mercredi 22 mai 2013

Le café du gymnase (Histoires de Roms 7)

Je ne suis pas certaine de réussir à écrire de manière cohérente sur ce que j'ai vu et vécu dans le gymnase où sont réfugiés les 189 (et désormais 190, puisqu'une petite fille a vu le jour) Roms qui ont survécu à l'incendie de leur squat à Lyon, il y a une dizaine de jours.

Je ne suis pas certaine de pouvoir suivre un fil, construire un récit.

Dans l'attente de savoir ce qu'il arrivera à ces gens le 27 mai, jour où la "trève du gymnase" est censée prendre fin, il est difficile de prendre du recul, de remettre les choses en perspective (la préfecture leur proposera-t-elle, comme on l'a lu dans les journaux, d'entrer dans un programme d'intégration? les laissera-t-on de nouveau à eux-mêmes? leur proposera-t-on un autre hébergement d'urgence? jusqu'à quand?)...  D'ailleurs, remettre les choses en perspective, je le constate, fait mal, puisque cela signifie aussi penser au "problème rom européen" dans son ensemble, et à la cruauté des Hommes, et à la place, un peu trop prépondérante à mes yeux (de Nord-Américaine, soit), que l'on accorde aux discours extrêmes et haineux, voire à la désinformation raciste et homophobe, dans les médias de ce pays.

Non, aujourd'hui, quelque dix jours après le drame, j'ai envie de m'extraire des gesticulations médiatiques ou politiques, des éructations des ignorants et des haineux, et la seule manière d'y arriver est de penser en moments. En instantanés. Et de les décrire, toujours dans le même but: que les mots dessinent les visages d'humains qui ne méritent certainement pas moins que les autres que l'on les traite avec respect, voire avec tous les égards dûs à des gens dotés de tant de courage, de patience. J'aurais presque envie de dire qu'ils le méritent davantage que bien des gens que j'ai vus, ces derniers jours, s'agiter derrière des écrans ou devant des micros.

En retenant mon souffle, en attendant le 27 mai, en me demandant ce qu'il adviendra, notamment, de 'Clara' et de 'Fabian', je suis habitée par les images d'instants passés au gymnase.

Au moment de notre première visite, en famille avec Philippe et le petit, les visages de tous ceux que je salue, et que pour la plupart je connais peu ou pas du tout. Les serrements de mains chaleureux de certains avec qui nous parvenons à discuter un peu pour leur dire combien nous sommes désolés. Juste ça. Et qu'ils ne sont pas seuls. Qu'il y a des gens, dont les moyens et pouvoirs sont certes limités, qui veulent néanmoins se battre pour eux. La chaleur de ces mains qui serrent la vôtre, la chaleur dans ces regards. Humaine.

Là-bas, à quelques mètres, assise sur une couchette, la jambe terriblement enflée, le visage défait, la bouche tordue par la douleur, Clara. Moi qui cours vers elle. Moi qui m'assieds à ses côtés. Nous nous serrons l'une contre l'autre. Elle pleure. Je me retiens. Je lui caresse les cheveux. Elle me couvre les joues de baisers. Je lui embrasse le front. Nous passerons un petit moment ainsi avant de pouvoir nous parler. Avant que je puisse lui demander quoi ta jambe? Et tes dents, ça fait encore mal? Trop mal pour attendre notre prochain rendez-vous chez le dentiste? Et ton ventre? Et les Médecins du monde ils ont dit quoi? Ils t'ont fait une ordonnance? Donne, vite. Nous avons la voiture. Tu restes là. Je vais voir le pharmacien qui nous aide depuis le début. Je vais te chercher tout ça. Nous revenons. Je te serre encore contre moi. Mon fils veut te faire sourire et il se cache derrière son père, sort la tête et fait "coucou! Clara!" Et ça fonctionne presque. Presque.

Au retour de la pharmacie, Clara et Fabian, et tous les autres, sont attablés. On leur sert une omelette et du riz. Ils ont du café, du chocolat. On s'occupe bien d'eux. Mais Fabian a sa tête des mauvais jours. Le regard vacant. Comme s'il s'était absenté de ses propres yeux pour se tourner vers des choses plus noires et plus tristes que tout ce que j'ai pu voir dans ma vie de femme (j'en prends de plus en plus la mesure) privilégiée. Tous deux insistent pour donner leur yaourt à la fraise à mon fils, qui est grognon parce qu'il a faim ou est fatigué ou a fait une trop courte sieste cet après-midi. Il me faut insister pour qu'ils acceptent que je refuse cette offrande. Quand je leur réponds en essayant de sourire que mon fils de toute manière ne mange rien, à la table à côté, la mère du petit S. et de sa soeur s'exclame: "toi aussi, tu as ce problème? La mienne est pareille! Elle ne mange presque rien! Il faut que je fasse tout un cirque pour la convaincre!" Et nous voilà à échanger des astuces et anecdotes de mères ordinaires, à en rire, à fraterniser...

S., son fils de neuf ans, est en France depuis qu'il est bébé. Il va à l'école depuis des années. Il me raconte, fier, que le lendemain même du drame, et même si l'école se trouve désormais à l'autre bout de la ville, et qu'il a encore du mal à mémoriser le trajet en tram, eh bien, il y est allé, à l'école. Il continue d'y aller tous les jours. Parce qu'il a réussi à récupérer son cartable avant l'évacuation. "Enfin, j'y vais pas le mercredi, tu sais, me dit-il. Parce que le mercredi il n'y a pas d'école. Mais ils sont venus ici et ils ont fait comme on faisait au squat, l'atelier peinture pour les enfants, le mercredi après-midi." Puis, apercevant mon fils, qu'il a déjà vu une ou deux fois: "Hé, coucou, toi! Comment ça va? Bien? C'est chouette de te voir!" J'ai le réflexe de prendre la main de S., une ou deux fois. Une manière de lui témoigner mon admiration, je crois. Un élan. Mais je remarque qu'il retire la sienne, tout en continuant à me sourire, à discuter avec moi. Il n'aime peut-être pas qu'on le touche. Après tout, nous nous connaissons peu. J'éviterai désormais de le faire. Je m'arrangerai pour que mon admiration passe par les yeux. Comme avec cet homme qui lui ressemble terriblement et dont je n'ai pas osé demander s'il est son père ou son oncle. Un homme à la fois chaleureux et réservé. Ricaneur et timide.

La deuxième fois que nous venons au gymnase, chacun semble avoir davantage pris ses marques: les rares (et héroïques) personnes qui sont en charge de veiller sur ces 190 sinistrés, les Roms eux-mêmes, les visiteurs comme nous. Quand nous entrons, nous tentons de décrire au garde de sécurité Clara et Fabian: "Comment s'appellent vos amis? Hmmm. Le nom ne me dit rien. Décrivez-les moi, si je peux je vous aiderai à les trouver, je vous dirai s'ils sont là..." Et juste à ce moment, les voilà. Ils nous ont vus, Philippe et moi. Ils marchent vers nous. Ils ont repris du poil de la bête. Ils sourient. Fabian laisse Clara passer devant lui. Elle me serre dans ses bras. Je fais la bise à Fabian (ce qui le surprend toujours), il serre la main de mon mari qu'il appelle (avec un air taquin, affectueux) "monsieur Philippe". Et alors il se passe ce moment merveilleux. Fabian et Clara se saisissent de deux longs bancs et les placent face à face, de manière à ce que nous puissions nous asseoir tous les quatre, dans notre coin, et discuter... "C'est comme au café!" dis-je à Fabian en souriant. "Ah, mais tu sais, il y a du café ici, si tu en veux, Mélikah. Tu veux? Je vais t'en chercher."

Je serais bien incapable d'avaler quoi que ce soit. Trop émue. Nous avons discuté de l'échéance du 27, des projets d'intégration que la préfecture aurait (aurait, puisque nous n'avons encore la confirmation de rien) pour eux, de leur enthousiasme devant un tel projet. Nous rencontrons V., qui est en charge d'eux, charmante et franche, généreuse, elle nous accueille et nous informe et nous dit la vérité, ce que nous pouvons espérer, ce sur quoi il faut attendre un peu avant de tabler, combien il faut éviter de s'emporter, pour le moment... Philippe et elle décident d'organiser ensemble une distribution de vêtements quelques jours plus tard. Elle a la bienveillance et la lucidité de ceux dont l'engagement ne date pas d'hier, et qui ne renonceront jamais. Comme G., ange gardien que tous ici connaissent, que j'ai eue quelque fois par courriel ou au téléphone et qu'il me tarde de rencontrer. Ces gens qui ont tant à m'apprendre.

Nous remercions V. Nous continuons à papoter dans notre coin, tous les quatre. Et oui, c'est vrai, nous rêvons un peu, au café improvisé du gymnase des Roms, avec Clara et Fabian, face à face et yeux dans les yeux sur nos bancs d'église en bois teint bleu ciel. Mais notre seul tort, c'est de rêver de choses qui, dans un monde moins mal fichu, seraient accessibles à tous les êtres humains de bonne volonté.




p.s. Je tiens à remercier Guy Birenbaum, grâce à qui ce blog a trouvé un nombre de lecteurs que je n'aurais osé espérer.


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