mercredi 5 octobre 2016

Renoncements (Histoires de Roms 46)



I did then what I knew how to do. 
Now that I know better, I do better. 

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Je ne changerai pas la vie de Cendrillon ou celles de ses enfants. Je ne changerai ni la vie de Fabian, ni celle de Clara. Cela n'arrivera pas. Pas comme je l'espérais. Pas comme je l'ai (tant) désiré. Et aujourd'hui je me demande comment j'ai pu y croire.

Ce que j'imaginais par exemple pour Cendrillon? Elle prenant son envol, elle devenue indépendante, elle en mesure de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants, et comme ça, enfin, enfin!, cette chose entre nous dont je me suis toujours dit qu'elle était le fossé le plus difficile à traverser ou à combler, la question du fric... pffuit! Disparue.

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Depuis plus de quatre ans, je lui proposais des solutions allant dans le sens de ce qui me semblait possible dans la société où nous vivons (et qui, soyons francs, sont merdiques). Jamais ça n'a fonctionné. Ni pour elle, ni pour Clara et Fabian. "Solutions" bancales, qui demandent adaptation, renoncements, qui demandent qu'on se plie à des choses qui peuvent paraître humiliantes, infantilisantes. Et en tout cas dont Cendrillon, Fabian et Clara ne se sentaient pas capables. Centres d'hébergement ou d'intégration avec contrat à signer, règles strictes à respecter, conditions à remplir, en échange d'un petit toit avec eau, électricité et nourriture fournies, mais dans un endroit isolé et à l'écart de la ville, clôturé, ou alors dans un bâtiment où doivent se côtoyer une foule de gens aux vies misérables, soudains sommés de vivre en bonne entente. Une chance de sortir de la rue, mais pas pour se retrouver dans une vie dorée, loin de là. Une chance qu'on vous offre contre des efforts que tous ne savent pas fournir.

Je ne peux pas ne pas déplorer le fait que pour Cendrillon, Fabian et Clara, réussir à s'adapter à ce genre de vie, de programme, semble improbable, voire impossible. Je ne peux pas ne pas être peinée en prenant conscience du fait qu'ils en rêvent, oui, mais qu'une fois devant le fait, quelque chose craque.

(Trouver en soi de quoi se reprogrammer entièrement pour sortir de la misère par la seule porte qu'on vous ouvre, et qui vient avec une foule de complications, de règles, de conditions, n'est pas donné à tout le monde.)

Et je dois me rendre à l'évidence: pour que ça ait une chance de fonctionner, c'est la manière globale dont notre société considère ses démunis qui est entièrement à reconstruire, et ça, nous sommes trop peu à le vouloir. Trop peu, et qui n'ont pas le pouvoir.



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Depuis quelques semaines, une partie de moi a renoncé, baissé les bras, est en deuil. Je ne les ai pas abandonnés. Je les vois toujours régulièrement, je leur apporte de misérables "sparadraps" sous forme d'argent ou de médicaments dont ils ont besoin, de recharges pour leur téléphone. Des sparadraps qui ne changent rien, sauf l'immédiat. 

Mais il se passe une chose très bizarre depuis que j'ai renoncé à cet espoir que j'avais pour eux. En fait, je crois que je suis en train de comprendre ce que je n'avais jamais envisagé: peut-être qu'au fond, ils n'attendent absolument pas que leur vie change grâce à la présence ou au soutien des gens comme moi. Peut-être que ça, ce sont nos projets, pas les leurs. Peut-être quand nous en parlons ("tu aurais une vraie maison et un travail, tes enfants iraient à l'école, ce serait fini la misère") ils rêvent avec nous, mais que cette vision est aussitôt balayée, qu'elle ne trouve pas où s'ancrer dans leur réalité, dans notre réalité. Parce qu'au fond, ils savent bien mieux que nous que c'est presque impossible, aujourd'hui, dans notre monde.


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Je me souviens d'une période que j'ai traversée, pas comparable à ce que vivent Cendrillon, Fabian et Clara, mais néanmoins une période de vache maigre et de lourdes difficultés financières.

J'avais une grande amie qui, comme la plupart de mes amis, était comme on dit "d'une classe sociale supérieure à la mienne" - fait imputable à ma fréquentation d'écoles où la majorité des élèves étaient issus de la bourgeoisie montréalaise, alors que ma famille était de milieu plus modeste. On encourageait une certaine mixité. Je n'en conçois aucun regret. Nous avons, tous, toutes, beaucoup appris en nous côtoyant. Mais c'est un autre sujet.

Cette amie et moi devions avoir vingt-cinq ou vingt-six ans. Elle s’inquiétait pour moi, me voyant sans cesse calculer, m’arracher les cheveux, refuser les invitations à suivre les amis au restaurant ou dans les bars et cafés. Elle me voyait me recroqueviller. Un Noël, elle m’avait donc invitée à un dîner du réveillon à son appartement, en tête à tête, pour me remonter le moral. 

Nous avions établi une règle pour cette soirée : les cadeaux que chacune allait offrir à l’autre devaient à tout prix venir de son appartement. Interdit d’acheter quoi que ce soit. Avec le recul, je me rends compte que c’était peut-être surtout pour m’éviter, à moi, de souffrir de ma situation, qu’elle avait proposé ça.

Je lui avais offert des bijoux que j’avais chez moi, et une robe. Elle m’avait donné une compilation musicale conçue spécialement selon mes goûts, gravée sur un CD dans le boîtier duquel était cachée… la somme qu’il me manquait pour payer mon énième loyer en retard.

Devant mon air ahuri et mes accusations de tricherie elle m’avait dit, avec un sourire affectueux et taquin que je n’oublierai jamais : « Ben quoi, on a dit un truc qui venait de notre appartement. Ma mère est passée et m’a donné de l’argent pour Noël. J’en ai mis une partie là. Ça vient de chez moi. Je n’ai rien acheté. »

J’avais failli fondre en larmes. Et elle, gracieuse, délicate, m’avait dit quelque chose comme : « Voyons, si on ne peut plus soutenir une personne qu’on aime sans que ça fasse un drame ! Allez, ouvre cette bouteille de piquette, j’ai soif ! » 

Ce jour-là, je ne me suis aucunement sentie inférieure ou déclassée par rapport à elle. Bien au contraire. J'ai senti qu'elle m'avait comprise, j'ai senti la valeur de son amitié, unique et précieuse, qui lui permettait de sortir de tout schéma pour simplement se demander "que veut mon amie? Que veut-elle vraiment? De quoi juge-t-elle avoir besoin?" et me l'offrir.

Est-ce que je ne devrais pas, au fond, faire la même chose avec Cendrillon? Si j'y repense, quand m'a-t-elle dit "toi, tu es comme la famille pour moi"? Quand ai-je vu un vrai sourire illuminer son visage? Un sourire qui me disait: "merci de me comprendre? Merci de respecter mes désirs?" C'est simple: c'était quand j'arrêtais de me crisper et de tenter de l'amener sur la route que j'imagine être celle menant à LA nouvelle vie qui changerait enfin tout, où tout serait réglé... Une nouvelle vie qui, en France en 2016 pour une femme rom qui vit dans une misère transmise de génération en génération depuis des lustres, n'a à peu près aucune chance d'advenir.

*

Est-ce à dire que la réciprocité sur laquelle toute amitié doit se construire n'est pas forcément là où on le croit? Qu'elle n'a rien à voir avec les moyens matériels, les capacités de don respectives, l'autonomie financière de l'un par rapport à l'autre, qui serait garante d'égalité?

Je ne saurais dire. Je sais seulement que si j'arrête de me cantonner aux discours reçus, si je cesse de me cantonner à ces idées (de classe?) qui m'ont poussée à vouloir à toute force (et contre son gré?) certaines choses pour Cendrillon, et qu'à la place, je la regarde davantage, je l'écoute davantage, peut-être qu'une nouvelle étape de notre relation peut commencer. Celle où je lui fiche la paix, celle où je me fiche la paix, celle où, à tâtons, nous essayons d'avancer côte à côte, chacune avec sa vie, ses limites, ses embûches, dans cette réalité pourrie et tellement décevante qui est la nôtre, la France de 2016. 

Et n'est-ce pas d'ailleurs ce qu'elle-même fait aussi? Dans son regard, dans sa manière de me parler, dans les démarches qu'elle me raconte engager désormais sans avoir besoin de faire appel à moi, n'est-elle pas justement en train de me dire: "C'est ça que j'ai accompli. C'est ça que je sais faire maintenant et que je ne savais pas faire avant. Accepte-le. Prends-en acte. Et moi, je prends acte du fait que tu es bien plus fragile que nous l'avons cru toutes les deux. Que tu as mis du temps à le comprendre. Et regarde-moi bien quand je te prends par les épaules pour te faire un sourire espiègle, un sourire entendu. C'est parce que j'ai appris à te connaître, moi aussi."

Enfin, j'écris ça, je peux me tromper. Je n'ai pas encore osé lui demander si ce que je sens est le fruit de mon imagination fatiguée, ou le signe que nous nous comprenons mieux. Je n'en suis pas certaine. Mais voilà, dans la vigueur de ses gestes d'affection et dans l'assurance qui émane de sa manière de se tenir devant moi et de me regarder, quelque chose a changé, de ça je suis convaincue. 

Comme je suis convaincue qu'elle, intelligente et fine comme peu d'êtres humains le sont, a vu en moi l'affaiblissement, le vacillement, l'affaissement presque imperceptible mais indéniable, et peut-être nécessaire, de ma foi en un misérable petit bouquet de chimères.