des fleurs magnifiques qui poussent dans un tas de fumier, et que nous le savons tous trois?

*

Quelques jours après mon retour, je suis allée voir une amie. Avant de me rendre chez elle, je devais m'arrêter à un tabac. J'en ai trouvé un sur une place lyonnaise prisée par les touristes. Pas le moindre bout de clôture ou de poteau pour attacher mon vélo. Devant le tabac, assis à même le sol, un homme rom d'une trentaine d'années, en larmes, tenait une pancarte sur laquelle il était écrit: "J'ai quatre enfants, je suis prêt à travailler. Aidez-moi. Merci." Nous nous sommes regardés. Je ne sais pas qui de nous deux a parlé en premier. Je sais seulement qu'il m'a proposé de surveiller mon vélo pendant que j'allais acheter des clopes, et que je ai dit qu'en sortant je viendrais le voir pour que nous discutions et pour lui donner toute la monnaie que je pouvais.

Je suis ressortie du tabac avec quelques euros. Je l'ai remercié pour le vélo. Je me suis assise à ses côtés sur le pavé. Je lui ai donné l'argent et nous avons discuté. J'ai essayé de savoir où sa famille et lui ont trouvé refuge. Ce n'est guère mieux que pour V. et ses enfants sous le périph'. Ceux du jeune homme étaient scolarisés mais avec toutes les ruptures qui ont déjà eu lieu dans leur courte vie, l'idée a fini par être abandonnée.

Je lui ai remis l'argent que j'avais gardé pour lui. Je lui ai dit que j'étais désolée de ne pas pouvoir faire mieux. Qu'ils ne sont pas aussi seuls qu'ils le croient. Qu'il y a plein de gens comme moi, des concitoyens volontaires et convaincus. Il m'a pris la main et s'est mis à l'embrasser, à l'inonder de larmes. Je lui ai dit:  "Non, il ne faut pas, je vous en prie... Ou alors vous me laissez faire pareil!" Et alors je lui ai saisi la main, moi aussi, et je l'ai embrassée, et nous nous sommes mis à rire.

Je suis remontée sur mon vélo et je lui ai envoyé un baiser volant. Nous riions tous deux, lui entre ses larmes et moi retenant les miennes.

J'entendais en boucle les paroles des gens lorsque j'étais entrée dans le tabac, quelques minutes plus tôt, des personnes qui discutaient et qui se disaient convaincues que j'étais une pauvre c... qui se ferait piquer son vélo et qui l'aurait bien cherché, et que c'était tant mieux.

*

Anaïs et moi sommes maintenant accompagnées dans nos efforts par mon amie Nicki, qui s'investit avec le même mélange de passion et d'inquiétude que nous.

Il y a quelques jours, nous avons passé une soirée ensemble toutes les trois, histoire de faire le point, de se soutenir, de s'encourager, de se raconter, de rager, et même de rire (pour ne pas pleurer).

Nicki aide une famille qu'elle croisait tous les jours en allant travailler, avec qui elle a discuté, à qui elle a apporté du soutien, une femme, son mari et leurs deux enfants à qui elle tient désormais comme à la prunelle de ses yeux. Pour eux, tous les jours, elle prend du temps, leur apporte de quoi manger, des vêtements, de la compagnie, elle se heurte pour eux à l'administration française kafkaïenne, elle s'arrache les cheveux et passe des millions d'appels qui tournent en rond dans un système qui ne semble pas tourner rond. Elle nous raconte comment dans les services on se la renvoie comme une balle, lui disant toujours que c'est l'autre qui a la réponse à sa question. Parfois cela est fait de manière courtoise, avec une conscience de l'absurdité de la situation, parfois cela est fait avec ma méchanceté crasse des ignorants.

Sur mon balcon, elle nous raconte tout ça, et le fait que son amie B. et sa famille n'ont, eux non plus, pas été relogés depuis l'incendie de Vaulx-en Velin, et ce malgré qu'un de leurs enfants ait moins de trois ans. Une des personnes (polie, bienveillante, apparemment de bonne volonté) qu'elle a appelées lui a répondu qu'il se pourrait qu'ils aient tout simplement été oubliés sur les listes. Depuis c'est le festival des démarches administratives qui ne mènent nulle part et qui donnent à Nicki envie de hurler.

En attendant, B., son mari et leurs deux petits dorment "à la belle étoile"...

*

Entre les rires et la colère, Anaïs, Nicki et moi savons qu'il faut tenir bon, même si le "problème rom" est d'une complexité et d'une énormité qui nous dépasse davantage à mesure que nous avons l'impression de mieux le connaître.

C'est qu'en fait, ce n'est pas le "problème rom" qui nous intéresse. Ce sont les gens que nous croisons et l'horreur de leur condition, dans une société riche qui (oui, traitez-nous d'idéalistes, nous nous en moquons magistralement) a tous les moyens, TOUS LES MOYENS, de soutenir et d'élever à des conditions humaines, et dignes, tous ses démunis.

Nous sommes trois rêveuses enragées, trois filles déterminées jusqu'à l'entêtement, et le regard de celui qui se moquerait de nous ne nous fait plus ni chaud ni froid.

Nous sommes trois drôles de dames devant un océan, les pieds bien solidement plantés dans le sable, criant "en gaaaaaarde!" en brandissant nos petites cuillères.

Les vagues n'ont qu'à bien se tenir.
 

mercredi 24 juillet 2013

"Roma Stories" - in English!


Quelques-uns des étudiants de Mme Kelly McConnell, que je rencontrerai ce jeudi à Dartmouth College (au New Hampshire) dans le cadre d'une conférence sur mes "Histoires de Roms", ont accepté de relever le défi, et de traduire en anglais mon plus récent billet, "Et vous, votre dossier, il est comment?". Je reproduis donc ici intégralement, et avec la plus grande admiration, le superbe travail de Teddy, Emma, Dario, Nicolas et Anabelle.

Many thanks to you all! Au plaisir de faire votre connaissance très bientôt!

 

***

In France since 2009, Clara and Fabian have lived from one squat to the next, in homes and in gymnasiums, and even in the basement of churches and in huts in slums. However, they say that it is paradise next to the life they led in Romania.

She is 38, and he is 34.

Fabian loves chocolate so much that he knows all of the different brands, flavors, and varieties of chocolate bars sold at Carrefour, even their prices.

Clara has a serious problem with her weight, which would require dieting over the course of several months and a complete reassessment of her everyday health. She has an inoperable abdominal hernia as a result of this weight problem and the fact that her lungs and heart are ruined from cigarettes and many years in the streets. Her life expectancy is dwindling, especially if nothing changes.

In Romanian, if I understand correctly, “morcov” is a carrot, “multumesc” means thank you, “tigari” are cigarettes, and “te pup dulce” translates to I kiss you tenderly.

Clara does not put up with the fact that Fabian is not clean-shaven.

Clara and Fabian occasionally lie to me when I call them to ask how they are and if they have enough to eat, in order to not worry me and to not ask for too much.

Clara does not like being told what to do. When, for example, we scold her because she smokes despite what the doctor has told her, we get it thrown right back in our faces, in the form of jokes and a stream of mockeries. This makes Fabian fall over laughing.

When I have photocopies to make or a train to catch and am lacking a bit of change, Clara always has some. She buries it in my hand in a domineering way, suggesting to me that there is no chance I refuse. Likewise for Fabian with cigarettes, no question that I reject those that he offers me. It would be insulting.

Fabian loves to make us laugh, Anaïs, Phillipe and me, playing the role of a guy who, in the relationship, claims to be the decision maker even though deep down, everyone knows that it’s his wife who calls the shots. Clara and him, laughing, love to reenact the scene of the ugly stepmother and the poor guy who has fallen in love with her.

Fabian was not born Roma. For three years, he worked as a mechanic in Romania repairing fancy cars. The company that employed him shut down and fired everyone. He thus went from being a good employee, capable of paying his taxes and of reimbursing his monthly bank loans, to… a social reject, a pariah. He recounted everything to me, one day. He said: “In order to get the bank to stop harassing me over there, I adopted a Romanian name, one that you know – that of Clara. But I am not Roma. I became Roma by marriage.” By way of love and necessity. Since then, I have often thought about this life as a non-Roma Roma and about what that choice signifies.

Clara is as affectionate as me. When we see each other, we spend a lot of time holding each other’s hands, cuddling, playing with one another’s hair, wiping each other’s tears – tears of laughter or sadness, or of anger. When we walk down the road together, it’s always arm-in-arm, like a funny couple.

Fabian doesn’t like that I walk through the rain in summer dresses or that I might catch a cold. Whenever we’ve spent a moment in a park talking together, and whenever a storm hits just as I have to leave, it is out of the question that I return home without letting him lend me his jacket.

Clara adores gardening and disco balls. She entrusted me with two of them, so that I might store them at my house. A thing that someone offered her in Romania. We will install them in her first real apartment, she told me, and we will have a big party. I brought them back to my house, smiling. It was without a doubt the first time in my life that I regarded disco balls with any sort of tenderness.

Fabian is more enamored with freedom than anyone I’ve ever encountered. Those times when he is welcomed into a gymnasium or a hostel with dozens of other people, those periods when he must share a large common room with a group of other homeless people, Romas and non-Romas alike, he suffocates – it is as if he is going to burn out. But when he finds a plot of land where he can build a home for them, in the way that he alone knows how to build them, a home that will then be decorated by Clara with love, he suddenly seems ten years younger, and becomes a trickster, mischievous like an adolescent.

Clara doesn’t often listen to the advice of doctors. She resists them; they annoy her when they’re too restrictive, she laughs at them and talks about their orders and prescriptions with a cranky and sarcastic tone, as if to say “keep talking, you don’t understand anything anyway.” She has a little rebellious side that tends to be self-destructive when one tells her too directly that she doesn’t do everything she could to prevent a disaster.

Since meeting Fabian, his dialogue on the possibility of finding work and one day earning a decent living in the building trades he excels in has changed. The weariness has settled in. He’s sort of in the process of giving up. I try to snap him out of it. I tell myself that I have only known them for ten months and that he and Clara had to have other phases of dejection, that I must hold on for two when he no longer wants to hold on at all.

Clara is fed up with being sick and suffering, and when Anaïs’ doctor, who agreed to take care of her, quite firmly explained that she might outright die, right now, if she didn’t change her life, she burst into tears and began to be very afraid. But, when we saw her a few days later, she had faced her fears by “choosing” casualness and rebellion. Anaïs and I almost argued with her because we learned (thanks to Fabian’s confidences and because we have started to get to know her better) that she was continuing to smoke like a chimney and that she often exceeded the dose of medication prescribed by countless prescriptions. Antibiotics that knock a person out, anti-inflammatory drugs that mess with the stomach, painkillers that aren’t effective anymore, paracetamol that’s become a kind of useless, but reassuring candy... She is caught in this spiral, too. She has had enough. She wants to send everyone packing.

Clara and Fabian have been on the margins of society for so long that by learning more about them, I realize that, even if we share the same dreams and the same hopes, I tend to forget that the means I propose to them to bring them closer to their dreams are completely inappropriate to their reality. That they’re too stupidly and naively related to my own dreams.

They force me to confront my own fixed, programmed notion of commitment, typical of the Western privileged person that I am. Fabian and Clara, whom I appreciate more as I discover them, and of whom I learn to love what some would call "flaws" - which are actually the marks of their irreducible and radical alterity, those that we discover when we befriend anyone we choose to truly discover, and not try at all costs to make them fit the image we first had of them. Like them with me, I guess. Our respective characters, with all their roughness, appear little by little.

My relationship with Fabian and Clara is starting to change. It brings to mind that phrase that, as an adolescent, I loved to shout like a tenacious refrain at the adults who wanted to force their help on me—and for whom “helping me” also meant making me conform to their point of view: “It’s not help if I never asked for it or wanted it!” They make me question everything, starting with the perception that I had held until now of my own commitment (engagement) to them and other Roma whom I met and whom I have yet to meet. They take me to this difficult frontier, the one where the naïve conception of the cause for which you fight is replaced by the reality of faces, of bodies, of emotions and of stories of people who have to be no less human, no less imperfect, no less indomitable or disobedient than you give yourself the right to be.

I am discovering that Clara, Fabian and I have radically different backgrounds, but, it seems to me, incredibly similarly temperaments. That which could, in the eyes of some, make them "difficult cases", wells up empathy from the bottom of my heart because, without ever having known a quarter of the difficulties they have experienced, I have experienced plenty of rejection and severity (sometimes completely justified, sometimes stubborn and unjust, as life sometimes goes) because I am like them. I was always a difficult case. As the years past, I learnt to adapt while remaining fiercely attached to the preservation of the “less suitable” areas of my dossier.

Clara and Fabian were not accepted to the residential clinic that Anaïs, Philippe, and I tried to place them in. We mounted the best possible case, with the help of people from Doctors of the World (Médecins du monde), who were extraordinary, effective and generous. But Clara’s pathology is rare and necessitates long-term care that the residential clinic couldn’t offer. Also, and maybe most importantly, the “case” of Clara and Fabian resembled the text I have just written. It is complex. It presents some areas of shadow and others of light, contains both risks and treasures, never presents a guarantee of “social” success or of successful integration (God, how they love that word in France! I had never even heard it before I came here!).

I don’t doubt that Clara and Fabian tried their hardest to conform to what they thought was expected of them during the evaluation interview. I don’t doubt that the people running the residential clinic had valid reasons to decide that they could not admit the couple.

I don’t doubt that the strict, obligatory, and necessary supervision over all of the residential patients terrorized Fabian and Clara when it was explained to them. And that their fierce need for freedom and independence did everything but reassure the people who met with them to discuss their potential medical care.

I received the bad news without bitterness. Since then, I’ve gone through dejection, fear, worry, unease, and a terrible feeling of inadequacy and guilt.

So I wrote this column to put my ideas in order and put a name to the disorder of reality. The unexpected complexity of political engagement. Recognizing it. Facing it.

And I will face my pain soon or maybe tomorrow, when I visit Clara and Fabian to say goodbye before returning to Montreal for a month, buy them a coffee, bring them a couple little treats, break the bad news to them…and face their reaction, without hiding myself and without any prevarication.

***

P.S. There is good news, however: we found the man whose violin was destroyed by a bulldozer. Anaïs was thus able to return the instrument that a marvelous woman, nicknamed “Blue Light,” brought to us after having waited for over an hour in traffic jams. The man was overjoyed and made all of the necessary repairs himself. He’s even made others jealous: one of his neighbors, an elderly man who plays the violin as well, asked Anaïs if, by chance, she couldn’t get her hands on another violin, even a damaged one, even if it needed to be repaired…Accordingly, the request has been made…if you happen to have any leads…