mercredi 29 mai 2013

60/170 (Histoires de Roms 8)


« A midi, les corps ont été rendus aux familles, un moment de recueillement a eu lieu avant leurs départs en Roumanie où ils pourront enterrer leur proches. Cela a été un moment très difficile, très très douloureux pour les familles,  vous vous en doutez (et pour nous aussi ...) […]cela l'avait été dans le gymnase où elles étaient depuis l'incendie. Vous vous rendez compte dans un gymnase sans aucune intimité pour retrouver un peu de tendresse ...  190 personnes, des lits de camp collés les uns aux autres, avec plein de jeunes enfants, des bébés, un enfant est né la semaine dernière qui pleurait toutes les nuits, comme beaucoup d'autres  ... et pas que les enfants !
Et cet après après-midi, [est affiché] le nom  des personnes qui seront dans le dispositif ANDATU et qui seront hébergées à la caserne ***. 60 personnes sur 170.  […]Les familles rejetées sont complètement anéanties, certaines avaient fait de gros efforts pour faire scolariser leurs enfants. … toutes vivent cela comme une injustice, et cela est une injustice inqualifiable.
Demain matin 60 personnes auront un logement, et 110 personnes seront jetées à la rue avec la fermeture du gymnase. […]
Donc demain mercredi après-midi, il n’y aura pas d’atelier peinture. »
Message de Gilberte Renard de l’association C.L.A.S.S.E.S., hier soir - extraits

*

Ce sera un billet étrange, porté par la colère et l’inquiétude. Pendant quelques lignes, le découragement n’empêchera pas les mots de s’aligner. Le temps de témoigner, de dire, l’abattement restera en retrait. Mais je sais qu’il m’attend sagement, tapi derrière le point final de ce chapitre, prêt à s’abattre sur moi, justement. Qu’il y aura sans doute quelques jours de retrait pendant lesquels je tenterai de retrouver le courage d’y croire.

Ce sera un chapitre consacré à la description de moments suspendus dans le gymnase, ces moments où, contre toute logique, un pernicieux sentiment de sécurité, une impression de répit, une ombre d’espoir s’installent. Enième sursis depuis qu’en décembre 2012 les Roms sont entrés dans ma vie, pour reprendre l’expression si juste de Gilberte. Je devrais donc savoir qu’il faudrait que j'aie toujours un rejet, une désillusion, une expulsion d’avance sur le réel. Que je cesse de m’attacher aux moments présents. Mais le moyen de le faire ?

Ma plus récente visite, c’était dimanche. Je ne savais pas encore que c’était la dernière. Oui, je me suis comme attachée au sentiment éprouvé au moment d’entrer dans le gymnase, celui où l’on voit les couchettes, les gens allongés ici et là, ceux qui sont assis à des tables et qui discutent doucement, ceux qui sont dans la cour en train de fumer des cigarettes, les enfants qui courent et jouent, ceux qui demandent de quoi dessiner, les sourires bienveillants et les regards vigilants des agents de sécurité et des pompiers, l’accueil des bénévoles… Oui, je l’avoue, de me rendre compte que c’était, dimanche, la dernière fois, me déchire.

*

J’arrive et je discute un moment avec M., celui que nous appelons tous « le patron », en charge d’eux avec la charmante V. Il s’occupe de l’accueil et de tenir les registres des entrées et sorties. Les gens ici l’apprécient. Il me raconte que V. et lui ont procédé, à la demande des autorités, au recensement de tous les occupants du gymnase, décrivant pour chaque famille la situation, le nombre d’enfants scolarisés, de bébés, l’état de santé des uns et des autres, et ainsi de suite. Il espère que d’ici quelques jours, une bonne partie de ces gens sera relogée et se verra proposer des solutions à long terme. A côté de lui est assis un jeune homme rom dont je ne connais pas le nom. Ils ont une discussion enflammée à laquelle ils me convient. Le jeune homme parle de l’injustice que c’est de se voir catégorisé, enfermé dans un stéréotype simplement parce que comme dans tout groupe humain, il y a toutes sortes de gens, dont des personnes peu recommandables. Il me parle de lui, de ses projets. Son français est excellent. Son regard à la fois enflammé et doux. Souriant, M. lui dit: « c’est ce que je te disais tout à l’heure, si tous ces gens apprenaient un peu à vous connaître, ils seraient bien honteux de leurs préjugés. Et ils vous apprécieraient à votre juste valeur. Il faudrait leur imposer à tous quelques heures de service auprès de vous. Histoire de leur ouvrir les yeux. »
Ce matin, je ne sais pas si ce jeune homme rom fait partie des 60, ou des 110.

*

Là-bas, Philippe et le petit sont entourés d’enfants. Ensemble, ils lisent des histoires. Les enfants sont assis en cercle autour de mon mari. Mon fils se tient debout à côté de son père et commente, explique pour eux ces histoires qu’il connaît par cœur puisqu’il s’agit de livres à lui qu'il a tenus à apporter aujourd'hui. La séance est joyeuse et animée, les questions et les exclamations fusent dans tous les sens. Le petit S. aux yeux de velours, 9 ans bientôt 40, est dans le groupe. Depuis l’incendie, Philippe me dit avoir remarqué que son regard a changé. Que quelque chose s’est durci, ou plutôt que quelque chose s’est perdu. Quelque chose comme la candeur. S. est ce petit qui adore l’école et qui (comme bien d’autres enfants du gymnase) a continué d’y aller tous les jours même au lendemain du drame, même si c’était à l’autre bout de la ville. 
Ses parents, sa sœur, son petit frère et lui-même font partie des 60.

*

En attendant que le bureau de consultation improvisé de Médecins du monde ouvre et que je puisse y accompagner Clara, dont le ventre la fait terriblement souffrir, nous sortons toutes les deux dans la cour arrière et nous asseyons sur un banc pour fumer des cigarettes avec deux dames. L’une d’entre elles a quatre enfants. Elle rêve de trouver une situation normale ici et de leur offrir une stabilité. Quatre enfants scolarisés, ça devrait être suffisant, comme dossier, pour qu’elle ne se retrouve pas bredouille après la fermeture du gymnase, non ? Je lui réponds qu’il me semble que oui mais que je ne sais pas, bien sûr. Que j’espère. Je demande de ses nouvelles à la femme assise à côté d’elle. Avec dans le sourire cette lumière que je n’oublierai jamais, à la fois rieuse et triste, avec cet air qui semble dire je-suis-fichue-et-je-le-sais, elle me répond :  "Moi, je n’ai pas d’enfants."
Je leur dis que je suis désolée et que même si je n’ai pas de véritable solution à leur proposer, nous sommes beaucoup plus nombreux que je ne l’aurais cru à nous soucier d’eux. Qu’au moins en esprit, ils ne sont pas seuls… Même si ces bonnes pensées et ces bonnes volontés citoyennes qui veulent se battre pour eux et les soutenir se sentent parfois bien impuissantes. Elles me sourient et ont ce regard qu’ont chaque fois les Roms à qui je dis cela. Ce sourire qui dit quelque chose comme "Merci de me considérer."
Ce matin, je ne sais pas si ces deux femmes, et les quatre enfants de la première, font partie des 60 ou des 110. Mais je sais que toutes les familles d'enfants scolarisés n’ont pas été retenues.

*

Et à la fin de cette dernière visite au gymnase où je n’ai pas su m’empêcher d’espérer, j’ai accompagné Clara dans le cabinet improvisé de Médecins du monde. Et là, j’ai vu, de mes yeux, sous les mains délicates et attentionnés du médecin, ses organes se déplacer dans son ventre, comme un bébé dans celui d’une femme enceinte de 9 mois. Depuis, je me suis occupée de lui faire fabriquer sur mesure une ceinture abdominale qui devrait être une sorte de salvation temporaire (grâce au généreux don d’une grande amie de Montréal, délicieuse et merveilleuse A.), ceinture qui sera prête dans une semaine. Et je dois l’accompagner à long terme, mettre en place un suivi médical sérieux. Tous les médecins qu’elle a vus et avec qui j’ai parlé, tous les professionnels que j’ai vus l’examiner, y compris l’excellente et bienveillante orthopédiste à qui nous avons commandé la ceinture hier, ont eu le même regard. Ce regard, je commence à savoir ce qu’il signifie : si les choses restent telles qu’elles sont depuis qu’elle est arrivée ici en 2009, Clara est en danger. De mort.

Depuis hier soir, je le sais, Clara et Fabian ne font pas partie des 60.


*

Ça y est. Je le vois. L’abattement. Il est là. Juste là. Il m’attend, patient, de l’autre côté de ce point final.

*




p.s. Plusieurs lecteurs de ce blog m’ont demandé comment ils pouvaient aider à changer les choses, dans le cadre par exemple d’une action concertée. Il va de soi que si les réponses à ces questions étaient à portée de main, tous ces militants associatifs que j’ai rencontrés et qui oeuvrent pour les roms ou pour les démunis en général depuis des années m’en auraient fait part… Evidemment si je peux, via ce blog, relayer des messages ou informations je le ferai. En attendant, il faut faire ce que j’ai fait, je pense : ouvrir les yeux sur sa commune, son quartier, son village. Regarder qui sont et comment vivent ces gens qui ont besoin d’aide, ces démunis qui sont nos concitoyens (qu’ils soient roms ou pas, d’ailleurs). Tenter de savoir quelles sont les structures qui œuvrent pour les aider et voir comment, dans quelle mesure l’on peut les assister ou les consulter. Et puis aller rendre visite à ces personnes, se comporter en voisins. Tenter de savoir ce qu’il leur faut et en fonction de ses moyens, de son temps, de son énergie, leur apporter quelques denrées, un peu de soutien… les traiter comme des Hommes.

Et ici, maintenant, briser le silence, combattre l’ignorance et les préjugés, chaque fois que c’est possible.

P.S. ce billet est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/290513/60170-histoires-de-roms-8

mercredi 22 mai 2013

Le café du gymnase (Histoires de Roms 7)

Je ne suis pas certaine de réussir à écrire de manière cohérente sur ce que j'ai vu et vécu dans le gymnase où sont réfugiés les 189 (et désormais 190, puisqu'une petite fille a vu le jour) Roms qui ont survécu à l'incendie de leur squat à Lyon, il y a une dizaine de jours.

Je ne suis pas certaine de pouvoir suivre un fil, construire un récit.

Dans l'attente de savoir ce qu'il arrivera à ces gens le 27 mai, jour où la "trève du gymnase" est censée prendre fin, il est difficile de prendre du recul, de remettre les choses en perspective (la préfecture leur proposera-t-elle, comme on l'a lu dans les journaux, d'entrer dans un programme d'intégration? les laissera-t-on de nouveau à eux-mêmes? leur proposera-t-on un autre hébergement d'urgence? jusqu'à quand?)...  D'ailleurs, remettre les choses en perspective, je le constate, fait mal, puisque cela signifie aussi penser au "problème rom européen" dans son ensemble, et à la cruauté des Hommes, et à la place, un peu trop prépondérante à mes yeux (de Nord-Américaine, soit), que l'on accorde aux discours extrêmes et haineux, voire à la désinformation raciste et homophobe, dans les médias de ce pays.

Non, aujourd'hui, quelque dix jours après le drame, j'ai envie de m'extraire des gesticulations médiatiques ou politiques, des éructations des ignorants et des haineux, et la seule manière d'y arriver est de penser en moments. En instantanés. Et de les décrire, toujours dans le même but: que les mots dessinent les visages d'humains qui ne méritent certainement pas moins que les autres que l'on les traite avec respect, voire avec tous les égards dûs à des gens dotés de tant de courage, de patience. J'aurais presque envie de dire qu'ils le méritent davantage que bien des gens que j'ai vus, ces derniers jours, s'agiter derrière des écrans ou devant des micros.

En retenant mon souffle, en attendant le 27 mai, en me demandant ce qu'il adviendra, notamment, de 'Clara' et de 'Fabian', je suis habitée par les images d'instants passés au gymnase.

Au moment de notre première visite, en famille avec Philippe et le petit, les visages de tous ceux que je salue, et que pour la plupart je connais peu ou pas du tout. Les serrements de mains chaleureux de certains avec qui nous parvenons à discuter un peu pour leur dire combien nous sommes désolés. Juste ça. Et qu'ils ne sont pas seuls. Qu'il y a des gens, dont les moyens et pouvoirs sont certes limités, qui veulent néanmoins se battre pour eux. La chaleur de ces mains qui serrent la vôtre, la chaleur dans ces regards. Humaine.

Là-bas, à quelques mètres, assise sur une couchette, la jambe terriblement enflée, le visage défait, la bouche tordue par la douleur, Clara. Moi qui cours vers elle. Moi qui m'assieds à ses côtés. Nous nous serrons l'une contre l'autre. Elle pleure. Je me retiens. Je lui caresse les cheveux. Elle me couvre les joues de baisers. Je lui embrasse le front. Nous passerons un petit moment ainsi avant de pouvoir nous parler. Avant que je puisse lui demander quoi ta jambe? Et tes dents, ça fait encore mal? Trop mal pour attendre notre prochain rendez-vous chez le dentiste? Et ton ventre? Et les Médecins du monde ils ont dit quoi? Ils t'ont fait une ordonnance? Donne, vite. Nous avons la voiture. Tu restes là. Je vais voir le pharmacien qui nous aide depuis le début. Je vais te chercher tout ça. Nous revenons. Je te serre encore contre moi. Mon fils veut te faire sourire et il se cache derrière son père, sort la tête et fait "coucou! Clara!" Et ça fonctionne presque. Presque.

Au retour de la pharmacie, Clara et Fabian, et tous les autres, sont attablés. On leur sert une omelette et du riz. Ils ont du café, du chocolat. On s'occupe bien d'eux. Mais Fabian a sa tête des mauvais jours. Le regard vacant. Comme s'il s'était absenté de ses propres yeux pour se tourner vers des choses plus noires et plus tristes que tout ce que j'ai pu voir dans ma vie de femme (j'en prends de plus en plus la mesure) privilégiée. Tous deux insistent pour donner leur yaourt à la fraise à mon fils, qui est grognon parce qu'il a faim ou est fatigué ou a fait une trop courte sieste cet après-midi. Il me faut insister pour qu'ils acceptent que je refuse cette offrande. Quand je leur réponds en essayant de sourire que mon fils de toute manière ne mange rien, à la table à côté, la mère du petit S. et de sa soeur s'exclame: "toi aussi, tu as ce problème? La mienne est pareille! Elle ne mange presque rien! Il faut que je fasse tout un cirque pour la convaincre!" Et nous voilà à échanger des astuces et anecdotes de mères ordinaires, à en rire, à fraterniser...

S., son fils de neuf ans, est en France depuis qu'il est bébé. Il va à l'école depuis des années. Il me raconte, fier, que le lendemain même du drame, et même si l'école se trouve désormais à l'autre bout de la ville, et qu'il a encore du mal à mémoriser le trajet en tram, eh bien, il y est allé, à l'école. Il continue d'y aller tous les jours. Parce qu'il a réussi à récupérer son cartable avant l'évacuation. "Enfin, j'y vais pas le mercredi, tu sais, me dit-il. Parce que le mercredi il n'y a pas d'école. Mais ils sont venus ici et ils ont fait comme on faisait au squat, l'atelier peinture pour les enfants, le mercredi après-midi." Puis, apercevant mon fils, qu'il a déjà vu une ou deux fois: "Hé, coucou, toi! Comment ça va? Bien? C'est chouette de te voir!" J'ai le réflexe de prendre la main de S., une ou deux fois. Une manière de lui témoigner mon admiration, je crois. Un élan. Mais je remarque qu'il retire la sienne, tout en continuant à me sourire, à discuter avec moi. Il n'aime peut-être pas qu'on le touche. Après tout, nous nous connaissons peu. J'éviterai désormais de le faire. Je m'arrangerai pour que mon admiration passe par les yeux. Comme avec cet homme qui lui ressemble terriblement et dont je n'ai pas osé demander s'il est son père ou son oncle. Un homme à la fois chaleureux et réservé. Ricaneur et timide.

La deuxième fois que nous venons au gymnase, chacun semble avoir davantage pris ses marques: les rares (et héroïques) personnes qui sont en charge de veiller sur ces 190 sinistrés, les Roms eux-mêmes, les visiteurs comme nous. Quand nous entrons, nous tentons de décrire au garde de sécurité Clara et Fabian: "Comment s'appellent vos amis? Hmmm. Le nom ne me dit rien. Décrivez-les moi, si je peux je vous aiderai à les trouver, je vous dirai s'ils sont là..." Et juste à ce moment, les voilà. Ils nous ont vus, Philippe et moi. Ils marchent vers nous. Ils ont repris du poil de la bête. Ils sourient. Fabian laisse Clara passer devant lui. Elle me serre dans ses bras. Je fais la bise à Fabian (ce qui le surprend toujours), il serre la main de mon mari qu'il appelle (avec un air taquin, affectueux) "monsieur Philippe". Et alors il se passe ce moment merveilleux. Fabian et Clara se saisissent de deux longs bancs et les placent face à face, de manière à ce que nous puissions nous asseoir tous les quatre, dans notre coin, et discuter... "C'est comme au café!" dis-je à Fabian en souriant. "Ah, mais tu sais, il y a du café ici, si tu en veux, Mélikah. Tu veux? Je vais t'en chercher."

Je serais bien incapable d'avaler quoi que ce soit. Trop émue. Nous avons discuté de l'échéance du 27, des projets d'intégration que la préfecture aurait (aurait, puisque nous n'avons encore la confirmation de rien) pour eux, de leur enthousiasme devant un tel projet. Nous rencontrons V., qui est en charge d'eux, charmante et franche, généreuse, elle nous accueille et nous informe et nous dit la vérité, ce que nous pouvons espérer, ce sur quoi il faut attendre un peu avant de tabler, combien il faut éviter de s'emporter, pour le moment... Philippe et elle décident d'organiser ensemble une distribution de vêtements quelques jours plus tard. Elle a la bienveillance et la lucidité de ceux dont l'engagement ne date pas d'hier, et qui ne renonceront jamais. Comme G., ange gardien que tous ici connaissent, que j'ai eue quelque fois par courriel ou au téléphone et qu'il me tarde de rencontrer. Ces gens qui ont tant à m'apprendre.

Nous remercions V. Nous continuons à papoter dans notre coin, tous les quatre. Et oui, c'est vrai, nous rêvons un peu, au café improvisé du gymnase des Roms, avec Clara et Fabian, face à face et yeux dans les yeux sur nos bancs d'église en bois teint bleu ciel. Mais notre seul tort, c'est de rêver de choses qui, dans un monde moins mal fichu, seraient accessibles à tous les êtres humains de bonne volonté.




p.s. Je tiens à remercier Guy Birenbaum, grâce à qui ce blog a trouvé un nombre de lecteurs que je n'aurais osé espérer.


lundi 13 mai 2013

Les martyrs de Lavirotte (Histoires de Roms 6)


Lyon

Lyon. Trois morts dans l’incendie d’une ancienne usine occupée par des Roms

Faits diverslundi 13 mai 2013


J'aurai du mal à écrire ce matin. 
Je vous préviens, mes mots seront maladroits.
Ce squat, je le connais. Ces gens, je les connais.
Ces enfants, je leur ai apporté des petits jouets, j'ai discuté avec certains d'entre eux qui m'ont raconté leur vie d'écoliers pas comme les autres.
Mon mari et mon amie Anaïs étaient encore là, hier, à leur rendre visite pour leur faire la lecture.
Nous avons discuté avec leurs parents, nous avons salué leurs voisins, nous avons rigolé dehors, devant les bâtiments, au soleil, au milieu des poubelles et des meubles éventrés, parlé du beau temps et du retour de la chaleur, comme si nous n'étions pas au milieu de la misère la plus désespérante.
Nous avons discuté et rigolé même au milieu de la misère et des ordures et des meubles éventrés parce que des êtres humains qui se reconnaissent entre eux, et décident de se considérer mutuellement, de se respecter, de se saluer, savent que ce bonheur et ce partage-là valent bien davantage que le confort de celui qui est venu aider, ou que la misère de celui qui a besoin d'aide.

Ce squat qui abritait près de 300 hommes, femmes et enfants roms, disséminés dans plusieurs bâtiments, dont celui de la tragédie de cette nuit, c'était celui où étaient venus se réfugier mes amis "Clara" et "Fabian". Il s'y étaient construit une cabane coquette et étonnamment sophistiquée, que Clara avait pris le temps de décorer. Chaque fois que nous venions les voir, elle avait ajouté une nouvelle touche à la décoration.

Un jour, alors qu'Anaïs et moi, invitées à déguster avec eux de merveilleux cigares au chou roumains, nous extasions sur les fleurs artificielles que Clara avait trouvées et dont elle avait orné toute la petite pièce immaculée, nous nous sommes retrouvées avec chacune une énorme gerbe de fleurs artificielles sur les bras. Clara avait absolument tenu à nous les donner, puisque nous les trouvions jolies.

Après une âpre négociation ("Mais Clara, nous les trouvons belles chez toi, dans ta maison, tu ne vas pas nous les donner! Il faut justement les garder, là, comme ça, parce que c'est si joli!"), nous avons fini par accepter de prendre les fleurs (et les vases avec), à une condition: "vos jours ici, dans ce squat, à Fabian et toi, sont comptés. Vous avez réussi, en si peu de temps, à vous refaire un chez-vous, en y mettant le soin que vous mettez pour toutes les cabanes successives que vous avez été forcés de quitter depuis votre arrivée en France, en 2009, mais nous le savons tous: ça ne durera pas. Alors les fleurs, nous les prenons, nous les gardons quelque part, et le jour où vous aurez enfin votre première vraie maison, nous vous les rapporterons pour la décorer."

Et Fabian qui se met à rêver tout haut, pendant que Clara retient ses larmes: "Oui, Anaïs, Mélikah, juste une pièce, un terrain même, et je construis une petite maison dessus, une petite maison à nous, et j'aurai le droit de travailler, et nous ferons une grande fête, tous ensemble. Une grande fête."

J'ai bien fait de reprendre les fleurs de Clara. L'îmmense entrepôt dans lequel ils avaient construit leurs cabanes, eux et six ou sept autres familles (parmi lesquels le petit S., 9 ans, aux yeux de velours, qui nous servait d'interprète roumain-français lors de conversations plus compliquées ou plus abstraites), n'est pas celui qui a brûlé cette nuit, c'était celui d'à côté (si j'ai bien compris). Mais comme les autres, ils en ont été évacués en catastophe et sans doute n'ont-ils pas pu emporter grand-chose. Tout ce qu'ils ont amassé depuis leur arrivée là-bas fin mars, après la destruction du petit squat villeurbananis où je les ai connus, ils ont dû l'y laisser. Tout est, encore une fois, à recommencer.

Nous le savions, évidemment. Mais chaque fois il y avait ces moments d'amitié dans les cabanes, avec les enfants qui jouaient, les parents qui faisaient la lessive, la cuisine, venaient discuter, offrir une cigarette, dire bonjour... je ne sais pas, je pense que ces moments avaient le pouvoir à la fois magnifique et dangereux de nous faire oublier le reste. La gravité du reste. Ce que ce pays, comme tant d'autres pays d'abondance, fait à ses démunis, sans pitié, sans égard pour leur âge, leur histoire, même leur humanité. Ces pays où le cynisme a remplacé tout le reste, et où l'on préfère considérer ceux que l'on ne comprend pas comme des rats, une vermine dont il faut se débarrasser. Une engeance dont on aime à dire, avec l'arrogance et la fierté irréfléchie du con le plus glorieux, que même en n'ayant rien, elle nous vole quelque chose. 

Il y a des jours où je saisirais certaines personnes par le col pour les y trainer et les forcer à se mettre à genoux à même la terre battue pour regarder les enfants roms dans les yeux, regarder les efforts que font leurs parents même dans toute cette misère, regarder les cahiers d'école avec les exercices, le café qu'on offre aux visiteurs, les vêtements qui sèchent au soleil sur les cordes à linge de fortune, ces ordures qui traînent partout parce que la ville refuse de les ramasser, ces visages qui ont vu ce que personne, jamais, ne devrait voir, et qui trouvent néanmoins la force de vous offrir le sourire le plus radieusement timide du monde lorsque vous avez la décence de les saluer et de les regarder avec respect, avec bienveillance.

Vous pensez que ces pères, ces mères, ces maris et femmes, ne s'aiment pas comme vous, comme nous? Que ces enfants qui ont vu l'immeuble flamber cette nuit, entendu les cris, appris qu'il y avait des morts, ces enfants qui errent de squat en squat et qui essaient de continuer d'aller à l'école, ces enfants dont les parents n'ont pas le droit de travailler, qui ont fui un pays où ils étaient déjà des parias, pour arriver ici et voir ces choses horribles, que ces enfants sont différents des vôtres?

J'arrête. La colère m'empêche de bien écrire.

Je repense à notre rendez-vous chez le dentiste avec Clara, vendredi dernier. Nous avons passé quatre heures ensemble. Elle souffrait le martyre et en avait par-dessus la tête de cette vie. "Mélikah, je n'ai pas de maison, nous ne pouvons pas travailler, et là-bas c'est pire", me disait-elle, en me tenant la main et en essuyant ses larmes. Et elle trouvait quand même  moyen de me forcer à raconter ce qui n'allait pas de mon côté. J'étais fatiguée ce jour-là, un peu préoccupée. Elle voulait que je lui raconte.

J'arrête. C'est trop dur.

J'arrête avec en tête une image: celle du grand sac que j'avais donné à Philippe pour Clara et qu'il devait lui remettre hier, lorsqu'il est allé avec Anaïs faire la lecture aux enfants. Il y avait plein de vêtements dont certains à revendre et à troquer pour pouvoir se sustenter avec Fabian. Mais il y avait un super beau flacon de parfum que je ne porte jamais. Je sais que Clara aime le maquillage, les longues jupes qui volent, qu'elle aime sentir bon, qu'elle aime se sentir femme. 

C'est plus fort que moi, je vois le flacon de parfum, transparent, longiligne, élégant, avec cette étiquette florale, au fond d'un sac de vêtements et de chaussures, posé dans le coin d'une cabane désormais vide, au milieu des cabanes abandonnées, dans cet immense hangar où la vie a été soudain interrompue, dans l'odeur d'incendie et de mort, dans l'odeur de l'espoir qui part en fumée.


*ce texte est également disponible sur Mediapart, section blogs/Le Club, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/130513/les-martyrs-de-lavirotte-histoires-de-roms-6

mardi 7 mai 2013

Les yeux grands fermés ("College Boy" et la laideur du monde)


Je vis en France depuis juillet 2005.

Et depuis juillet 2005, j’ai vu des dirigeants politiques, des aspirants dirigeants ou des ex-dirigeants tenir publiquement et fièrement des propos racistes ou homophobes, invités à la radio et à la télé pour expliquer leur « point de vue » (comme si la cécité était devenue une manière de voir), reçus le plus sérieusement du monde et écoutés comme si tout cela était bien normal.

J'ai vu des familles filmées marchant dans les rues et criant leur haine contre une partie de leurs concitoyens, leurs pauvres enfants brandissant des pancartes dont ils ne comprenaient pas le sens, dont ils ne pouvaient pas savoir qu’elles visaient à priver une partie des Français de certains de leurs droits pourtant fondamentaux, établis et reconnus par une certaine Charte un peu importante.

J'ai vu d'autres familles, moins blanches celles-là, jetées encore plus loin dans la misère simplement parce qu’elles étaient étrangères et miséreuses. Leurs cabanes démolies par des bulldozers. Le tout diffusé et rediffusé. L’indifférence de la classe politique devant cette situation inquiétante, choquante, voire tragique.

J'ai vu beaucoup, beaucoup de misogynie et de sexisme, dans la pub, à la télé, au cinéma, dans la vie de tous les jours.

J'ai vu ces gens fascinés, collés 24 heures par jour aux transmissions en direct de la traque d’un certain Merah qui avait terrorisé beaucoup de gens en France (dont moi, bien sûr). Les médias complètement colonisés par cette affaire. Je suis même tombée, par hasard, en allumant ma radio, sur une diffusion en direct de la fusillade finale. J’ai eu si peur que j’ai eu du mal à éteindre le poste. Il était midi et mon fils de moins de trois ans était à côté de moi. Il a eu peur aussi. Que cela soit diffusé n'a semblé gêner personne.

J’ai vu parfois le mépris tenace contre le « politically correct » à l’américaine et ai même, parfois, répondu timidement que s’il avait certes des mauvais côtés, il avait le mérite, au moins, de faire qu’un dirigeant politique qui tenait dans les médias des propos racistes ou homophobes, par exemple, ne risquait pas de conserver son poste.

Et j’ai vu tant de choses, encore, qui ont heurté mes habitudes de Nord-Américaine, une tolérance devant la haine, la discrimination et leur médiatisation. Choquée, criant haut et fort ma colère et mon incompréhension, je me faisais parfois répondre par mes proches : « si on écoutait ce que tu dis, la liberté d’expression et de débat en prendraient un sacré coup ! » Ce n’est pas faux. Je l’admets.  J’ai les défauts de la culture dans laquelle j’ai grandi.

Mais il faudra alors qu’on m’explique pourquoi le dernier vidéoclip du Québécois Xavier Dolan, pour la chanson « College Boy » d’Indochine, se mérite de telles condamnations, et de la part de hautes instances dont je vais finir par me demander si pour certains sujets elles ne sont pas devenues plus nord-américaines que moi – voire plus nord-américaines que l’idée caricaturale que l’on se fait parfois, ici, de l'Amérique du Nord.

Dolan dit beaucoup de choses mieux que je ne saurais le faire ici, dans une brillante et juste lettre ouverte, mais j’avais quand même envie, en tant qu’intellectuelle québécoise établie depuis 8 ans au pays d’Indochine, de dire deux mots de ma surprise… Surprise naïve d’exilée pas encore bien intégrée, sans doute… Sans doute y a-t-il des choses que je n’ai pas encore bien comprises, je le conçois volontiers.

Et sans doute y a-t-il dans les réactions au clip de Dolan quelque chose d’universel. Mais mises en contexte, par exemple à côté de la liste de mauvaises surprises que peut réserver ce pays (qui, heureusement, est loin d’être réductible à ces mauvaises surprises, j’en conviens aisément), il y a quelque chose qui pue là-dedans pour mon nez de Canadienne proprette, habituée au civisme excessif, à la vie aseptisée de là-bas, aux ravages du politically correct, mon nez de Canadienne baignée toute sa vie dans un climat hypocrite et contradictoire où la violence et la censure marchent main dans la main. (C'est vraiment typiquement nord-américain, ça? Ceux qui voient ainsi les Etats-Unis ou même le Québec doivent en effet avoir subi le choc de leur vie en voyant le clip de Dolan. Je ne leur conseille pas ses films et encore moins certains écrivains québécois comme Edouard Bond, Nicolas Chalifour, Hubert Aquin, Nelly Arcan, Catherine Mavrikakis, pour n'en nommer que quelques-uns "vite fait". Ils ne s’en remettraient pas.)

Pour essayer de mieux comprendre, j’ai tenté de faire abstraction de toutes ces considérations et de simplement regarder le clip. De me demander, s'il me dérangeait, pourquoi, et si je tolérerais que mon fils le voie. (Pas aujourd’hui, bien sûr, il a moins de 4 ans, mais disons, dans une douzaine d’années par exemple.)

OUI, le clip de Xavier Dolan me dérange, et c’est heureux. J’ai fini de le visionner et j’étais partagée entre les larmes, l’angoisse, la colère et… la reconnaissance. C’était un condensé de ce qu’ont pu me faire ressentir des œuvres comme les films American History X, Elephant, ou alors certains romans de Fitzgerald, Balzac, de Welsh, Ellis, Ellroy, King, Zola, Perec, etc. Horrifiée de voir ce portrait si juste du monde dans lequel je vis, blessée de voir cette représentation si fidèle d’une violence intolérable, angoissée de savoir que cette violence existe vraiment... et reconnaissante, si reconnaissante à l’artiste d’avoir eu le courage de faire de la laideur du monde une œuvre d’art aussi fine, belle et maîtrisée. Esthétiser ne veut pas dire glorifier ou entériner, quoi qu’en disent certains spectateurs dont les oeillères surefficaces n’ont rien à envier au bandeau qui bouche la vue de certains protagonistes du clip. Esthétiser, ça peut aussi être rendre lisible, visible, audible, assimilable et flagrant ce que l’on veut dénoncer, voire comdamner.

Pourquoi "College boy" m’a dérangée ? C’est une évidence. Pour les mêmes raisons qui font bondir les détracteurs de Dolan, je suppose : parce que ce clip nous force à regarder (et même à être happé par et plongé dans) ce dont on sait qu’il existe mais qui nous est insupportable. Divergences de vue : pour moi, l’art sert aussi à dire l’intolérable, à le rendre clair, à le donner à voir et à entendre, à ne surtout pas le nier.

Que ferais-je de tout ça, si mon fils avait quinze ans aujourd’hui ? C’est simple : loin de prétendre lui cacher l’existence de ce clip (projet que, puisque j’essaierais quand même d’être une femme de mon temps, je saurais pertinemment être impossible, voire risible), je le regarderais avec lui. Je lui dirais pourquoi et comment il me fait mal, où il vient frapper, dans quelles miennes peurs il vient trouver écho. Je lui dirais en quoi je crois que ce cinéaste a du talent, je lui parlerais de sa filmographie mais également des autres œuvres, visuelles, musicales ou littéraires, qui pour moi appartiennent à la même mouvance. Je lui parlerais des raisons pour lesquelles je les juge valables et de celles pour lesquelles certains diront le contraire de ce que je suis en train de lui dire. Puis, je me tairais et je lui demanderais son avis. Je l’aurais habitué à me parler, aussi librement que possible, de cinéma, de littérature, de musique. Je lui aurais appris que sa mère, toute vieille schnockette qu’elle soit, a construit sa vie sur ces choses-là. 

Je lui demanderais de me dire sa vérité, à lui, l’adolescent, devant cette œuvre sur la douleur de vivre son âge dans notre monde, dans le sien…  J’espère qu’il me ferait assez confiance pour m’en parler. J'espère que je saurais faire l’effort d’estimer et de respecter son regard, que je ne sombrerais pas dans ce préjugé commode selon lequel les jeunes sont trop imbéciles pour comprendre ce qu’ils voient et dont les adultes craignent qu’il les fera souffrir. J'espère que je serais à la hauteur, à sa hauteur. Comme sait l'être Xavier Dolan.

Mais ce qui est certain, c’est que je ne lui ferais pas l’injure de prétendre que cette violence n’existe pas, dans ce monde où je l’ai fait naître alors qu’il n’avait rien demandé. Ce réel avec lequel il devra pourtant apprendre à composer. Cette vie que je voudrais qu’il traverse tête haute, cœur bien accroché et surtout, yeux grands ouverts.