jeudi 17 mai 2018

Tenir parole


J'ai expliqué au téléphone à V. et aux enfants, personnages principaux de Douze ans en France (VLB Éditeur - Hexagone - Typo), que je comptais bien tenir une promesse faite il y a très longtemps, lorsque notre histoire venait de commencer et que je venais de décider de l'écrire, pour faire connaître la situation des familles roms victimes de discrimination et maintenues dans une pauvreté intolérable en France: 
partager avec eux les droits d'auteur que me rapportera ce livre, puisque c'est, en quelque sorte, notre livre.
Si vous l'achetez, donc, vous soutenez la famille dont je raconte l'histoire et sans laquelle il n'aurait pas existé.
Si vous en faites un best-seller, on va étendre l'action à tout un groupe, à une association, à un organisme, au monde entier (oui je sais, les best-sellers c'est pas mon truc mais on peut bien rêver, non? )
Merci d'avance. 
Bisous.
Mélikah


L’image contient peut-être : plein air

mercredi 9 mai 2018

Solitaires et solidaires (sur le droit d'auteur au Canada)


Un écrivain travaille solitairement, est jugé dans la solitude, surtout se juge lui-même dans la solitude. Cela n'est pas bon, ni sain. Pour peu qu'il soit normalement constitué, un jour vient toujours où il a besoin du visage humain, de la chaleur d'une collectivité. 
Albert Camus

*

Voici le texte que j'ai lu hier devant le comité de la Chambre des communes qui procède à l’examen de la Loi sur le droit d’auteur, aux côtés d'autres artistes de la Commission de Coalition pour la culture et les médias. De nombreux acteurs du monde de la culture au Québec ont pris le micro. L'accumulation de ces témoignages était accablante. Un pays qui laisse crever sa culture est un pays moribond. (Mention spéciale à l'auteur-compositeur-interprète Pierre Lapointe, enflammé, qui a galvanisé la petite foule qui se trouvait dans cette grande salle de conférence d'hôtel montréalais éclairée aux néons. )

Je m’appelle Mélikah Abdelmoumen, je suis écrivaine, chercheuse, éditrice, enseignante. Je fais tous ces métiers, à la pige, pour compléter les revenus quasi absents tirés de mes livres, qui sont au nombre de neuf, dont deux publiés en France, dont un a pourtant gagné le prix du Salon du livre du Saguenay, et dont un autre a pourtant été finaliste au Prix littéraire des collégiens...
Un exemple concret? (Et en cela je ressemble à un grand nombre d’écrivains d’ici, qui ne font pour autant pas partie des plus « mal pris » …)
Mon dernier livre, qui connaît un bon succès et une bonne reconnaissance, m'a coûté cinq ans de travail.
Si j'en vends 1 000 (j'aurais de la chance, c'est un sacré bon chiffre au Québec), j'obtiendrai un revenu de moins de 2 500 dollars, pour cinq ans de travail. 
Ce livre a une visée pédagogique et sociale, puisque c'est un récit qui lutte contre l'exclusion, la xénophobie et la discrimination sociale, issu de mon expérience de l'immigration en France et défendant ce que je pense être les valeurs dont le Canada se dit le fier représentant.
Mon seul espoir d’en tirer assez de revenus pour trouver le temps d'en écrire un autre est qu'il se retrouve au sein de programmes d'enseignement, en tout ou en partie, et diffusé au maximum...
Mais justement, le fait qu'il soit propice à l'enseignement sera précisément la raison qui fera que je n’en tirerai aucun revenu[1].
... À moins que le gouvernement ne rectifie la situation.
Pour ce faire, il doit redéfinir le terme « éducation » de l’article 29 de la Loi, pour mettre fin à l’utilisation abusive des œuvres.
Avec cette modification, les écrivains comme moi pourront enfin recommencer à obtenir des redevances significatives, versées par des sociétés de gestion collective comme Copibec.
En tant que chargée de cours à l'UQAM, je déclare scrupuleusement les copies que je fais de chaque texte que j'enseigne, parce que sans ce matériau qui a coûté temps, sueur et travail aux écrivains, je n'aurais tout simplement pas de matière à transmettre.
Les étudiants à qui je l'ai expliqué ont réagi favorablement, considérant qu'il en allait de la survie non seulement des écrivains qu'ils lisaient, mais du cœur même de leurs études...
J'aimerais que dans sa révision de la loi à l'étude, le gouvernement ait le courage de ne pas trahir ces citoyens en devenir, à qui nous tentons d'enseigner la valeur du travail intellectuel et le respect du travail d'autrui.
Bref, d’en faire des citoyens responsables et respectueux des valeurs que notre société est censée défendre.
Je vous remercie, et vous souhaite une bonne soirée.


***Pour en savoir plus: https://www.uneq.qc.ca/2018/05/08/examen-loi-sur-le-droit-auteur-ce-quil-faut-savoir/







[1] Puisqu'il pourra être soumis à l'article 29, selon lequel "l'utilisation équitable d'une oeuvre ou de tout autre objet du droit d'auteur aux fins d'étude privée, de recherche, d'éducation, de parodie ou de satire ne constitue pas une violation du droit d'auteur", sans que des balises claires soient apportées à la définition des termes "équitable" ou "éducation". Cette clause qui a permis l’utilisation abusive d’œuvres a occasionné pour le milieu de l’édition et les créateurs des pertes de revenus estimées à 30 millions de dollars.


dimanche 22 avril 2018

Ce que "chez nous" veut dire (Carnets d'un retour au Québec - 5)

*

Je suis revenue de mes années d’exil avec un livre, intitulé Douze ans en France, dans mes bagages. Il paraissait il y a moins d’un mois chez VLB éditeur, au Québec.

Je suis revenue de mes années d’exil avec le récit d’une immigration que j’hésite à dire ordinaire, désormais. Car s’appeler Abdelmoumen, je le mesure plus que jamais, n’a plus rien d’ordinaire aujourd’hui. Ni en France, où je l’ai payé pendant douze ans, ni au Québec, le pays qui m’a vue naître.

Dans Douze ans en France, je raconte donc une immigration presque ordinaire au pays dit des droits de l’homme, et à ce récit s’entremêlent ceux de ma fréquentation d’une série de personnes aimées ou estimées qui, d’une manière ou de l’autre, sont rejetées, stigmatisées, voire malmenées par la société française : une famille d’amis rroms démunis, une amie musulmane qui porte le foulard, un grand écrivain français, Serge Doubrovsky, qui a été forcé de porter l’étoile jaune pendant la Seconde guerre mondiale et ne s’en est jamais remis… J’essaie de décrire, de penser et de faire comprendre ce que c’est que de faire partie, d’une manière ou d’une autre, de ce désolant bal des exclus. Je parle aussi, et longuement, de tout ce que ces années à vivre ailleurs, à être l’Autre, dans un pays où les discours hostiles adressés aux gens comme moi sont nettement majoritaires dans les médias et l’espace public, m’ont apporté de force, de désir de me battre, et de complicités.

C’est en France que je suis devenue, et de manière définitive, une femme engagée. C’est en France que j’ai appris à ne plus avoir peur, et même à priser, le débat. C’est en France que j’ai découvert la solidarité, sociale comme intellectuelle. De France, je suis revenue autre que celle que j’étais en quittant le Québec en 2005. Aguerrie, je crois. Et non pas forcément spectaculairement courageuse, mais néanmoins toujours prête à faire face à celles de mes peurs qui m’ont suivie de l’exil jusqu’à ma terre natale retrouvée. Je parle d’ailleurs aussi beaucoup de la peur, dans ce livre.

Je savais bien que ce ne serait pas simple de rentrer chez soi après des années d’absence, tenter de raccorder l’idée qu’on se faisait de sa maison abandonnée avec ce que cette maison, mon pays, le Québec, est devenue.

Je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire les choses, au Québec, ont changé, sur les questions que j’aborde dans mon livre, celles de la xénophobie, du rejet de l’autre, des préjugés que peut insuffler l’ignorance et le refus de s’informer ou de penser, du repli identitaire, du refus d’accueillir…

Mais une chose est certaine : moi, j’ai changé. Et mon seuil de tolérance devant certains discours d’exclusion aussi. Ce n’est pas une question de gauche ou de droite, comme certains pourraient le penser, de laïcité ou de croyance. J’ai connu en France des gens qu’on peut dire de droite et qui luttaient tous les jours dans les bidonvilles, les squats, les tribunaux et les municipalités pour imposer un accueil digne aux étrangers démunis et fragiles qui avaient choisi de venir se réfugier en France. Parmi ces gens, jeunes et vieux, de gauche, de droite ou du centre, il y avait des hommes et des femmes, français ou étrangers, athées, musulmans, protestants, orthodoxes, catholiques, etc. L’idée était de travailler ensemble, pour une cause commune, sans ignorer nos désaccords qui causaient même parfois des frictions, mais en mettant devant tout le reste ce qui nous réunissait : aider ces gens. Faire connaître leur situation.

La même chose existe ici, au Québec, sans doute. Je finirai par retrouver l’extrémité d’un fil qui me mènera, lorsque je le suivrai, au cœur d’un réseau de ces personnes, avec qui je tenterai de fraterniser et à qui je m’offrirai comme sœur de combat. J’ai aussi, en exil, appris la patience.

Mais ce que je n’y ai pas appris, en France, c’est comment cette moi qui a changé, qui s’est à la fois endurcie et déniaisée, qui a appris à vivre avec la xénophobie en tant qu’étrangère et qui a eu envie de témoigner de cette expérience, comment cette Mélikah Abdelmoumen qui a connu, selon les propos d’un journaliste, « l’exclusion au pays des lumières », mais pas seulement, allait vivre l’exclusion à son retour au pays natal.

Sur la page Facebook de mon éditeur, sur la mienne, sur Twitter, sur celle d’un groupe de Québécois voulant protéger leur « chez nous » contre les étrangers, ces phrases, depuis quelques jours, avec une régularité et une constance qui ne devraient pas m’étonner pourtant :
- « Heille, la greluche, oubli[sic] pas que tu est [sic] chez nous icitte. »
- « Les musulmans sont toujours en train de blâmer les autres, la France, le Québec, rentre chez vous, on veut pas de toi ici. » (Je voulais d’abord répondre que je suis née au Saguenay, et athée, mais ç’aurait été dire que ces propos auraient été justifiés si j’avais été immigrante et musulmane, et ils ne le sont en aucun cas.)
- « Tu ne peut[sic] pas être Canadienne. Retourne dans ton pays, je veus [sic] dire ton vrai pays. On veut pas de toi ici. »
-« La France est devenue une colonie juive. » « Non répond un autre, une colonie musulmane. »
-« C’est avec des gens comme vous qu’on voit le danger de l’islamisation du Québec. »
-« Arrêtez de vous plaindre, le problème du Québec c’est les gens comme vous qui veulent imposer la charia. »
Et ainsi de suite.

Aujourd’hui je comprends cette colère noire de mes amis Français, qui me manquent d’autant plus amèrement. Je comprends l’indignation mêlée de honte dans leurs yeux lorsque c’étaient des compatriotes à eux qui rejetaient les gens comme moi. Lorsqu’ils avaient, selon leurs propres mots, « honte d’être Français », et que moi, je leur répondais : « vous n’avez pas à avoir honte, ne laissez pas les haineux vous voler votre pays, et décider de ce qu’être français signifie. »

Aujourd’hui, j’ai malgré moi honte de mon pays. Honte d’être québécoise. Cette honte se double de la colère qui vient avec le fait qu’un simple nom de famille me fait occuper les deux positions à la fois : je suis « chez nous », mais certains de mes compatriotes me le refusent, avec une violence inouïe.

Sauf qu'en France, plus que tout, j’ai appris ceci : la violence fait partie du monde, partout, et la bêtise, et l’ignorance. Ce n’est ma faute ni en tant que québécoise, ni en tant qu’Abdelmoumen. Mais j’ai une responsabilité : ne plus jamais me taire. Dont acte.