mardi 30 avril 2013

Rituels (Histoires de Roms - 5)

On dirait qu'un schéma commence à se dessiner lors de mes "tête-à-tête médicaux" avec Clara. Comme c'est souvent le cas dans les amitiés qui commencent, je suppose. Ces débuts d'amitiés intenses dont on ne sait pas encore où ils mèneront, fasciné qu'on est par le fait de découvrir qu'apprendre à s'aimer, c'est aussi apprendre à voir et à entendre l'altérité de l'autre.

Aujourd'hui nous avions rendez-vous devant le merveilleux service d'odontologie de l'Université de Lyon 2 (ce n'est pas ironique, ces gens sont, vraiment, merveilleux) pour une chirurgie dentaire, et pour le troisième de ce qui sera sans doute une litanie de rendez-vous, étalés sur les prochaines semaines, voire les prochains mois.

Il y a eu les fois où, comme nous communiquions d'abord par téléphone, et puisque deux personnes qui ne parlent pas tout à fait la même langue se comprennent toujours moins bien quand elles ne sont pas face à face, nous avons galéré pour nous retrouver, chacune comprenant un lieu de rendez-vous différent: le métro, l'université elle-même, telle place. Mais c'est bon maintenant. Pour nous donner rendez-vous, même au téléphone, nous savons parfaitement nous faire comprendre l'une de l'autre.

J'arrive donc en général devant l'Université et je la vois descendre du tram, ou alors c'est elle qui m'attend assise à l'arrêt du tram et moi qui marche vers elle. Au début, avant de me voir, il y a son petit air grognon, préoccupé. Puis, lorsqu'elle me voit, d'habitude, s'ajoutent les yeux qui tremblent et sa phrase pendant que nous nous faisons la bise, et qu'elle retient ses larmes: "Oh, Mélikah, beaucoup de problèmes, trop, trop de problèmes." Et alors que nous marchons vers le rendez-vous, le rituel se poursuit: j'essaie de lui remonter le moral en lui disant que nous allons en régler un dès maintenant, de problème, que c'est déjà ça, j'essaie de m'informer des autres soucis, j'essaie de lui dire lesquels je peux prétendre régler aujourd'hui, à court, à moyen ou à long terme, parmi cette liste qui me donne toujours envie de m'asseoir à même le pavé pour pleurer (réaction que je me garde bien de laisser paraître), tant elle semble toujours s'allonger, jamais se réduire. J'essaie de garder mon sang froid et de ne pas lui montrer le gouffre que je vois s'ouvrir devant moi chaque fois que je prends de nouveau conscience du fait que je me tiens avec ma petite cuiller devant l'océan, que je suis assez folle pour penser que je vais réussir à en entamer la désespérante étendue, ne serait-ce que modestement, microscopiquement. 

J'essaie de ne pas montrer à Clara le sentiment de panique qui m'étreint en me rendant compte que même en consacrant plusieurs heures par semaine à nos rendez-vous médicaux, même en continuant à leur rendre visite au squat, à elle et Fabian, aussi régulièrement que possible, même en étant toujours joignable ou presque, toujours sur le qui vive, je n'arrive pas à la cheville de ce monstre polymorphe: ses soucis de santé, sa misère, la cruauté de sa vie ici, au soi-disant pays des droits de  l'Homme. Et que comme s'il n'était pas suffisant de me rendre compte de ma propre insuffisance devant la quantité de ses épreuves, à elle, elle que j'ai juré d'aider à se soigner jusqu'au bout, cette première insuffisance me renvoie à l'autre: celle que j'éprouve, encore plus vertigineuse, devant ses collègues dans le malheur, les autres habitants du squat, ces deux-cents personnes, dont cent enfants (certains scolarisés depuis plusieurs années) qui risquent d'être jetés à la rue dans 48 heures... Philippe et Anaïs essaient d'organiser des séances de lecture avec eux, pour les sortir, au moins par le coeur et la tête, ne serait-ce qu'une heure, de la misère...Misère qui n'empêche pas pour autant leurs parents d'entretenir avec tant de soin ces petits espaces de vie irréprochables où ils aiment nous recevoir, qu'ils aiment nous montrer comme pour dire: "Regardez, nous sommes Roms mais nous ne sommes pas ce que l'on dit de nous. Même dans la misère la plus noire, notre intérieur est impeccablement tenu, et nous y tenons."

Mais je bifurque. Symptôme classique de la warrior don quichottesque à la petite cuiller.

Clara et moi nous retrouvons donc pour un de nos rendez-vous médicaux et au début elle grogne, elle a l'humeur noire, elle s'en confie à moi et cela lui donne envie de pleurer. Ou alors la tristesse prend le pas sur une mauvaise humeur qu'elle craint être de mauvais goût? Je ne sais pas mais plus nous nous connaissons, moins elle cache son exaspération. C'est bien ainsi. Aujourd'hui, 30 avril, elle me montre combien ces deux sentiments vont de pair. Elle me dresse la liste, impressionnante, de ce qui ne va pas, je lui dis franchement sur quoi je suis en mesure de l'aider. Et à mon tour je n'essaie plus de lui cacher mes propres limites, les limites de mes propres moyens, qui ne sont évidemment pas à la hauteur, mais qui n'en sont pas moins à sa disposition. On s'entend sur tout ça. Et alors on passe comme à une deuxième phrase de notre petit rituel: je tente de la faire rire, d'aller chercher la part ricaneuse en elle, la part espiègle.

En général, une fois que le médecin vient la chercher, je n'ai pas encore tout à fait réussi à la dérider. Elle essaie de sourire, mais ce n'est pas encore ça. Vient la suite: elle est prise en charge et moi, je dois retenir mes larmes, je dois éviter que le merveilleux personnel du service d'odontologie de l'Université de Lyon 2 me prenne pour une sorte de drama queen. Je n'y arrive jamais tout à fait. Je dois toujours aller me cacher un peu aux toilettes. J'étouffe. Je mesure combien ma petite cuiller de don quichotte-zozotte est ridicule. 

Lorsque je vois Carla réapparaître, flanquée d'un étudiant en odontologie attentionné, dévoué, rassurant, que je la vois sourire au moment où il nous explique la suite des opérations, je me dis voilà, c'est elle maintenant qui va m'aider à tenir. 

Aujourd'hui, il nous explique qu'à cause des suites de la chirurgie et des antibiotiques qu'elle prend il faut qu'elle s'abstienne de boire de l'alcool, ce qui la fait bien rire car elle ne boit pas. "Moi, jamais l'alcool. Mais Fabian! Oh! Hoy! Peut-être donne-lui aussi des antibiotiques? Hihihi!" (Elle rigole, bien sûr... Fabian ne boit pas plus qu'un autre.)

Je n'en reviens pas. Je serre sa main dans la mienne. Et puis, on nous explique qu'elle doit absolument s'abstenir de fumer pendant au moins 48 heures. Là, elle explose, mi-clown mi-sérieuse, disant que ce n'est tout de même pas possible, qu'il y a des limites, que c'est hors de question! J'insiste avec le médecin, qui lui explique que le problème, si elle triche, c'est que cela causera une douleur bien pire que ce qu'elle connaît maintenant.

Quand nous sortons et qu'avec un air de défi elle m'annonce qu'elle va s'allumer une clope, là, maintenant, et qu'elle en a vu d'autres, que c'est bon, il me faut tout pour l'en empêcher. Elle me dit "D'accord, je le ferai après, à la maison, quand tu n'es pas là." Et elle rit. Elle me regarde et dans ce regard je reconnais mon propre caractère rebelle, mon propre entêtement. Je me dis qu'avec ce besoin de parfois opposer l'humour au malheur, nous sommes faites pour nous entendre. 

Au moment d'aller à la pharmacie chercher ses médicaments (chez ce merveilleux pharmacien de la Guillotière qui s'occupe d'elle comme d'une reine depuis plusieurs semaines, juste à côté du bar "De l'autre côté du pont"), elle me dit qu'elle a mal à la jambe, qu'elle va s'asseoir et m'attendre. Que le pharmacien nous connaît bien maintenant, qu'il me remettra les médicaments, que ça ira.

Ce n'est qu'une fois en train de discuter avec lui (qui me demande des nouvelles d'elle et qui me donne quelques conseils pour la suite), que je me rends compte qu'elle m'a sans doute envoyée ici pour pouvoir fumer une clope tranquille. 

Je ne pense même pas un instant à la gronder ou à lui en vouloir. Le sentiment qui domine est surtout l'inquiétude. C'est vrai qu'en sortant de la pharmacie, je me précipite un peu vers la place où je sais qu'elle m'attend.

Je l'aperçois. Elle se tient la joue (normal, après l'extraction de dent). Elle marche en rond. Elle est toujours debout. C'est déjà ça.

Je sais une chose: je n'ai aucune leçon à lui donner, et elle ne voudrait certainement pas m'entendre si ce genre de lubie me prenait. Aussi, lorsque je la retrouve avec mon petit sachet de Doliprane et que je vois sa tête, je ne lui demande pas si elle a fumé, ni pourquoi elle semble avoir si mal. Je le comprends tout de suite. Et elle comprend que je comprends. Elle souffre le martyre. Elle n'a probablement pas même pu prendre davantage qu'une bouffée, ça n'a même pas dû la satisfaire. Mais elle se tient droite et elle affronte la douleur l'air de dire, "Si tu crois que ça suffit pour m'abattre". Elle me fait penser à moi.

Je l'accompagne à l'arrêt de bus, je la serre dans mes bras comme d'habitude, je lui dis qu'on s'appelle demain, elle m'embrasse en retour, elle ne fait pas semblant de ne pas avoir retrouvé avec la douleur son humeur noire. Lorsque je lui dis de bien dire à Fabian que pendant deux jours c'est lui qui fait le ménage, la vaisselle, la cuisine, et que si j'entends dire qu'il n'obéit pas au doigt et à l'oeil à sa femme je vais venir personnellement lui chauffer les oreilles, elle y va d'un rire grognon . Elle me traite en amie. Elle ne joue pas la comédie.  Les salamalecs de dame patronnesse et de mendiante style comtesse de Ségur, ça n'est pas notre truc. 

Je la quitte et je rentre chez moi, le coeur gros, une main crispée sur mon ventre et l'autre serrant ma petite cuiller. "L'océan n'a qu'à bien se tenir", me dis-je entre deux soupirs de découragement et en essuyant mes larmes, "Je vais lui refaire le portrait, moi, une goutte à la fois!"







jeudi 25 avril 2013

Désirs d'avenir (Histoires de Roms - 4)


Five hundred twenty-five thousand six hundred minutes,
Five hundred twenty-five thousand moments so dear,
Five hundred twenty-five thousand six hundred minutes,
How do you measure a year ?
In daylights? In sunsets? In midnites? In cups of coffee?
In inches? In miles ? In laughter? In strife?
Five hundred twenty-five thousand six hundred minutes,
How do you measure a year in the life?
How about love? Measure in love. Seasons of love.
Donny Osmond, "Seasons of Love"









Je suis dans la salle d'attente de la clinique de l'école d'odontologie de l'université Lyon 2, à me demander ce qui me prend de pleurer comme une fontaine, de hoqueter et de sangloter alors que j'attends d'en savoir plus sur les problèmes de mon amie C., que j'accompagne ici pour la seconde fois.



Oh, et puis ras-le-bol de l'appeler par une initiale. Je ne peux évidemment pas dire son véritable prénom, alors je lui en invente un. Appelons-la Clara. Et son mari, F., appelons-le Fabian. Voilà.



Il y a trois semaines, ils ont découvert à Clara un abcès qui menaçait de se répandre jusque dans sa gorge et de l'étouffer, de la tuer. Ils lui ont donné des antibiotiques et nous ont demandé de revenir pour poursuivre le traitement (dévitalisation d'une dent, extraction d'une autre, puis encore plein d'autres trucs, nous en avons pour des mois). Ils découvrent aujourd'hui que la disparition de l'abcès (mais pas de l'infection) a révélé d'autres problèmes. Il faudra revenir encore bien des fois. Ils ont été adorables et se sont démenés pour nous trouver en urgence deux autres rendez-vous, dans pas trop longtemps, même si tout était censé être bloqué jusqu'en juin. Ils ont traité Clara comme une personne très fragile et très spéciale (ce qu'elle est), même si Clara est une Rom.

Je suis donc dans cette salle d'attente, entourée de tant de gentillesse, et de véritable engagement par ces étudiants dans leur métier, ce qu'il signifie. Et c'est beau. Mais ce n'est pas pour ça que je pleure. Je pleure comme si j'avais peur de perdre une soeur. J'ai peur qu'entre ces problèmes dentaires graves et ses problèmes abdominaux sévères (éventration abdominale inopérable en raison apparemment de chirurgies excessives en Roumanie), Clara ne vive pas longtemps. Et j'essaie de comprendre quand tout a basculé. Quand Clara et Fabian me sont devenus irremplaçables à ce point et de cette manière-là. 

Depuis que les Roms sont entrés dans ma vie, beaucoup de choses ont changé. On sait bien, quand on décide d'entreprendre ce type d'engagement, que notre vie va basculer. Comment dire? Qu'il faudra lui insuffler une certaine discipline, tisser ensemble la vie que nous avions toujours connue et le temps que nous comptons désormais consacrer à aider concrètement, les mains dans le cambouis et tout le reste, des concitoyens démunis, victimes d'injustice et de discrimination. Des parias. On sait qu'il faudra à tout prix éviter, si on veut continuer de pouvoir se regarder dans la glace, de stopper brutalement, de les laisser tomber, de revenir à sa vie d'avant. Et on se doute bien, quand on commence, que si le rythme se prend si naturellement, si ça fait quand même du bien d'affronter sans peur ce sentiment dont on savait se débarrasser à bon compte en donnant une petite pièce de temps en temps, même s'il est bon d'enfin le vivre sans le fuir, on n'a vu que la pointe de l'iceberg. Qu'on n'a pas fini de s'indigner, de se révolter, de se démener, de s'inquiéter, de se désoler.

Il y a eu ça bien sûr avec Clara et Fabian, comme avec leurs voisins et les autres Roms que Philippe et moi, avec notre pote Anaïs et son mari, continuons d'aider, chacun dans la mesure de ses moyens et capacités.

Mais les larmes que je verse, maintenant, dans cette salle d'attente, ces sanglots que je dois aller cacher aux toilettes, ce sentiment dévastateur que je devrai cacher à Clara quand elle sortira de consultation, procèdent d'autre chose. Et soudain je vois exactement le moment où tout a basculé.

C'était il y a une semaine. On avait appris qu'étaient comptés les jours de Clara et Fabian dans le squat qu'ils venaient tout juste d'intégrer après la destruction au bulldozer de leur précédent lieu de vie. Que la ville avait coupé la source d'électricité de l'entrepôt désaffecté où eux-mêmes et quelque 200 autres personnes vivent - certains depuis des mois. Electricité dont ils savaient bien qu'ils n'étaient pas censés se servir, mais le moyen de recharger les téléphones portables qui sont leur seul lien avec le monde extérieur, ou d'avoir un peu de lumière le soir sans cette petite tricherie? 

Bref, plus de courant, éviction imminente et un jour où je téléphone pour avoir des nouvelles et demander ce dont ils ont besoin, pas moyen de les joindre. Pendant vingt-quatre heures. Vingt-quatre heures où je n'ai cessé de penser à tous ces moments passés dans l'une ou l'autre des cabanes que Fabian a construit de ses mains, à boire le café, à discuter, à rire, à chercher des solutions et même, une fois, à déguster des spécialités roumaines cuisinées toute la matinée par Clara avec les victuailles qu'on lui avait données pour la semaine au secours populaire.

Vingt-quatre heures où j'ai pensé à comment j'avais finalement, il y a peu, décidé que oui, une fois par semaine s'il le faut, pendant des mois s'il le faut, j'allais accompagner Clara dans tous les rendez-vous médicaux nécessaires pour la remettre sur pied. Comment, en réalité, contrairement à ce que je me serais imaginé, une fois la décision prise, c'est devenu la chose la plus simple, la plus naturelle, la plus facile à intégrer au tissu de ma vie.

Vingt-quatre heures où j'ai pris la mesure de combien je tiens à ces rêves que nous avons échafaudés ensemble une fois, chez eux, en rigolant et en buvant du Coca. Leur dossier de la Caisse d'Allocation Familiale, enfin traité après presque deux ans d'attente, qui permettra à Clara d'avoir une sorte de pension d'invalidité (une somme dérisoire pour vous et moi, une révolution pour Fabian et elle), un numéro de sécurité sociale, une carte vitale, tout ça en attendant janvier 2014, date bénie où Fabian aura le droit de travailler. Fabian qui parle un français tout à fait respectable et qui est un ouvrier du bâtiment pas seulement méticuleux et professionnel, mais même talentueux. Et alors nous nous imaginions tous ensemble, avec Anaïs, nos hommes en nos enfants, invités dans leur premier studio, qui serait retapé miraculeusement par Fabian et décoré avec amour par Clara. Je voyais déjà la première fois où je les présenterais à mes amis. Les photos de nous tous dans leur premier appartement français, que j'enverrais à mon père...

Je voyais des projets avec Clara et Fabian. 

Dans cette salle d'attente je vois maintenant que l'avenir dont ils n'osaient plus rêver et celui que je suis déterminée à les aider à faire advenir se sont, comme nous, rencontrés.

Et lorsque Clara sort de chez le dentiste, que nous allons à la pharmacie acheter ses antibiotiques, qu'elle me pointe  du doigt une vitrine de boutique féminine et qu'elle me promet qu'un jour, nous irons ensemble nous acheter des robes d'été, qu'ensuite nous marcherons en faisant voler nos longues jupes ensoleillées en nous tenant par le bras dans la rue, et qu'elle le fait, qu'elle me prend par le bras, et qu'elle m'embrasse sur la joue, et que nous rions comme des gamines, et qu'elle me raconte, des étoiles dans les yeux, la fête que nous ferons lorsqu'un jour Fabian et elle auront un véritable chez-eux, je nous y vois. 



*
Des nouvelles de P., le violoniste qui avait vu son instrument écrasé par les bulldozers? Il y a quelques jours, une dame charmante rencontrée via ce blog a pris sa voiture et roulé une heure dans les bouchons pour nous apporter un violon ayant appartenu à son mari. Il nous faut maintenant en charger les cordes et réparer l'archet. Nous avons plusieurs pistes. Par le plus fou des hasards j'ai croisé P. aujourd'hui lorsqu'avec Clara nous sortions de Lyon 2. Je lui ai raconté ça, et la générosité de tous ceux qui se sont et continuent de se mobiliser pour remplacer son instrument. Il était sans voix. Je vous tiendrai au courant, bien sûr, pour la suite.


vendredi 5 avril 2013

Histoires de Roms – 3 : L’océan à la petite cuiller (lettre à Anaïs)




Chère Anaïs,

Nous nous voyons ce soir. Te voilà enfin rentrée, toi qui m’as fait connaître nos amis Roms de Villeurbanne et qui, par un hasard un peu cruel, te trouvais, pour la première fois depuis le début de cette aventure, à l’extérieur du pays  pile au moment où leur camp a été détruit et eux laissés là, à pourrir sur un trottoir, avant d'heureusement être accueillis par un prêtre de Gerland. 

Depuis que je t’accompagne dans ce combat début décembre nous nous amusons à dire que nous allons en mission ensemble, que tu es ma Batwoman et que je suis ta Robinette. Je t’écris ceci parce que je ne sais pas, dans l’excitation de nos retrouvailles, si je saurai bien comment te dire tout ce que je vais dire ici. Je te l’écris et je l’écris à ces nouveaux complices que sont les lecteurs de cette chronique qui s'est doucement imposée à moi. C’est l'un d'entre eux qui a mis les mots les plus justes sur ce que je veux tenter de faire ici : raconter  "quelque chose de simple et d'essentiel sur la fraternité, la solidarité qui ne sont pas des grands mots creux mais des pratiques" (merci encore, Tieri).

J’espère que tu seras fière de ta Robinette qui, en cette semaine fatidique de la destruction du camp où vivaient nos amis, a dû apprendre très très vite à se débrouiller sans toi, à ne plus s’appuyer sur toi pour pratiquer la solidarité, la fraternité et l’engagement social dans ce pays qui commence à être chez elle mais qui reste encore, après presque huit ans à le pratiquer, rempli de mystères. Je me dis qu’après m’être ainsi jetée à l’eau plutôt que d’attendre frileusement ton retour pour lever le petit doigt (à un moment j’ai eu cette tentation : attendre que tu reviennes et m’appuyer sur toi, je sais maintenant que ç’aurait pu être fatal à au moins une personne), je suis devenue plus forte, et que notre duo pourra faire deux fois plus que lorsque je me contentais d’être ton appendice. Et en plus il y a Philippe, maintenant, qui a vu, qui était là tous les jours avec moi en cette semaine de crise et dans mes démarches pour chercher de l’aide, et tous ces gens que j’ai rencontrés par ce blog. Nous sommes de moins en moins seules - nous ne l'avons jamais été, peut-être*.

Anaïs, tu te souviens, quand tu me parlais de ce camp de Roms auquel tu rendais régulièrement visite, juste après que j’ai décidé de venir avec toi et juste avant que nous le fassions effectivement, tu m’as parlé de ce jugement que l’on portait souvent sur ce type d’engagement : "C’est comme essayer de vider l’océan à la petite cuiller"...

Je me souviens bien m’être interrogée sur la validité de cette affirmation, et sur toutes ses ramifications. Je me souviens m’être torturée et creusé la tête. Je me souviens avoir douté. Et puis je me souviens, lors de notre première visite ensemble au camp, du grand silence qui s’est fait en moi. Toutes les questions ont disparu. Nous étions là, avec eux, à échanger, à donner et à recevoir, à se reconnaître mutuellement comme êtres humains dont la dignité, de part comme d’autre, n’avait pas à être remise en cause, et j’ai su. J’ai su que ces questions d’océan et de petite cuiller peuvent vite devenir des parades pour se justifier de ne pas agir. Et qu’elles se trompaient d’objet. Je n’aide pas ces quelques personnes parce que je veux sauver les Roms avec un grand R et réformer le Système avec un grand S (quoique, si vous me donniez une baguette magique, là, maintenant…). J’aide ces quelques personnes parce que puisque je les considère, chacune, comme une personne, chacune de ces personnes que j’aide en vaut la peine. Point. Je n’ai pas besoin que leur nombre se multiplie pour trouver que cette aide existe et a un effet. Et pour tout dire ça commence sérieusement à m’énerver quand on me dit que ces gestes d’aide ne sont que « ponctuels ». Ah oui ? Le fait, par exemple, que deux enfants qui couraient pieds nus dans le froid aient des bottes aujourd’hui, parce que ça ne réforme pas tout le Système, c’est anodin, c’est ponctuel, vous trouvez ? Le fait qu’une mère ait des couches pour son bébé pendant les trois prochains jours ? Le fait que mon amie C., qui a été expulsée de ce camp et s’est retrouvée à la rue malgré ses problèmes de santé, se soit fait soigner et qu’on ait découvert juste à temps un abcès dans la joue qui aurait pu la tuer s'il s'était étendu jusque dans sa gorge? Vous trouvez ça ponctuel, vous ? Eh bien, c’est sans doute parce que ce n’est pas à vous que ça arrive.

Moi, j’ai la chance que ça ne m’arrive pas non plus, mais la malchance de ne plus être capable de fermer les yeux. Et c’est grâce à toi, Anaïs. Grâce à cette question dont nous avons discuté (peut-être que tu m’en parlais pour me « préparer » à ce que j’allais voir, et dont on ne peut pas revenir indemne), et dont j’ai pu constater l’invalidité devant la misère totalement injuste, et injustifiée, de ces voisins à nous. 

Oui, je suis devant l’océan avec une petite cuiller. Et je m’en moque. Je n’attendrai pas que le Réel change et s’accorde à mes désirs pour faire quelque chose. Si j’attends cela, des gens en crèveront, carrément. La mésaventure de C., dont j’ai appris hier en l’emmenant se faire soigner qu’elle a failli y passer, me le rappellera toujours. Et toi, Anaïs, tu m’as appris une chose : ce n’est pas tant que nous tentons de vider l’océan à la petite cuiller, en réalité. C’est que face à la grande sécheresse de notre société devant la misère bien réelle de certains êtres humains, les gens comme nous sont autant de gouttelettes éparses qui, à force de se trouver, de se fondre, finiront par former un torrent.

Ce soir, mais aussi dans les prochains chapitres de cette chronique, je te raconterai le bonheur de F. et C. lorsqu’ils ont eu construit cette nouvelle cabane qui est une preuve de plus du talent, de la méticulosité, de l’application, voire du génie qu’ils pourraient mettre à profit ici, en France, pour gagner leur vie correctement et s’installer comme ils le méritent.  Elle sera détruite aussi, bien sûr. Et ils le savent. Mais ils avaient besoin de ça: un toit à eux, des murs bien faits, un espace propre et sain, ordonné, qu'ils ont même pris la peine de décorer, d'agrémenter de rideaux. Puis nous parleront de nos amis en instance d’être relogés. De C. en voie de guérison, bientôt sortie d’affaire. De mon fils qui s’est tellement attaché à elle qu’elle est la seule à convaincre de bien fermer son manteau quand il fait froid. Et de la bouteille de liqueur fine qu’elle et F. nous ont offerte pour nous remercier de notre aide, à Philippe et moi, mais surtout, je pense, un peu pour officialiser cette amitié qui commence.

Et pour cette histoire d’océans et de petites cuillers, tu es toujours partante, n’est-ce pas ?

On continue ?

À ce soir, Anaïs, et merci d’avoir fait entrer dans ma vie la fraternité qui est une pratique et pas un mot creux.

Mélikah


*Je ne pourrai pas tout raconter ici. La romancière en moi le sait. Il faudra choisir. C'est le propre de tout récit. Ainsi je laisserai tous les lecteurs de cette chronique aller consulter l'internet pour connaître les dernières nouvelles. 
** également, pour cette histoire de violon : comme l’ami « P. » ne fait pas partie des familles que la préfecture doit reloger (il n’a pas d’enfants ici avec lui), je ne sais pas encore où il se retrouvera, quand, comment. J’attends donc de m’assurer que nous pourrons bien le suivre pour lui remettre ledit violon et vous reviens…