mardi 28 avril 2015

Familles (Histoires de Roms 34)




Aujourd'hui, nous voulons vivre autrement. Et c'est possible. C'est devenu possible. Nous voulons vivre de telle sorte que personne ne marche sur personne, que personne ne crache sur personne, que personne ne dise à personne Tu as l'air bien modeste dans le dessein de l'amoindrir et de mieux l'entuber...
Lydie Salvayre, Pas pleurer, 2014.


*


J'accroche le vélo et je me dirige, le coeur palpitant, vers leur nouveau lieu de vie. Je crains de ne pas trouver leur baraque, peur que les gens qui sont là ne puissent pas m'informer, ou de ne pas bien arriver à me faire comprendre, à faire comprendre qui je cherche... Le compagnon de Cendrillon m'a bien dit de lui téléphoner en arrivant, et qu'il viendrait me chercher à l'entrée, mais il y a ce maudit problème de forfait de téléphone portable qui fait que je ne peux apparemment plus passer d'appels jusqu'à nouvel ordre.

Une petite voix en moi dit: "Il fait beau. Avec un peu de chance, les enfants joueront près du rond-point, et dans le groupe il y aura une des petites de Cendrillon, et vous vous tomberez dans les bras, et elle te guidera jusqu'à la nouvelle cabane."

J'arrive à peine au rond-point, je m'engage à peine sur le passage clouté, que j'entends hurler mon prénom. Et que je la vois. Nina, 8 ans. Qui court vers moi, les bras tendus. Qui me saute au cou et entoure ma taille de ses jambes et se colle à moi. Qui chuchote mon nom encore et encore.

Je la serre comme si j'avais pensé ne plus jamais la revoir. Parce que c'est un peu vrai.

Et exactement comme je l'espérais, elle descend de mes bras, me prend la main et me dit: "Viens, je t'emmène à la maison."

Je la suis. Il fait beau. Les gens sont dehors dans les allées. Une très belle musique, aux accents klezmer (enfin, à mes oreilles de dilettante), joue à tue-tête. Certains dansent et chantonnent devant leur cabane. Je les salue. Je suis Nina, qui me tient fermement par la main, qui me guide avec autorité dans les allées.

Et nous arrivons chez eux. Ils sont tous là: Cendrillon, son compagnon, et les autres enfants. Cendrillon et moi nous tombons dans les bras. S., le grand de 15 ans et A., 13 ans, me serrent contre eux. On m'offre du poulet au riz, une robe trouvée au marché, un café. Nina et deux de ses soeurs (6 et 4 ans) s'entassent pêle-mêle sur mes genoux. On se couvre les unes les autres de baisers. Je les dévore des yeux, je n'arrête pas de les regarder. Ils sont encore plus beaux que dans mes souvenirs. Je le leur dis. Ils rient: "t'es folle, Mélikah!"

Je passe une grosse heure chez eux. Nous nous racontons les derniers jours et nous recommençons nos projets d'avenir (oui, nous avons des projets d'avenir, ils sont modestes mais ils existent). Nous parlons longuement, parfois avec l'aide de l'aîné qui maîtrise très bien nos deux langues...

Et il y a des moments où j'ai l'impression de sortir de mon propre corps pour nous regarder de haut et me dire que toute cette histoire, notre histoire, est tout de même incroyable. 

Moi, à F., 6 ans, qui ne parlait pas un mot de français il y a deux ans et qui le parle merveilleusement maintenant: "Alors vous avez dormi dehors plusieurs jours, ma pauvre louloute?"
Elle: "Oui. Depuis qu'ils nous ont dégagés de l'ancienne place et avant qu'on vienne ici, on a dormi dehors plusieurs fois."
(Sous un pont, sur la pelouse d'un parc, sur le trottoir, les quatre enfants de 8 ans et moins, les deux ados, et les deux adultes. Pendant plus d'une semaine. Et pour être, le plus souvent, chassés de sous le pont, puis de sur le trottoir, puis de la pelouse du parc.)
Moi: "Tu étais collée contre maman, quand même, tu avais des couvertures?"
Elle: "Oui. Mais j'avais froid."
Moi: "Je suis tellement désolée... j'étais partie à la campagne pendant deux semaines... J'étais inquiète... je vous cherchais... je téléphonais partout, et Anaïs aussi... Elle a même roulé dans les rues avec sa voiture... Elle ne vous trouvait pas..."
Elle: "Moi je savais bien que tu nous retrouverais."
Moi: "C'est pas moi. C'est grâce à ta maman et à H. Dès qu'ils ont trouvé un téléphone, ils m'ont appelée."
Elle: "D'accord.... C'est pas grave. Tu as apporté des barrettes comme tu avais promis la dernière fois?"
Moi: "Oui. Je les ai données à ta maman. Il y en a des roses et des rouges, comme tu l'avais demandé. Avec des paillettes. Maman dit que c'est pour quand vous retournerez à l'école. Parce que vous allez y retourner. Mais avant il faut vous retrouver des vêtements. T'en fais pas. Il faudra quelques jours encore, mais on trouvera."

Elle me prend des mains mon téléphone et demande à son grand-frère de faire une photo de moi, d'elle et de ses soeurs, collées les unes contre les autres. Mon coeur bat la chamade. Je ne sais pas exactement comment nommer ce qui est en train de se passer. Bonheur semble un terme court, ou trop général. Celui-ci, de bonheur, a la saveur particulière des choses réputées impossibles qui ont pourtant bien lieu.

H., le compagnon de Cendrillon, regarde sa bien-aimée déguster son assiette de poulet. Je leur dis en riant que je n'aurais jamais dû manger avant de venir, que ça sent diablement bon mais que malheureusement, je n'ai pas faim. 

Après avoir mendié toute la matinée, ils ont amassé, à eux deux, trois euros cinquante. Il a pu acheter ce poulet, qu'ils ont cuisiné avant que j'arrive. Parmi nos projets d'avenir il y a celui de leur trouver des tâches plus rentables, aussi modestes soient-elles... Peinture, menus travaux, etc. Mais ce n'est pas pour tout de suite, pour le moment il faut se réinstaller et tenter de redémarrer la scolarité des filles.

H. s'approche de moi et, sur le ton de la confidence, me dit: "Tu sais, la Cendrillon, on dormait dehors et elle pleurait la nuit, elle disait encore et encore Je suis perdue de Mélikah! Je suis perdue de Mélikah!"
Mon coeur se serre: "Mais moi aussi, vous savez. J'avais peur qu'on ne se retrouve jamais. J'en étais malade."
Lui: "Et tu vois, on est là."
Moi: "Oui! On est là."

Il me prend la main et la tapote. Cendrillon rougit et me sourit comme une gamine timide. Nina me caresse la joue comme elle ne l'avait jamais fait avant: avec confiance et familiarité.

Elle se colle contre moi. Deux de ses soeurs s'immiscent dans notre étreinte en rigolant.

Moi: "Mes chéries, vous êtes comme mes nièces..." Je me retourne vers le compagnon de Cendrillon: "C'est quoi, en roumain, nièce? Tu sais, c'est pas tes enfants, mais presque. Les enfants de ta soeur."
Lui: "Tu veux dire, c'est comme la famille."
Moi: "Oui, c'est ça."
Lui: "Oui. Toi et nous, on est comme la famille. Je te jure."

Nous nous sommes quittés sur ces mots. J'étais tellement transportée en rentrant à vélo que j'ai eu peur d'avoir un accident.

Et on dit qu'un fossé devrait nous séparer, eux et les gens comme moi.


Moi je dis au diable le fossé. Je l'enjambe dans un sens, eux l'enjambent dans l'autre. On finit toujours par réussir à se rejoindre.



Et il n'est pas né, celui qui va nous arrêter.



*Billet également disponible sur Mediapart, section Le Club; http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/280415/familles-histoires-de-roms-34



dimanche 12 avril 2015

Fin de trêve (Histoires de Roms 33)


They broke all the windows
And they took all the door knobs
And they hauled it away in a couple of days
Then someone yelled : « Timber, take off your hat ! »
Cause we’re all falling down here
Falling down

Tom Waits

*

J’étais horriblement pressée ce matin-là. Nous passions les voir en voiture, en coup de vent, avant de nous rendre à une réunion de famille, à une heure de Lyon. Ils allaient mal, car une nouvelle expulsion était, est, imminente. C’était une question de jours, et nous le savions.

Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, cela leur a été confirmé par la police, qui est passée les prévenir : c’est, probablement, demain. Ou mardi au plus tard.

Bien sûr que leur vie dans ce bidonville n’est pas une vie. Ceux qui les aiment le savent bien. Mais faute de mieux, ou plutôt de « moins pire », comment faire ? Et que leur souhaiter ?

Chez Fabian comme chez Clara, mais plus encore chez Cendrillon, je sentais au téléphone, depuis quelques jours, quelques semaines, le moral se dégrader, peu à peu… et je reconnaissais la réaction de chacun, que je connais désormais assez bien, à l’imminence d’une nouvelle période d’errance, selon son tempérament propre et unique. Fabian, qui tentait de me rassurer, moi, quand je l’appelais, qui se montrait combattif, mais dont la voix, emplie d’une lassitude qu’il n’arrive jamais totalement à me dissimuler, le trahissait. Clara qui trouvait des prétextes pour appeler plus souvent que d’habitude mais qui, en vérité, avait surtout envie que nous parlions avec elle, Anaïs ou moi, que nous lui accordions un peu de notre temps, de notre écoute, que nous lui murmurions des paroles rassurantes. Leur couple qui en subissait le contrecoup et qui entrait de nouveau dans une phase orageuse. Quant à Cendrillon, qui depuis quelques semaines va de plus en plus mal, je l’ai trouvée ce matin-là dans sa cabane, assise sur le lit, le regard baissé, comme paralysée de tristesse, incapable de me dire plus que deux mots de suite. Ma Cendrillon, presque catatonique, tenant à peine compte de ma présence chez elle.

Mais ce n’est pas que de ça que j’ai envie de vous parler aujourd’hui. C’est de ce moment où je me suis engagée dans l’allée principale, au grand soleil, par ce samedi matin, pressée, harassée et inquiète, n’ayant encore vu aucun d’eux, et que j’ai entendu des petites voix au loin qui criaient mon prénom, et que je les ai vues, là-bas, tout au bout, au loin, toutes petites, trois des filles de Cendrillon et deux de leurs copines, âgées d’entre 4 et 8 ans, courir, courir vers moi, répétant mon nom encore et encore, riant… Mon cœur s’est fendu. J’ai couru moi aussi. Je me suis accroupie et elles se sont jetées dans mes bras, mes bras qui ont tenté de contenir 5 petites filles qui savaient rire et se réjouir de me voir malgré ce qui les attendait, ce qui ne cesse de les attendre depuis que je les connais.

J’avais apporté des œufs en chocolat. Mon fils avait tenu à leur réserver une partie de ceux qu’il avait reçus. Je me suis sentie un peu ridicule, au milieu de cette allée boueuse, à quelques jours d’une nouvelle expulsion, sachant les adultes au plus bas, de distribuer mes œufs emballés de papier métallique multicolores aux gamins. Mais ils étaient contents à ce moment-là. Et je me suis dit : c’est déjà ça.

Après ma courte visite à leurs parents et à Fabian et Clara (toujours suivie par ma grappe de petites filles à qui je distribuais les bisous et disais : « Je ne peux vraiment pas rester longtemps aujourd’hui, mes poulettes, cinq minutes et je dois partir, ok ? »), elles m’ont raccompagnée jusqu’à l’entrée du terrain. Il m’a tout fallu pour les convaincre de me laisser partir. Celles que je connais le mieux, les trois filles de Cendrillon, me racontaient toutes sortes de choses de leur petite vie, dans un français qui s’est spectaculairement amélioré même si par la force des choses et des épreuves, leur fréquentation de l’école reste trop sporadique… Je me souviens de R., 6 ans, me disant, avec un sérieux qui m’avait fait fondre : « Mélikah, je voudrais te demander quelque chose. La prochaine fois quand tu vas venir, est-ce que tu pourrais me rapporter des chips et des barrettes ? Roses s’il-te-plaît, les barrettes. » Cette petite, il y a deux ans, ne parlait pas un mot de ma langue.

Elles ont fini par me laisser partir. Pour bien me regarder m’éloigner, elles ont escaladé une voiture déglinguée qui se trouvait à l’entrée du terrain et, se tenant toutes les trois debout sur le toit, dans la belle lumière jaune, elles ont agité la main, crié : « Au revoir, Mélikah ! Au revoir ! A bientôt ! », en m’envoyant des baisers volants.

Je leur ai crié : « Au revoir ! A bientôt ! Je vous aiiiiiiiiiime ! »

Et je me suis demandé, abattue, comment nous allions faire, tous. Comment moi, les bénévoles et amis qui tiennent à elles, le personnel de l’école qui leur est incroyablement dévoué, leur père épuisé, leur mère effondrée, allions trouver un moyen de leur proposer un avenir digne de ce nom. Digne d’elles.