samedi 7 mai 2011

Envols

Je rentre tout juste du Québec. D'avance je demande à ceux que je n'ai pas eu le temps d'y voir de m'excuser. Le voyage était trop court, et trop difficile.

Je suis partie avec mon mari et mon fils, sans attente particulière. Je n'avais apporté ni travail, ni agenda, ni projet, sinon celui de retrouvailles avec certaines personnes qui comptent particulièrement, avec  ceux qui ont un peu fait de moi la femme que je suis, ceux qui ont fait partie de mes jeunes années, mes années-Québec, mes trente-deux années d'avant l'envol, la fuite qui a permis une renaissance, une sorte de venue au monde tardive, avec tout ce que cela peut comporter de larmes, de peurs et de cassages de nez sur des portes fermées, de fonçages dans le tas, de sauts dans le vide.

J'ai voulu retrouver les proches de longue date, famille, famille d'adoption, amis. Et je n'ai pas été déçue. J'ai voulu renouer avec eux, leur réitérer ma fidélité, ma loyauté même de si loin. J'ai voulu revoir les visages qui ont permis que je ne me sente pas seule lors de ces premiers temps où je me sentais si isolée en France, ces mêmes visages qui font qu'aujourd'hui, parce que je ne les vois plus aussi souvent, je me sens parfois très seule, même heureuse ici, même comblée, même parfaitement (ou presque) "intégrée". Ces visages qui font mal à force d'être loin et d'être devenus, onze mois sur douze, des évocations, des spectres que je suscite pour leur parler de ma vie ici... Ces visages qu'il me suffit de retrouver, même dans un pays natal où je ne me sens plus chez moi, pour avoir l'impression de n'être jamais partie.

Car je dois l'avouer, je ne me sens plus chez moi à Montréal. Les rues, les passants, le métro, les commerces, les taxis, les arbres, le visage de la ville, tout m'est devenu étranger. Mon regard s'est habitué à un autre paysage, à une autre urbanité, à un autre accent, même. C'est ainsi. Il paraît que c'est normal.

Mon père, qui a eu l'occasion d'immigrer plusieurs fois, m'a souvent dit que l'on pouvait, si l'on s'en donnait les moyens, vivre l'exil ainsi: en arrivant quelque part et en y posant son "mouchoir de poche", tissé de l'idée que l'on se fait de soi-même et de ce(ux) que l'on aime, de sa propre langue, et des humains en général. Un mouchoir de poche imaginaire comme une terre natale que l'on porte avec soi, en soi, et que l'on peut placer où bon nous semble, pour s'y installer et se sentir chez soi. C'est exactement cela qui est en train de m'arriver. Et mon mouchoir de poche à moi a pour motifs les visages de ceux que j'aime, d'ici ou d'ailleurs, il a le parfum de leur amour et y sont gravés les mots "home is where the heart is".

A Montréal, j'ai donc retrouvé ceux que j'aime, je leur ai présenté de nouveau mes deux mecs. Ceux que j'aime nous ont accueillis avec la générosité de celui qui ne vous tient pas rigueur de votre départ, de vos absences, de vos allers-retours étourdissants non pas seulement entre le Québec et la France, mais aussi entre l'épanouissement égoïste de celui qui a recommencé sa vie et les larmes tout aussi égoïstes de celui qui regrette parfois d'être parti voir ailleurs s'il y était. C'est peut-être aussi cela, l'amour vrai: pardonner à son amie, sa fille, sa soeur, d'avoir foutu le camp "pour sauver sa peau" en vous laissant derrière, vous, qui étiez pourtant là, à aimer un enfant prodigue et ingrat rongé par le désir d'être toujours ailleurs.

Je ne ferai pas la liste des moments où les mots que je brûlais de dire depuis quelque temps me sont enfin venus aux lèvres, sous une forme ou une autre, pour dire à ceux que j'ai retrouvés que chez moi, ce n'est plus le Québec, mais que ma maison se reconstruit miraculeusement autour de nous, se redessine par magie, parfaite et inébranlable, simplement lorsque nous sommes attablés ensemble, ou assis dans leur jardin, dans leur salon à boire le café en mangeant du gâteau aux carottes, dans leur appartement à boire du champagne pendant que mon fils joue avec tous leurs bibelots-hérissons, dans un restaurant à boire un verre de blanc et leurs regards rieurs, dans leur salle de séjour alors que nous nous occupons ensemble de nos enfants et tentons de pallier une récente catastrophe. Car l'une d'entre nous, pendant mon séjour, s'est malheureusement brisé une aile. Je n'en dirai pas davantage, par pudeur et par respect. L'une d'entre nous s'est cassé une aile et malgré la peine, l'inquiétude et armés de notre foi en sa rage de vivre, nous avons tous dû nous adapter, changer plans et projets, nous mobiliser pour tenir le fort, pour l'aider à tenir bon... ou simplement, en ce qui concerne ceux de mes proches qui connaissent moins bien cette personne, à lui envoyer des paroles et pensées de soutien, à me donner à moi, son amie venue en vacances, le droit d'annuler nos rendez-vous pour l'amour d'un oiseau blessé. Moi qui m'étais récemment engagée, en France, dans la vie associative, et qui m'étais heurtée au manque de générosité et de dévouement qui est notre apanage à tous, j'ai redécouvert la solidarité pendant cette semaine étrange.

Je me suis envolée, cahin-caha, il y a bientôt six ans, pour un monde non pas meilleur mais pour un monde autre. J'ai laissé derrière moi ceux que j'aimais et que j'aimerai toujours. J'ai laissé derrière moi des gens qui m'aiment bien davantage que je ne me l'imaginais. Aujourd'hui ils ne sont plus derrière, mais à côté, eux et moi traçant nos routes en parallèle, routes parfois interrompues le temps d'un croisement heureux ou triste, festif ou vital, à Montréal, à Paris, à Lyon...

Je me suis envolée, cahin-caha, ne me doutant pas encore qu'hier, l'une d'entre nous se casserait une aile lors de l'un de mes retours furtifs au nid. J'ai dû reprendre ma route après à peine huit jours, le coeur gros dans un avion qui ne voulait pas décoller et qui une fois dans les airs n'a pas cessé de se faire brasser par les turbulences. Et tout ce temps, mon coeur secoué était avec elle, qui maintenant soigne ses ailes en attendant de pouvoir de nouveau planer, gracieuse et folle de la joie d'être guérie.

Depuis ce matin, je suis hantée par une chanson des Beatles que j'écoutais souvent pendant mes années Québec. Que j'ai redécouverte à l'occasion du film Across the Universe, vu avec l'amie blessée. Peut-être parce que si je l'osais, je l'appelerais pour la lui chanter:

Blackbird singing in the dead of night
Take these broken wings and learn to fly
All your life
You were only waiting for this moment to arise...

Elle ne pourra pas la lire tout de suite, mais cette envolée lyrique est pour elle.