lundi 31 août 2015

Les larmes de Cendrillon (Histoires de Roms 37)



Je comprends d'un coup que je n'ai pas d'avenir ici. Cela me traverse, éclair morne, fragment de planète tombé de la stratosphère, entré dans ma chair, invisible, indélogeable. Je le savais. Tout le monde le sait. Si tu ne peux pas faire ta vie là où tu es ni décamper ailleurs, tu es en prison. 
Marie-Pascale Huglo, La fille d'Ulysse (éd. Leméac, 2015)

*


J'étais partie presque tout l'été. De l'autre côté de l'océan, je retrouvais famille, amis, collègues. Mais je n'oubliais pas Cendrillon. Jamais.

Cendrillon fait maintenant définitivement partie du tissu de mon existence.

Mon téléphone portable français ne fonctionnait pas là-bas. Mon téléphone portable québécois ne permettait pas de faire d'appels internationaux. Il n'y avait pas de ligne fixe dans l'appartement qui nous avait généreusement été prêté par le père d'un ami. Et j'étais débordée. Je manquais de temps pour trouver la solution qui m'aurait permis de lui téléphoner. Mais je ne l'oubliais pas. Jamais.

Je lui ai envoyé une carte postale au CCAS, à l'adresse où elle peut recevoir du courrier. Comme elle sait à peine lire j'y ai simplement dessiné un coeur, inscrit son nom, celui de son compagnon et ceux des enfants, et ajouté "Te pup!" - je t'embrasse, en roumain.

Je parlais d'elle avec mes amis, du livre que je viens de terminer sur notre rencontre, de notre histoire,  et de ses terribles conditions de vie. Nombreux sont ceux qui se sont émus de savoir que de telles choses puissent exister au Pays des droits de l'Homme. Un couple de collègues m'a même remis une somme généreuse pour elle, pour lui permettre de respirer quelque temps. 

Là-bas, Cendrillon était toujours dans mes pensées. 


*

Nous sommes rentrés en France. Il nous a fallu une bonne semaine pour reprendre nos marques, le temps de se réinstaller et de surmonter le (terrible) décalage horaire. Dès que j'en ai eu le temps et la force, j'ai tenté de la joindre. Sans succès. Pendant des jours. J'ai tenté le numéro de téléphone que je lui connaissais avant de partir en juillet, celui de son compagnon, son ancien numéro, un autre plus ancien encore, etc. Rien.

Et les petites (4 ans, 6 ans, 8 ans) qui ont entamé une scolarité il y a quelques mois, et qui doivent faire leur rentrée demain... Anaïs et moi avons pour elles des vêtements propres, chaussures, cartables (dont un de princesse, offert par ma cousine M-G au Québec). Cendrillon et elles sont-elles même en France? Découragée de tout, les a-t-elles ramenées en Roumanie, là où elle aurait la possibilité de vivre dans une cabane plus que modeste, mais sans rats - elle est fatiguée de faire toutes les nuits la chasse aux rongeurs à coups de chassure pendant que ses enfants dorment dans leur cabane de bidonville français. 

(Mesure-t-on le scandale de voir ces deux mots, "bidonville" et "français" se côtoyer?) 

Si elle reste ici, elle vit dans des conditions indignes et n'a pas d'autre issue, sinon celle de voir ses enfants scolarisés et en mesure de connaître un destin moins pourri que le sien... Si elle rentre là-bas, elle pourrait être un peu moins mal logée mais ses enfants ne seront pas accueillis à l'école "normale", car ils sont Roms...

Je n'ai pas eu le temps, depuis mon retour, de me rendre directement au terrain où ils habitent, pas très loin de chez moi. J'ai aussi un peu peur, je crois, de ne pas les y trouver.

En ce dernier jour avant la rentrée, je décide donc, avec mon fils, d'aller voir si elle ne se trouverait pas à cet endroit où elle avait coutume de mendier (sans grand succès) au début de l'été.

Ni une ni deux, le petit et moi nous embarquons.

*

Nous arrivons sur la rue principale de notre quartier. Je guette depuis le coin le petit arbre qui se trouve devant l'entrée du tabac. D'abord, rien. Personne au pied de l'arbre. Je n'ai pas mis mes lunettes, je vois de moins en moins bien de loin... et mon regard est comme embrouillé par l'inquiétude.

C'est mon fils qui s'exclame: "Regarde, maman! Elle est là! Elle est là!"

Je plisse les yeux. Concentre-toi. Oui. Elle est là, assise au pied de l'arbre, amaigrie, un gobelet posé sur le sol pour récolter les pièces qu'on lui veut bien lui donner.

Elle est amaigrie, vêtue de couleurs ternes (ce n'est pas son habitude). On croirait qu'elle se fond dans le tronc de l'abre. Elle est presque devenue invisible.

Je crie son nom. Elle se retourne, me voit, porte une main à la poitrine et me regarde l'air de dire: "ne me fais pas sursauter comme ça, mon coeur est fragile!"

Je m'assieds à côté d'elle sur le trottoir, je la prends dans mes bras. Elle me dit que ça va mal, très mal. Que son compagnon a été arrêté puis emprisonné il y a deux jours, sur un malentendu - si je comprends bien il faisait à manger avec un grand couteau et on l'a accusé de vouloir couper autre chose que la viande du repas avec. Elle n'a plus de téléphone donc n'a pas pu m'appeler. 

Je sors de mon sac la somme donnée par le couple de collègues du Québec. Elle me regarde, sidérée. "Pour moi?" Oui, pour toi. Elle serre ma main dans les siennes. "Merci, le monsieur et la madame", me dit-elle. Elle n'en revient pas.

Je lui dis "je t'ai cherchée partout", je lui dis que pour les enfants et l'école on a ce qu'il faut, Anaïs et moi. Que les filles commenceront avec un jour de retard, que ce n'est pas grave. Qu'on s'en occupe. Pour son compagnon aussi, on va s'assurer que ses droits soient respectés et tenter de comprendre ce qui se passe. Demain je reviendrai ici, même endroit, même heure, avec Anaïs, et on va parler de tout ça.

"Je suis revenue", lui dis-je, "J'étais partie longtemps, je suis désolée. Je suis revenue. Ok?"

Je la regarde et je comprends qu'elle n'espérait plus me revoir. Car en entendant ces mots, elle éclate en sanglots.

En presque trois ans de fréquentations, et après l'avoir vue se faire jeter à la rue je ne sais combien de fois, avec les enfants, après l'avoir vue vivre tant de choses inimaginables, c'est la première fois que je vois pleurer Cendrillon. 

Je la serre contre moi. j'embrasse ses cheveux, ses joues, son cou. Je lui dis encore, et encore, et encore: "Je suis là."

J'attends qu'elle se calme. Je l'aide à se lever. Elle se ressaisit, passe les paumes de ses mains sur sa longue jupe comme pour la défroisser. Puis elle me dit: "maintenant, avec l'argent je vais acheter à manger pour les enfants et je vais à la maison faire la cuisine. Toi reviens ici demain et moi aussi."

Je lui dis: "compte sur moi".

Nous nous séparons ainsi après que je l'ai serrée contre moi, de toutes mes forces. 

Je n'ai pas osé lui demander si elle avait reçu ma carte postale.





* billet également disponible sur Mediapart: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/310815/les-larmes-de-cendrillon-histoires-de-roms-37





lundi 3 août 2015

Racines (Histoires de Roms 36)


Montréal, été 2015


Those who say it can't be done 
are usually interrupted by others doing it.
James Baldwin

*

Je suis chez moi depuis trois semaines, pour les vacances.

Chez moi, c’est le Québec. Le sol natal, le lieu des (premières) racines, le terreau qui m’a faite, où vivent les gens qui m’ont aidée à me construire, à côté de qui je me suis construite. Les proches. Ceux dont on sait qu’on ne s’éloignera jamais, quelle que soit la distance géographique.

Je suis chez moi depuis trois semaines, et comme tous les jours de ma vie désormais, je suis déchirée – entre mes deux pays. Celui de mes premières racines, le Québec, et celui de mes nouvelles racines, la France. Je sais désormais qu’où que je sois, quelque chose, quelques-uns, me manqueront.

C’est ainsi. Et cette année encore plus que lors de ma dernière visite il y a deux ans, je me rends compte que ces nouvelles racines, celles que je me suis forgées en France, je les dois aussi, et beaucoup, à quelques éternels déracinés, à des nomades forcés, des êtres qui ne peuvent jamais s’installer nulle part, à qui l’on ne donne jamais le droit de se sentir chez eux.
Les ramifications qui m’attachent à la France sont entremêlées à celles qui attachent Cendrillon, Clara, Fabian, les enfants, à cette terre où tout leur semble hostile – mais où il se trouve des gens comme moi, car je ne suis pas la seule, prêts à leur ouvrir les bras.
Des gens à qui, comme moi, ils ont fait l’honneur d’eux aussi, ouvrir les bras.

Je suis chez moi depuis trois semaines, déracinée et ré-enracinée, heureuse de retrouver chaque arbre, chaque rue, chaque ruelle, chaque écureuil, chaque terrasse, chaque odeur et chaque bout de ciel familier, mais à la fois nostalgique de ma vie au Pays des droits de l’Homme qui par certains côtés ne semble pas mériter ce nom mais qui par d’autres, le mérite comme personne. Nostalgique du fait que ce qui m’y a attachée plus que tout, c’est, conséquemment à la rencontre de déracinés bien-aimés, celle d’une tradition qui est à la hauteur des trois mots que j’ai longtemps perçu comme la pire des hypocrisies, la pire des déceptions : « Liberté, égalité, fraternité ».

C’est au moment de ma rencontre avec Cendrillon, Clara, Fabian et les enfants que j'ai découvert que pour tant de citoyens ou d’habitants du Pays des droits de l’Homme, ces trois mots signifient quelque chose, et qu’ils méritent qu’on les défende bec et ongles.

Bec et ongles, pour tant de citoyens favorisés comme moi – des connus et des inconnus et des nouvelles connaissances –, qui ont choisi d’accorder leur vie à ces principes, avec tout ce que ça peut coûter dans un monde comme le nôtre. Un sentiment de solitude, d’impuissance qui vient parfois par vagues dévastatrices… et souvent cette colère contre le discours du temps qui veut sans cesse réaffirmer que tout ce en quoi nous croyons est impossible, illusoire, enfantin, que ça ne peut tout simplement pas être fait.

« Ceux qui pensent qu'il est impossible d'agir sont généralement interrompus par ceux qui agissent », écrivait l’auteur américain James Baldwin, grand défenseur des droits des Noirs aux Etats-Unis, de l’égalité entre tous les humains, de la lutte pour y arriver… et qui est venu lui aussi, un temps, se faire pousser quelques racines neuves en France.

Et si j’ai réussi, moi, à me forger des racines dans mon deuxième pays, c’est parce que j’y ai rencontré des gens qui osent agir. Que leur courage m’a attachée à leur pays plus que tout discours national, officiel ou officieux, plus que tout étendard.

Et les plus courageux d’entre eux sont sans doute Cendrillon, ses enfants, son compagnon, Fabian, Clara, et tous ces autres déracinés que j’ai rencontrés, parias, misérables de notre siècle, qui ont tous les jours la force de continuer de croire que la fraternité existe, et d’accepter que s’entremêlent aux miennes les frêles tiges de leur attachement à ce qu’il y a de bon au pays des Droits de l’Homme... Ce qu'il y a de bon au Pays des droits de l'Homme, qui ne se manifeste pas tellement avec tambours et trompettes, mais qui est là, qui est bien là. Je le sais. Je l’ai vu. Tous les jours. Loin des caméras et des gesticulations qu'elles essaient de nous faire passer pour l'esprit du temps en France. Loin des lieux trop nombreux où l'on essaie de nous convaincre que vouloir fraterniser et soutenir, c'est s'aveugler. 

Je le sais. Elle est là. Dans des écoles, des halls de mairies, des CCAS, sur les réseaux sociaux, sur les trottoirs, en bien d'autres endroits et jusque dans les allées des bidonvilles qui ne devraient pas exister chez nous. Je l'ai vue et rencontrée, la communauté de ceux qui agissent. C'est grâce à elle que je me sens maintenant chez moi au Pays des droits de l'Homme. Que j'y ai moi aussi, désormais, mes racines.