vendredi 28 mars 2014

Merci de votre accueil (Histoires de Roms 17)


Photo: Christian Desmeules


Il est 8h05. Nous sommes seules dans la cour de l'école, Cendrillon, Nina (7 ans), sa petite soeur Florina (4 ans) et moi*.

Nous sommes arrivées trop tôt. Les autres élèves et les professeurs ne seront là qu'à 8h20. Nous venons de mondes différents, que tout devrait opposer, Cendrillon et moi, mais plus je la connais et plus je le sais: nous sommes des mères faites de la même étoffe, méticuleuses, angoissées, surémotives, aimant leurs enfants d'un amour animal, tout tissé de passion, de peur de mal faire et de volonté de bien faire. 

Donc au lieu d'arriver à 8h20, nous arrivons à 8h05. C'est plus sûr.

Il fait un soleil insolent en cette fin mars. Nina et Florina sont propres comme des sous neufs, vêtues comme des ballerines: jupe de crêpe longue et blanche à volants pour Nina, petite jupe rose courte comme un tutu pour Florina, collants épais, baskets d'enfant, pulls impeccables et dans les cheveux des barrettes rouges à paillettes chez l'aînée et chez la cadette, une grosse fleur rose. Grands yeux de velours, gestes gracieux et visages fins, comme leur mère. Elles sont si jolies qu'on les croquerait.   

Il y a des jeux de marelle et la grande y entraîne la petite. La petite qui, comme bien des enfants normaux de son âge mais pas tout à fait pour les mêmes raisons, n'est pas exactement rassurée. Elle oscille entre les crises de larmes et les éclats de rire. Nina la prend par une main et sa mère par l'autre. Elles commencent à sauter ensemble sur les chiffres. Je m'apprête à compter en français pour tenter de l'apprendre à la plus petite, mais Cendrillon me fait signe, avec un sourire et une fierté indicible: "Chut, regarde !"

Et alors Florina compte jusqu'à dix. En français. Sans se tromper. Je ne savais pas qu'elle savait. Je crois que c'est récent. Mais peu importe, ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel, c'est ce moment entre nous: une mère rom qui vit depuis des années dans des conditions inimaginables avec ses enfants, qui a vu avec eux des choses inimaginables pour la plupart d'entre nous, et moi à ses côtés, dans une cour d'école, à 8h05 un matin de printemps, moi à qui elles ont choisi d'accorder leur confiance, moi qu'elles ont accueillie dans leur famille. Moi à qui elles montrent, dans cette cour de l'école où deux fillettes feront leur première vraie rentrée et leur premier vrai bout de chemin (du moins je l'espère), leur fierté d'apprendre chaque semaine un peu davantage ma langue.

Quelques minutes plutôt, en marchant du métro, un moment de la même intensité a eu lieu lorsque Nina m'a expliqué qu'elles avaient été déposées à l'arrêt de bus par un de leurs voisins du bidonville qui a une voiture. Encore chamboulée, au moment où j'écris ces lignes, par leur regard lorsque je leur ai dit, avec un sourire de gamine: "Voiture? Tu veux-dire motora?" 

Elles semblaient fières de moi, qui ai pourtant tellement plus de travail à faire qu'elles pour apprendre leur langue. 

Nous avons ri. Je découvre avec elles des définitions de la joie que je ne connaissais pas.


*


À 8h20, nous avons retrouvé la directrice du primaire et de la maternelle ainsi que les professeurs rencontrés la veille. Nous y étions venus pour l'inscription officielle de Nina et de Florina, mais les choses ne se sont pas du tout passées comme je l'avais imaginé. Après un an à accompagner cette famille, et même si j'ai croisé beaucoup, beaucoup de gens dévoués, respectueux, exceptionnels, il n'en reste pas moins que j'ai dû apprendre à réviser mes attentes et mes espoirs. À m'en méfier, même. 

Donc je ne m'attendais pas vraiment à ce qu'après avoir expédié les formalités, la directrice prenne le temps de nous faire visiter à Cendrillon, à moi, à ses filles et à leur frère aîné S. qui nous accompagnait pour "faire interprète", toute l'école primaire et toute l'école maternelle. Nous avons vu la cantine, les salles de jeux, de sieste et de classe, rencontré tous les professeurs, salué les futurs condisciples de Nina et de Florina. On s'accroupissait pour être à leur niveau au moment de leur parler, on leur prenait la main, on s'adressait à elles avec une douceur qui me donnait presque envie de pleurer. On leur souriait. On leur répétait qu'elles étaient les bienvenues. On disait devant elles, aux autres élèves: "Vous leur ferez un bon accueil lorsqu'elles commenceront demain. Elles sont nos invitées. Elles auront besoin de votre aide pour prendre leurs marques. Nous comptons sur vous."

Comme Florina pleurait et semblait avoir peur, nous avons été invités, tous, à passer un petit moment dans sa future classe, avec sa future maîtresse et son assistante. On lui a montré les jouets, les tables, le matériel et l'atelier de peinture qui était en cours. La maîtresse, à force de patience et d'efforts, a fini par réussir à amener Florina à la regarder dans les yeux, et même à cesser de pleurer. 

Nous sommes convenus que le lendemain, Nina passerait toute la journée là et qu'elle mangerait au restaurant de la "scoala", et que Cendrillon y passerait un petit moment avec Florina, que les choses seraient faites graduellement, pour ne pas la brusquer ou la braquer.

Nous sommes repartis en serrant chaleureusement les mains de tout le monde. Cendrillon était radieuse. Je ne l'avais jamais vue aussi déterminée, courageuse, confiante. Et Dieu sait qu'en ces domaines, Cendrillon ne donne pas sa place. Elle m'a prise à part au moment des "au revoir" pour me dire: "Mélikah, cette école, c'est bon. C'est très bon!"

Nous nous sommes dirigés vers le portail et j'ai dit à la directrice et à ses collègues: "Merci de votre accueil." Je crois que jamais je n'avais prononcé ces mots avec autant de conviction.


*

Il est 8h20 et ça y est, ça va commencer. Nous laissons Nina entre les mains accueillantes et chaleureuses de sa nouvelle maîtresse. Elle la suit avec un sourire empreint de timidité. 

Je vais  ensuite accompagner Cendrillon et Florina à l'école maternelle. Florina pleure, et sa mère la serre contre elle en lui chuchotant des mots rassurants. Elle est tellement comme moi lorsque je me retrouve dans la même situation avec mon fils! J'en suis bouche bée. Elle lui parle, tout bas, et même si je ne comprends pas ce qu'elle dit je vois qu'elle alterne entre douce fermeté, mots d'amour et traits d'humour gamin. C'est fou ce que nous nous ressemblons. Peut-être parce que nous ressemblons à bien des mères. Je ne saurais dire.

Je les embrasse et je les laisse. Je rentre chez moi en sachant bien que peut-être demain, la semaine prochaine ou dans deux mois, tout redeviendra compliqué parce que Cendrillon et les siens verront le bidonville qu'ils habitent évacué et détruit. Je sais bien que ces questions sont compliquées. Je ne suis pas là pour faire de la politique, surtout pas du pamphlet simpliste. Je sais seulement ce qu'il nous en coûtera, à tous. Et combien c'est regrettable.

Rentrée chez moi, je me dis qu'il faut témoigner de cela, aussi. Dans cette aventure dont j'espère qu'elle ne prendra jamais fin, dans cette histoire d'une amitié improbable qui se tisse, dans cette chronique d'une nouvelle conscience de l'autre qui émerge, qui se construit, certains mots prennent un sens nouveau. 

Dans les sarmale, les gâteaux et les cafés que me servent Clara et Fabian quand je vais chez eux, dans les cigarettes que m'offrent Cendrillon et sa belle-mère quand je leur rends visite, dans les coiffures que me font leurs enfants avec une multitude de barrettes lorsqu'assise sur le lit je discute avec les adultes, dans la confiance qu'ils m'accordent, tous, de plus en plus, au fil du temps, dans la façon dont le personnel de cette école nous a reçus hier et aujourd'hui, dans le bonheur d'apprendre à dire scoala, motora, friserie ou te pup!, je découvre ce que le mot "accueil" veut dire.






* Je leur donne ces prénoms pour les besoins de ces billets et par respect pour leur vie privée, mais les leurs sont encore plus beaux, plus mélodieux.